“Quand Les Inrockuptibles m’ont proposé d’être rédactrice en chef, c’était comme recevoir une promotion…”. L’occasion pour Leïla Slimani de se souvenir de ses années à la rédaction de Jeune Afrique et d’évoquer sa passion pour la presse et le travail d’équipe.
Je suis une femme d’habitude. Tous les vendredis, depuis bientôt quinze ans, je descends chez le kiosquier en bas de chez moi et j’achète tous les journaux de la semaine. Je ne les ouvre pas avant le lendemain, et ce temps de latence est peut-être ce qui rend plus délicieuse encore ma lecture du samedi matin. Mes enfants savent qu’il ne faut pas déranger maman quand elle s’assoit devant sa pile de journaux. Gare à celui qui voudrait m’en emprunter un ou qui se risquerait à lire par-dessus mon épaule.
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Enfant, je ne savais pas ce qu’était un journal. Dans le Maroc de Hassan II, les quotidiens servaient surtout à nettoyer les vitres. Mes parents lisaient Le Monde, qui arrivait chez nous en fin d’après-midi… sauf quand un article déplaisant sur le Maroc y figurait. On invoquait alors des problèmes de transport. Internet n’existait pas et on téléphonait à un ami en France qui nous lisait ledit article en chuchotant.
J’ai encore dans mes tiroirs la une de L’Equipe après la victoire de 1998
Quand je suis arrivée à Sciences Po, nos professeurs ordonnaient : “Il faut lire les journaux tous les jours !” Je les trouvais un peu ridicules, ces garçons dont les visages boutonneux disparaissaient derrière les grandes feuilles du Figaro ou de Libération. Et puis j’ai commencé à lire moi aussi, et j’ai aimé ça.
J’achetais de plus en plus de magazines, je les dévorais, je coupais des pages en me disant qu’un jour cela pourrait inspirer une nouvelle, et pourquoi pas un roman. J’ai encore dans mes tiroirs la une de L’Equipe après la victoire de 1998 ou celle de Libération sur le 11-Septembre. J’ai des piles de comptes rendus de faits divers, des interviews d’écrivains, d’actrices, d’hommes politiques.
Je n’aurais peut-être pas écrit mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre, si je n’avais pas parcouru, dans les pages de L’Express, un dossier sur l’addiction sexuelle. Chanson douce ne commencerait pas par une scène de crime si je n’avais pas découvert, en lisant Paris Match, le meurtre sordide des enfants Krim, à New York, par leur nounou.
J’aimais la fièvre des reportages, l’émulation des conférences de rédaction
Après mes études, je suis entrée à la rédaction de Jeune Afrique. Le patron du journal était un homme dur. Il disait : “Je vous jette dans la piscine. Si vous savez nager, tant mieux. Si vous vous noyez, tant pis.” Pendant les premières conférences de rédaction, je levais une main tremblante et j’exposais mes idées qui étaient toutes rejetées. Il a fallu des semaines avant qu’un de mes articles soit accepté. J’étais en train d’apprendre à nager.
J’ai adoré mon métier. J’aimais la fièvre des reportages, l’émulation des conférences de rédaction, les souvenirs que racontaient les vieux journalistes de terrain. Parfois, quand je suis seule dans mon bureau, coincée au milieu d’une scène de roman, je repense à cette époque où j’ai appris à observer et à entendre. Un de mes collègues, qui travaillait là depuis trente ans, m’avait dit : “Apprends à te taire. Laisse des silences, et tu verras que ton interlocuteur va finir par en dire trop. Les gens ont peur du vide, souviens-t’en.”
Alors, quand Les Inrockuptibles m’ont proposé d’être rédactrice en chef, c’était comme recevoir une promotion, comme vivre pendant quelques heures, quelques minutes, un rêve inassouvi. Pendant un temps, moi qui lie désormais le travail à la solitude, j’allais faire à nouveau partie d’une équipe, j’allais être contredite, poussée dans mes retranchements, et pour tout ça, je vous remercie.
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