Marché sexuel, supermarché à ciel ouvert, perte de sens… Depuis le succès des services de rencontres dans les années 90, les critiques ne cessent de fuser. Loin des idées reçues, la sociologue Marie Bergström s’attache à décrypter les modifications plus profondes de notre intimité dans son ouvrage « Les nouvelles lois de l’amour ».
Tinder, Happn, AdopteUnMec, Elite, Gleeden, AdopteUneMature, Liaison Torride, Voisins Solitaires… En 2018, plus de quinze mille sites et applications de rencontre étaient recensés. Un chiffre marquant qui prouve la popularité de ces services.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Du Minitel à Tinder, une continuité
Par le prisme de ces plate-formes, la sociologue Marie Bergström interroge les transformations profondes et complexes de l’intimité : diversification des relations intimes, augmentation du célibat, hausse de la liberté sexuelle des femmes… Le tout compilé dans son ouvrage Les Nouvelles Lois de l’amour, à paraître ce 14 mars. Avec une idée à l’encontre de la tendance générale : les sites et applications ne sont pas une révolution, mais s’inscrivent dans une histoire longue.
L’auteure explique : “Au XIXe siècle, nous avons assisté à la naissance des petites annonces, des agences matrimoniales… Puis on a eu le Minitel dans les années 1980. Néanmoins, ces services ont toujours été discrédités, justement parce qu’ils étaient spécialisés dans la rencontre et allaient à rebours des imaginaires amoureux autour de la rencontre fortuite. Ce sont en réalité des ancêtres des applications telles que Tinder.” Au milieu des années 1990, l’histoire continue grâce aux nouvelles technologies, lorsque les sites de rencontre – parmi les “premiers enfants du web” – voient le jour. Si les applications ne représentent pas une révolution, elles constituent bien une rupture, étant devenues une pratique banale et non plus marginale.
La raison de leur succès ? La diversification des relations amoureuses, notamment expliquée par l’allongement de la jeunesse – ou “jeunesse sexuelle”, selon les sociologues – et la multiplication des séparations au cours de la vie. Si Meetic est créé en 2002, la date charnière remonte à 2008 et ses 1 045 sites francophones, année durant laquelle s’achève la diffusion massive d’internet dans les foyers, ainsi qu’une très forte diffusion de l’offre. