La chanteuse était en concert au Grand Rex, à Paris, samedi 22 février. L’écrivain Mathieu Bermann, auteur en 2019 d’Un coup d’un soir/Dans le lit de Marin (éd. P.O.L), y était, il nous raconte.
Etre ou ne pas être
Samedi soir, Madonna était sur la scène du Grand Rex à Paris.
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“Madame X Tour” a débuté à New York en septembre 2019, puis voyagé dans quelques villes américaines : Chicago, San Francisco, Las Vegas, Los Angeles, Boston, Philadelphie, Miami. Après quoi la tournée s’est faite internationale, mais assez peu, somme toute : seules Lisbonne, Londres et Paris ont été choisies par Madame X. C’est le nom du personnage qu’elle incarne désormais. Mais aussi bien, Madonna ne l’incarne pas car c’est bien elle – selon le surnom que lui avait donné Martha Graham, dont elle suivait les cours de danse à New York quand elle avait 19 ans, parce que la célèbre danseuse ne la reconnaissait jamais à travers les multiples identités que la jeune Louise Ciccone adoptait déjà.
Paris, Madonna y finira sa tournée. Une tournée confidentielle car, à l’inverse des stades et des grandes salles où elle a l’habitude de se produire, l’artiste a choisi essentiellement des théâtres pour privilégier l’intimité, la chaleur et la proximité avec ceux qui assistent au spectacle. Au lieu d’un soir ou deux à Bercy, qu’elle aurait rempli facilement, Madonna entre en résidence au Grand Rex pour une douzaine de jours.
Si Madonna n’a donc pas commencé sa tournée à Paris, elle a bien failli ne pas y être du tout. Le 7 octobre 2019, la chanteuse annule l’une des dernières dates new-yorkaises : elle est blessée. Sur Instagram, à l’issue de ses concerts, on la voit se plonger dans des baignoires remplies de glace pour calmer ses nombreuses blessures. A la suite de l’annulation pure et simple des shows bostoniens, Madonna poste ceci le 27 novembre : “La souffrance que j’endure maintenant est accablante et je dois me reposer et suivre les instructions des docteurs pour revenir plus forte et continuer le voyage de Madame X.” Elle entame alors une rééducation, passe de nombreux scanners, fait des ultrasons et des rayons X. Enfin, Madonna est de retour sur scène à Philadelphie. Mais voilà qu’à Miami, elle est contrainte d’annuler encore : “Alors que je montais à l’échelle pour chanter Batuka, samedi soir à Miami, je pleurais des larmes de douleur en raison de mes blessures, impossibles à décrire depuis ces derniers jours. A chaque chanson, j’ai prié pour atteindre la suivante et finir le spectacle.” L’année s’achève, une autre commence. Mais le 19 janvier 2020, elle n’assure pas le spectacle prévu à Lisbonne alors que les spectateurs sont déjà sur place. Puis d’autres dates seront encore supprimées à Londres. Que se passera-t-il à Paris ? C’est ce que tout le monde se demandait. Madonna, la première, sans doute. Devant se produire dans la capitale française à partir du 18 février, Madonna avait reporté sa venue au 20. Pour commencer, en définitive, sa résidence parisienne le 22 février. Samedi soir, Madonna était donc sur la scène du Grand Rex. Mais là encore, elle a commencé par ne pas y être. Pas tout de suite. Le spectacle est prévu à 20h30. Comme les places sont numérotées, on ne se presse pas pour arriver. Aux abords du Grand Rex, la file est pourtant déjà immense. Elle remonte la rue Poissonnière, qui fait l’angle avec le Boulevard. Mais pour l’heure, personne n’entre dans la salle de concert. La crainte d’une annulation est dans toutes les têtes. Et bientôt, sur toutes les lèvres, une rumeur, confirmée par un mail envoyé à tous les détenteurs de billets : “Nous vous informons que des problèmes techniques nous obligent à décaler l’heure du début du show. Le spectacle se terminera aux alentours de 1h30 du matin.” Comme il ne sert à rien d’attendre dans la rue devant les portes closes du théâtre, on va boire un verre. Quand on revient vers 21h20, la file d’attente est encore plus imposante qu’une heure auparavant, le long de la rue Poissonnière et puis, formant un angle droit, le long de la rue des Jeûneurs. Cela n’avance pas. A croire que Madonna n’y sera définitivement pas. Pas ce soir. Et puis, malgré tout, la file s’écoule lentement. Incrédules et épuisés, on entre dans la salle à 23h20 – heure à laquelle le spectacle aurait dû terminer.
On y est enfin. Mais Madonna, elle, n’y est toujours pas.
