Sur Bleue, son nouvel album en français, la chanteuse et musicienne met à nu ses tourments amoureux avec la délicatesse sonore qui la caractérise.
Dans La Disparition (2002), son dernier disque entièrement écrit en français, Keren Ann évoquait déjà des “amours périssables sous le sable mouvant”. Sur son nouvel album, Bleue, également interprété dans sa langue d’adoption, la chanteuse nomade dit “se sentir envahie des amours passées”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On serait bien tenté de rebaptiser ce huitième chapitre discographique Une séparation, à l’instar du beau film éponyme d’Asghar Farhadi. Depuis La Biographie de Luka Philipsen (2000), la quadragénaire polyglotte tisse ainsi un fil d’Ariane, mettant admirablement en musique ses destinées sentimentales. Les titres piochés au hasard de son répertoire sont pour le moins éloquents : Seule, La Tentation, Not Going Anywhere, You’re Gonna Get Love ou encore Le Goût était acide sur le dernier-né.
“La mélancolie est une zone de confort, qui me rend paradoxalement encore plus vivante »
“Une fois encore, je parle d’amour et de blessures, de départs et de retours. C’est un sujet qui m’a toujours passionnée, d’un point de vue personnel ou littéraire. Sur Bleue, j’aborde la possibilité du couple à long terme. Une séparation permet d’avoir le recul nécessaire pour mieux raconter les choses. La rupture, les retrouvailles avec l’être aimé, que ce soit le même ou un autre, est une constante chez moi”, sourit l’intéressée, attablée dans son quartier montmartrois.
“La mélancolie est une zone de confort, qui me rend paradoxalement encore plus vivante, poursuit-elle. Aucune forme d’art ne me touche si elle ne revêt pas, de près ou de loin, un aspect mélancolique.” Loin de pratiquer la synesthésie, Keren Ann a néanmoins choisi de résumer ses maux bleus par une couleur.
“Je suis fascinée par les mots, surtout dans votre langue que je ne parlais pas avant mon arrivée à Paris à l’âge de 11 ans. Bleue au féminin est très amniotique et sensuelle, ça lui enlèverait presque sa couleur d’origine plutôt froide. C’est un bleu que l’on ressent plus qu’on ne le voit. Sans oublier la note bleue qui peut percer par surprise.”
A l’image de Sous l’eau, qu’elle a clippé elle-même en s’inspirant de la mort de Virginia Woolf en mars 1941, ce disque balance entre le désir et les regrets, la passion et les rancœurs, le présent et les lendemains qui déchantent. Qu’il fait bon “nager la nuit dans une eau qui dort”. Très imagées, les paroles de Ton île prison, chanson phare qui ouvre la face B, font des clins d’œil simultanés à Serge Gainsbourg et Nikita Mikhalkov : “Vu de l’extérieur/Sous mon soleil trompeur.”
D’où le sentiment trouble qui traverse tout l’album, à la production aussi ouatée qu’ourlée. Par vagues successives, Keren Ann Zeidel compose et écrit indifféremment dans ses deux langues.
Après trois albums en anglais et des voyages aux quatre coins du monde, souvent guidés par des collaborations plurielles (de l’artiste islandais Bardi Jóhannsson à la chorégraphe israélienne Sharon Eyal), la native de Césarée, en Israël, a posé ses valises dans la capitale française depuis la scolarisation de sa fille en 2015.
Emerger
De facto, son environnement sonore quotidien a influé sur ses nouvelles compositions. “Pendant toutes ces années, je n’ai jamais arrêté d’écrire en français, mais ça avait un sens de renouer avec un disque dans cette langue. Les deux premiers morceaux qui sont remontés à la surface sont Les Jours heureux et Ton île prison. Un titre comme Sous l’eau a mis beaucoup plus de temps à émerger. J’aime comparer le songwriting à la fermentation.
C’est un processus assez long, à la fois instinctif et réfléchi, compliqué par mon obsession des sons et des textures organiques. Au final, je dois le ressentir physiologiquement, comme un sculpteur qui travaille le bronze.” L’expérience aidant, Keren y passe moins de temps. Elle sait aussi s’entourer, de son ami parolier et compositeur Doriand au mixeur courtisé Julien Delfaud, sans oublier une section rythmique chevronnée (Marcello Giuliani et Philippe Entressangle, souvent aperçus avec Higelin ou Daho).
