Le philosophe Etienne Balibar publie les deux premiers volumes d’écrits qu’il a publiés entre les années 1990 et aujourd’hui, dont des inédits : Histoire interminable et Passions du concept. Analysant les traces laissées par les révolutions du XXe siècle, l’élève d’Althusser pense le présent et l’avenir à l’aune de la crise écologique.
“Je cherche à comprendre moi-même où j’en suis arrivé”, confie Etienne Balibar, confortablement installé dans sa bibliothèque aux étagères surchargées qui lui sert aussi de bureau, dans le XIVe arrondissement de Paris. C’est ici que l’insatiable philosophe de tradition marxiste, ancien élève de Louis Althusser – dont il a préparé et suivi le fameux séminaire Lire le Capital en 1965 à l’ENS -, travaille et produit quantité de textes sur la conjoncture politique, l’Europe et les confrontations théoriques de la pensée critique contemporaine.
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Ces jours-ci, une partie de ces textes a été publiée en deux volumes, avec des inédits rédigés pour l’occasion : Histoire interminable et Passions du concept. Ils inaugurent un vaste projet des éditions La Découverte – héritières des éditions Maspero, avec qui il a une longue histoire – qui publieront au total six recueils d’écrits du philosophe, datant des années 1990 à aujourd’hui, à raison d’un volume par an. Dans Histoire interminable, où il médite sur les leçons des insurrections et des utopies passées et présentes, il pense l’avenir de la politique en prenant en compte le “fait accompli de la catastrophe environnementale”. C’est sur ces conjectures que nous l’avons longuement interrogé.
Comment qualifier le tournant du XXe au XXIe siècle, qui fait l’objet de votre premier volume, Histoire Interminable ? Eric Hobsbawm avait parlé d’“âge des extrêmes” pour le XXe siècle. Qu’en est-il du nôtre ?
Etienne Balibar – Je suis content que vous évoquiez ce livre, L’Age des extrêmes, que j’admire beaucoup. Sans parler du fait que j’ai connu Eric Hobsbawm, et que c’est à mes yeux un des grands esprits du siècle passé. Après le siècle des extrêmes, celui des grandes tragédies politiques et humaines, des grands massacres, des guerres, de la Shoah et des catastrophes historiques du socialisme réel, on peut se poser la question : va-t-on aller encore plus loin dans la violence, ou va-t-on réussir à civiliser le cours de l’histoire ? Comme d’autres, j’en suis venu à penser que l’extrême violence constitue à la fois le point d’articulation autour duquel se présentent les alternatives les plus fondamentales de notre pratique collective de la politique, et, en même temps, la négation de la politique. Le cours de l’histoire dans lequel le monde est entré est-il capable de faire face collectivement à ce défi ? Il y a des régions entières du monde aujourd’hui qui sont de véritables zones de mort. Et la mort n’est pas la rédemption de la politique.
Que l’on considère ces zones de mort, les guerres ou les émeutes qui surgissent un peu partout – Liban, Chili, Hong-Kong, France… – on peut en effet s’interroger : sommes-nous vraiment sortis de l’âge des extrêmes ?
Dès l’instant qu’on parle de zones de morts, on a le sentiment d’être exposé à des déchaînements de violence sans précédent. C’est en tout cas très difficile à mesurer. J’étais jeune à l’époque des guerres coloniales, mais celle que la France menait en Algérie s’accompagnait de formes d’inhumanité extrêmes et intolérables. Plus près de nous, l’explosion de l’ex-Yougoslavie était aussi un révélateur de l’incapacité de l’Europe à faire face à son propre destin, et on déployait quasiment sous nos yeux des formes d’inhumanité tout à fait insupportables.
J’ai dit à propos des noyades de migrants en Méditerranée, dont je considère qu’elles sont délibérément produites par les politiques européennes de blocage des traversées, que c’était des phénomènes à caractère génocidaire. Le tribunal permanent des peuples a pour sa part employé le terme de crime contre l’humanité. De toute façon un seuil a été franchi. Je ne veux cependant pas amalgamer cela, et les mouvements insurrectionnels auxquels vous faites référence au Chili ou en France.