Minuit approche. Quelques minutes avant l’heure fatidique des contes de fées, Madonna est enfin là.
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Amours des feintes, des faux-semblants
Madonna est là. Mais ce n’est pas encore elle. C’est un artifice : une ombre qui lui ressemble et qui tape à la machine, devant le rideau encore fermé. S’y inscrivent les mots qu’elle écrit et réécrit plusieurs fois, et qui ne sont pas les siens mais ceux de James Baldwin. “L’art est la preuve que la sécurité est une illusion (…) Tout le monde est blessé. Ce qui compte, ce qui vous motive, vous tourmente, c’est que vous devez trouver la manière d’utiliser cela pour vous connecter avec tous ceux qui sont vivants. Les artistes sont là pour perturber la paix.” Sous ces propos de l’écrivain américain, un danseur se fait tirer dessus encore et encore. Le spectacle commence. Mais pas assez vite au goût de certains qui crient : “De la merde !” et réclament instamment l’arrivée de la star. L’espace d’un moment, on craint que ce ne soit l’extrême droite venue troubler le show, comme à l’Olympia en 2012. Mais les désordres cessent rapidement. Et Madonna finit par arriver.
D’emblée, sur la musique disco de God Control, et les images d’une boîte de nuit qui rappellent la fusillade d’Orlando, Madonna réclame la régulation des armes aux Etats-Unis, dénonce les bavures policières, appelle à la lutte pour les droits des LGBTQ et le droit des femmes.
Madonna va directement au but car “la tempête n’est pas dans l’air, elle est en nous”, chante-t-elle ensuite dans Dark Ballet, avant d’envoyer se faire foutre, sans en être désolée, ceux qui pensent qu’elle leur appartient, sa parole et son corps. Mais c’est la nature humaine que de dire ce qu’on pense, et c’est surtout celle de Madonna.
Depuis les années Bush, et plus encore avec Trump, Madonna parle de l’Amérique quand elle parle d’elle-même. Après qu’elle a chanté American Life, un cercueil recouvert du drapeau des Etats-Unis traverse la scène. Madonna n’y est plus, disparue en coulisse. Mais pas disparue pour toujours. C’est le rêve américain qui est mort. Madonna, elle, ne l’est pas encore.
Le Portugal, où elle a conçu son album, lui a donné une deuxième vie. Ou est-ce la troisième, quatrième, ou cinquième existence de Madonna, depuis le temps qu’elle se réinvente ? X vies pour celle qui incarne désormais Madame X. Le Portugal, qui est aussi le point de départ vers l’Afrique et ses musiques, sert donc de décor à ce second tableau : les balcons, les azulejos, les accordéons, la morna, la saudade. Madonna n’y est pas seule. Elle chante en chœur avec l’orchestre des Batukadeiras, des femmes originaires du Cap-Vert – “là où la traite des esclaves vit le jour”, est-il rappelé, en précisant que les tambours sur lesquels elles frappent fiévreusement “étaient condamnés par l’Eglise et défendus aux esclaves parce que c’était considéré comme un acte de rébellion”. La liberté ? Bien sûr que Madonna y aspire depuis toujours dans sa musique. Come Alive, chantée un peu plus tard, est composée à l’aide d’instruments de percussion africains appelés krabebs. Dans un documentaire, Madonna explique qu’il s’agissait des fers qui retenaient les esclaves prisonniers et qu’une fois libérés, ceux-ci en faisaient de la musique.
Cette partie s’achève sur Extreme Occident où elle raconte ses errances, et le mélange de lucidité et de folie qui la caractérise depuis toujours et qui pourrait laisser croire qu’elle s’est perdue, quand c’est tout le contraire.
Sur scène, à plusieurs reprises, des danseuses, mais aussi des danseurs, arborent une perruque blonde et un imperméable noir, comme Madonna elle-même et comme si elle était démultipliée. Lors du tableau portugais, Madonna, qui était blonde jusqu’à présent, porte une perruque de cheveux noirs, autrement dit sa couleur naturelle, retrouvée l’espace d’un instant au moyen d’un artifice exhibé. Amour des feintes, des faux-semblants.
Madonna ou l’ombre d’elle-même ?
Madonna serait-elle une infante défunte se pavanant encore sur scène ? Comme chez Ravel, puis chez Gainsbourg qui s’interroge à travers la voix murmurée et aiguë de Jane Birkin : “Qui peut être et avoir été ? / Je pose la question.” On se la pose aussi durant tout le spectacle, presque malgré soi. Avec indécence et voyeurisme.
Madonna a 61 ans. C’est une femme blessée. Qui ne sait pas si elle arrivera à finir sa tournée. Qui ne sait pas si elle arrivera à finir sa chanson et, la chanson finie, si elle arrivera à chanter la suivante, et la prochaine encore.