De l’humour, pas du cynisme
De quoi empaqueter Bleue en quelques jours de studio, tout en reprenant les rênes de la production, qu’elle avait exceptionnellement délaissée à Renaud Letang sur le précédent You’re Gonna Get Love (2016). Refusant tout cynisme dans ses textes, elle assume pleinement les pointes d’humour anglais.
Au point de faire sienne une citation de Churchill dans Le Goût d’inachevé : “Si j’étais votre femme je mettrais du poison dans votre verre/Si vous étiez ma femme je le boirais”, où l’immense David Byrne lui donne magnifiquement la réplique. Sa présence au générique de Bleue pourra étonner, mais elle ne relève aucunement du namedropping. On se souvient ainsi que l’ex-Talking Heads avait repris Strange Weather de Keren Ann en compagnie vocale d’Anna Calvi.
“Depuis une tournée américaine en 2011, où il était venu me voir à New York, il y a comme un feuilleton entre David Byrne et moi. Les hasards du calendrier nous ont réunis à l’affiche du festival Days Off, l’an dernier à Paris. C’est à cette occasion que nous avons enregistré ce duo pour ma plus grande joie.
Nous avons passé trois jours ensemble, de manière totalement professionnelle et platonique ! J’étais impressionnée par sa capacité à courir les expositions le jour même de son concert. Pour ma part, j’ai besoin de m’économiser avant de monter sur scène.”
Version immature
Mine de rien, cela fait presque vingt ans que Keren Ann figure dans notre paysage hexagonal. Révélée, comme son ex-alter ego Benjamin Biolay, par le célèbre Jardin d’hiver écrit et composé à quatre mains pour Henri Salvador, la chanteuse et musicienne n’a pas vu défiler les deux dernières décennies.
“Quand j’y repense, ça me donnerait presque envie de pleurer. A mes débuts, j’étais encore un bébé en version immature et en plein doute. C’est comme si j’étais une autre à l’époque.” Pour autant, elle ne concevrait pas un autre champ d’expression artistique. “Intellectuellement, j’ai besoin de m’éparpiller entre la commande d’une bande originale de film et une lecture musicale pour le Théâtre national de Bretagne, mais rien, absolument rien, ne me donne plus satisfaction qu’une chanson.”
A sa manière, elle a aussi fait école. A y regarder de plus près, on pourrait tisser quelques parallèles avec Lou Doillon, une bonne copine qui partage les mêmes écrivaines de chevet, ou Clara Luciani, sa benjamine récemment couronnée aux Victoires de la musique et souvent comparée à elle. “Des chanteuses plus jeunes viennent parfois me voir pour évoquer une forme d’influence que j’aurais pu exercer, c’est toujours flatteur. Le plus important, c’est la transmission. J’ai appris à vivre en écoutant mes aînés.”
« Comment comprendre un homme si on n’a pas écouté Bob Dylan dans sa vie ? »
Chez Keren Ann, on sait l’importance des références, qu’elles soient anglo-saxonnes (Chet Baker, Leonard Cohen, Bob Dylan, Carole King, Bruce Springsteen) ou francophones (Serge Gainsbourg, Françoise Hardy), dans son parcours. Sur le songwriter honoré du prix Nobel de littérature en 2016, elle insiste : “Comment comprendre un homme si on n’a pas écouté Bob Dylan dans sa vie ? Toute femme doit pouvoir se retrouver dans une chanson de Dylan. Au contraire de Brassens, que j’ai écouté obsessionnellement, mais je ne me suis jamais reconnue dans son approche de la gent féminine.”
Bleu amoureux
Posant nue de dos sur la pochette de Bleue, Keren Ann signe sans doute son disque le plus autobiographique depuis La Disparition, inusable classique folk à la française. Derrière la mélancolie bleutée, interprétée sur le ton cotonneux de la confidence, la chanteuse regarde le miroir de sa propre vie. Elle n’hésite pas à baisser la garde, du “bleu amoureux” au “bleu d’adieu”. En 2019, Keren Ann est bleue comme la note.
{"type":"Banniere-Basse"}