Que dire, justement, de la violence insurrectionnelle des Gilets jaunes ?
Les Gilets jaunes, à mes yeux, constituent au contraire un des exemples les plus intéressants de mouvement que j’appellerais civique, en rupture par rapport à des façons traditionnelles de faire de la politique. Ce mouvement possède un caractère “insurrectionnel”, mais, dans ma terminologie, ce mot inclut des formes qui n’ont rien à voir avec l’utilisation des armes. Il y a eu de la violence. Y en a-t-il eu davantage du côté des Gilets jaunes que du côté de la police ? Manifestement c’est l’inverse – il n’est que de penser à l’utilisation des LBD – et de toute façon ces violences ne se situent pas sur le même plan, car la police représente l’Etat et se couvre de l’idée de légitimité. Ses abus sont donc beaucoup plus graves.
Ce qui m’a le plus frappé, sans vouloir idéaliser les Gilets jaunes, c’est la capacité collective du mouvement à porter des espérances, des revendications légitimes, des innovations en matière de mobilisations collectives, qui évitent le piège du nihilisme et de l’autodestruction. Ils ont apporté une contribution qui donne l’espoir que la politique n’est pas morte, et qu’elle ne sombre pas dans une confrontation nihiliste. Beaucoup d’autres mouvements dans le monde d’aujourd’hui sont tout aussi significatifs de ce point de vue, même s’ils ne forment pas un seul grand ensemble.
Ces mouvements contestataires sont-ils un démenti, en eux-mêmes, au discours de la “fin de l’histoire” – tout comme le titre de votre livre, Histoire interminable ?
“Histoire interminable” est une formule qui vient indirectement d’un célèbre texte de Freud qui s’intitule Analyse terminée, analyse interminable. Mon maître et ami Louis Althusser s’en était déjà servi en intitulant un essai sur l’histoire de l’URSS, Histoire terminée, histoire interminable. J’ai repris à mon compte la moitié de cette formule pour reposer le problème avec un matériau nouveau. Plusieurs thématiques de la “fin”, et plusieurs hypothèses quant à ce qui est en train de finir, et la manière dont ça finit, sont sur la place publique.
L’histoire a fait preuve d’une ironie extraordinaire. Fukuyama, en 1989, a exprimé un certain air du temps : l’idée que le défi porté par les révolutions au capitalisme s’était définitivement écroulé, et qu’il y avait une corrélation fondamentale entre le capitalisme de marché d’un côté, et la démocratie libérale de l’autre, qui désormais allait régner sans partage et sans contradiction. Evidemment, trente ans plus tard, la situation semble s’être totalement retournée. Personne ne se pose plus la question de savoir ce qui a fini avec le communisme historique, ce qui a mes yeux est une lacune, et beaucoup se demandent si la combinaison du marché et de la démocratie libérale n’est pas en train de vivre une sorte de crise finale, existentielle. En un sens, on pourrait dire qu’une preuve expérimentale a été faite de ce que l’histoire n’était pas terminée, et qu’au contraire elle continuait dans la forme d’une très grande incertitude. C’est la caractéristique la plus intéressante.
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Paradoxalement, alors que le discours de la fin de l’histoire a perdu de sa superbe, celui de la “fin du monde” est en vogue, du fait de la crise écologique. Comment intégrez-vous cette crise à votre analyse politique ?
On ne peut pas penser la politique aujourd’hui si on ne met pas au premier plan la question de la destruction de l’environnement. Je ne prétends pas dire quelque chose de profondément original. Mais étant donné mon histoire politique et intellectuelle étroitement liée au marxisme et à l’idée qu’une société égalitaire doit remplacer le capitalisme, je dois m’interroger : qu’est-ce que la catastrophe environnementale oblige à complètement reformuler dans cette perspective ? Car la catastrophe n’est pas à venir. Elle est déjà là. L’irréversible a déjà eu lieu. La banquise fond d’année en année, la biodiversité s’écroule et il y a un continent de déchets au milieu du Pacifique qui dépasse la taille de l’Australie. Rien de tout cela n’est réversible, il faut donc vivre avec. La question est : comment ? Ce que je dis, c’est que plusieurs orientations fondamentales existent, et que des choix radicaux s’imposent.