“What are you looking at ?”, demande-t-elle depuis des années lorsqu’elle chante Vogue. Et ce soir-là encore une fois. Alors, bien sûr, c’est elle qu’on regarde. Mais surtout, en vérité, c’est son corps qu’on observe avec le frisson de celui qui assiste au vieillissement d’autrui mais qui, bien sûr, n’y échappe pas et préfère regarder ailleurs. Ce corps de femme qu’on scrute depuis toujours et encore une fois ce soir-là, mais ce soir-là avec admiration et inquiétude mêlées.
Le corps de Madonna n’est plus exactement le corps de Madonna. Parce qu’aux yeux de tous elle l’a tant exposé qu’il ne lui appartient plus vraiment, comme le corps du roi n’appartient pas au roi – ce qui est faux, évidemment. Mais aussi, parce que son corps n’est plus exactement ce qu’il était. Parce qu’elle n’est plus exactement celle qu’elle était. Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Mais c’est vrai aussi qu’elle danse bien moins, et moins bien qu’il y a quelques années encore. Ne lui pardonnant rien de ce que l’on se pardonne à soi-même et à sa propre médiocrité passive, on voudrait que Madonna continue de danser en défiant le temps, comme elle l’a tenu en respect pendant des années et des années. On le voudrait puisque, de toute évidence, elle le veut aussi. En effet, Madonna essaie de donner le change malgré sa blessure et malgré l’âge qui est désormais le sien. A vrai dire, elle y arrive et n’y arrive pas vraiment. Et c’est émouvant de la voir ainsi se battre contre tous ceux qui, à l’instar des dieux cruels de la tragédie, voudraient la voir tomber d’aussi haut qu’elle s’est élevée. Mais, plus encore, se battre contre le temps et contre son propre corps. Contre elle-même.
D’aucuns disent que Madonna n’est plus que l’ombre d’elle-même. Et se plaisent à piétiner cette ombre, comme on le fait tous sur le trottoir avec celles des gens qui nous entourent. Alors Madonna est-elle l’ombre d’elle-même ? Peut-être. En ce qu’elle est la continuité – comme l’ombre est celle du corps – de ce qu’elle a toujours été.
Un autre prolongement est suggéré dans la dernière partie du spectacle, lors de la chanson Frozen. Une silhouette féminine, en train de danser, est projetée sur un rideau, derrière lequel on aperçoit une autre silhouette de femme. Celle qui est filmée est brune, elle est immense et occupe tout l’écran. Celle qui se tient derrière le rideau est minuscule : ses cheveux sont recouverts d’un foulard. C’est elle qui est bien vivante, pourtant, et présente devant nous, mais séparée de nous par la transparence du rideau, séparée de nous comme les morts le sont des vivants, lorsque les premiers sont passés dans le royaume des ombres. La silhouette projetée sur l’écran, cela pourrait être Madonna, pense-t-on en toute logique, tant qu’elle a la tête baissée et invisible ; mais ce n’est pas Madonna, c’est sa fille. C’est elle qui danse de toute sa jeunesse et de toute sa vigueur. Qui occupe tout l’espace, quand Madonna n’est plus qu’une silhouette au loin, fragile et incertaine.
Mais Madonna revient vers nous pour chanter Come alive, et donc revivre, mais aussi, assise au piano, pour regretter que tout le monde ne se dirige pas vers le futur parce que tout le monde n’apprend pas du passé (Future). C’est enfin le temps de faire comme si l’on priait tous ensemble sur Like a prayer et de se redresser fièrement sur les notes d’I Rise, qu’elle finit de chanter au milieu du public.
Commencé peu de temps avant minuit, le spectacle a duré plus de deux heures. La carrière de Madonna, plus de trente ans. L’un est fini, l’autre pas.
Madonna n’est plus ce qu’elle était. Bien sûr que non. Elle ne l’a jamais été d’ailleurs. Jamais ce qu’elle a déjà été, tant elle s’est réinventée. Madonna est. Et a été.
Dans American Life, qui me revient à la fin du concert, Madonna chante : “J’ai essayé de garder une longueur d’avance / J’ai essayé de rester au top / J’ai essayé de jouer le rôle / Mais j’ai oublié / Juste pourquoi je l’ai fait.” Madonna explique aussi qu’elle ne se souvient plus pourquoi elle en veut toujours plus. Et cela, jusqu’à maintenant sans doute. Au risque de rompre. Au risque de tomber et de ne plus se relever. Au risque, seulement. Car ce n’est pas encore pour ce soir-là.
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