Quels sont ces choix radicaux ?
Il y a trois types de politiques possibles. Des politiques d’hyper-croissance, ou encore accélérationnistes ; des politiques réformistes, dont plusieurs sont très sympathiques, comme le “Green New Deal” ; et l’hypothèse de la décroissance. Pour des raisons qui ne tiennent pas à mes engagements passés ni au goût des philosophes pour l’extrême, je pense que la seule façon de faire face au défi, c’est de penser la décroissance. Mais j’essaye d’être attentif au débat technologique, économique et même philosophique qui se déroule autour de cette question, et qui oscille sur un très large spectre, entre des mythes de retour à l’âge préindustriel et des hypothèses constructives de changement de civilisation.
Voyez-vous d’un bon œil le “Green New Deal” soutenu par Bernie Sanders et AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) aux Etats-Unis ?
Oui, d’un très bon œil ! Pour beaucoup de gens de ma génération, le fait que des projets d’alternatives au néolibéralisme surgissent de ce qui est en quelque sorte sa matrice et sa forteresse – les Etats-Unis – est un des phénomènes politiques les plus intéressants du moment. Cela prouve qu’on a atteint collectivement des situations à la fois de polarisation sociale et d’antagonisme idéologique, qui obligent à faire des choix radicaux. Autrement dit, l’hypothèse du Green New Deal lancée par Alexandria Ocasio-Cortez, qui a rallié la candidature de Bernie Sanders et qui a pris une importance de plus en plus grande dans cette campagne, est très révélatrice et encourageante.
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Comment décroître ?
Un des premiers impératifs, c’est de remettre en question la croissance telle qu’elle domine les politiques économiques actuelles. Que veut-on faire décroître ? Quelque chose de bien plus concret que des indices économiques ou financiers. Je ne vois pas comment résoudre cette question sans avoir d’un côté des régulations à l’échelle mondiale, des cadres juridiques contraignants, mais aussi des initiatives de la société elle-même. La COP 21 est l’esquisse très insuffisante de quelque chose qui est indiscutablement nécessaire. Mais il faut aussi des expérimentations à différentes échelles, et des mises en commun des ressources collectives qui partent de la base.
Les idéaux qu’il faut partager, les obstacles politiques qu’il faut surmonter, sont de telle nature que l’essentiel de la transformation se génère en bas, et non pas en haut. Il faut de grands mouvements collectifs transfrontières, non seulement dans la jeunesse – vive Greta Thunberg ! -, mais à travers toutes les générations. Il faut une réflexion collective qui passera par des conflits peut-être violents sur la façon d’articuler justice sociale et transformations environnementales. Et il faut des utopies concrètes.
A ce propos, vous écrivez qu’on assiste à un retour de l’“utopie” autogestionnaire et antiautoritaire.
Oui. Une des grandes leçons de la faillite du socialisme d’Etat au cours du XXe siècle, c’est que la composante autonomiste, autogestionnaire, utopique du socialisme forme le recours dont cette idée a absolument besoin. Je suis même prêt, moi le vieux marxiste-léniniste, à dire que nous avons un grand besoin d’anarchisme.
Trouvez-vous satisfaisante la proposition d’un populisme de gauche ?
Je ne suis pas contre l’idée du Front populaire. C’est un grand exemple historique. Mais je ne sais pas si la forme sous laquelle Mélenchon et d’autres essayent de mettre en œuvre le “populisme de gauche” est la meilleure possible. Il y a des questions de personnes, sur lesquelles je ne m’attarde pas, et il y a des questions de théorie. L’idée a été mise en circulation par quelqu’un que je connais très bien, avec qui j’ai des relations d’amitié anciennes : Chantal Mouffe. Elle a travaillé en étroite collaboration avec son compagnon, un grand philosophe et politologue argentin, Ernesto Laclau.
J’ai fructueusement discuté avec eux, mais je n’aime pas beaucoup l’expression de “populisme de gauche”. A la fois parce que le modèle du chef charismatique ne me semble pas du tout adéquat à ce dont nous avons besoin. Et parce que je redoute une forme de complaisance à l’égard du refrain politologique de la similitude entre les extrêmes. Je préférerais que les lignes de démarcation soient plus nettement tranchées. Je ne crois pas qu’entre l’AfD allemande (Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite, ndlr), Boris Johnson et d’autres, et le type de mouvement populaire politiquement organisé et en même temps très divers dont nous avons besoin aujourd’hui en Europe, on puisse établir ce type de similitudes. En revanche je suis tout à fait d’accord avec l’idée que la politique doit à nouveau, comme souvent dans l’histoire, acquérir une dimension populaire.
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Et une dimension conflictuelle ?
En effet. J’ai d’ailleurs employé l’expression de “contre-populisme”. Il faut s’installer sur le terrain de la mobilisation des masses, et c’est là qu’il faut affronter le danger le plus redoutable de tous : le basculement de couches sociales entières du côté du nationalisme, et même éventuellement du néofascisme. Je préfère donc dépasser la confusion relative du terme de “populisme” pour essayer de mettre sur le tapis, comme le font d’autres, la question décisive de savoir si à son tour l’Europe dans laquelle nous vivons risque aujourd’hui d’entrer dans une phase de nationalisme et de néofascisme.
Vous tenez beaucoup à ce que les problèmes soient posés au niveau européen ?
Absolument. Je pense que la construction politique européenne est dans une crise aussi irréversible que chacun des systèmes nationaux. L’Europe du XXe siècle est cliniquement morte, comme le président Macron l’a dit de l’OTAN… Mais je ne vois pas comment on pourrait refonder la politique aujourd’hui si on s’enferme dans un cadre national exclusif. C’est un autre reproche que je fais au populisme de gauche : chez Chantal Mouffe, on a parfois le sentiment que le nationalisme prime, constitue une condition indiscutable de la mobilisation populaire. C’est une tragique erreur. J’admets cependant qu’il n’est pas facile de surmonter la barrière du nationalisme, en particulier parce qu’on sort d’une histoire dans laquelle toutes les conquêtes sociales ont été cristallisées sur la base de la nation.
Dans votre livre, vous citez l’Unité populaire chilienne comme l’épisode qui illustre mieux la fusion entre différents mouvements d’émancipation. C’est encore un exemple inspirant pour l’avenir ?
C’est un moment d’immenses espérances et de grandes illusions qui a traversé tout le continent latino-américain. A une extrémité, il y avait les espoirs suscités par la révolution cubaine et les tentatives de la répéter ou de l’imiter sous des formes de guérillas. Et, à l’autre extrémité, il y a eu au début des années 1970, venant d’une longue histoire de mobilisations, l’idée d’Unité populaire incarnée par Salvador Allende et ceux qui l’entouraient, qui comportait autant de capacité d’invention et de rupture avec le capitalisme que le castrisme. Pour nous, c’était un modèle nettement plus significatif et proche de ce dont nous avions besoin.
D’ailleurs, les traces n’en sont pas purement et simplement effacées. Les effets du système Pinochet marquent toujours le Chili d’aujourd’hui. La Constitution incorpore toujours des dispositions économiques ultralibérales qui sont autant d’interdits de réformes sociales. Et, d’un autre côté, il y a cette capacité de fraternité et d’invention collective des Chiliens qui est extraordinaire. Ce sont les femmes en ce moment qui sont au premier rang de cette résurgence. Elles ont d’autres idées et d’autres forces intérieures que celles qui animaient Salvador Allende à l’époque, et pourtant il y a une chaîne qui les relie les unes aux autres. On pourrait faire des constatations du même genre dans beaucoup d’autres régions du monde.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Histoire interminable et Passions du concept, d’Etienne Balibar, viennent de paraître aux éditions La Découverte
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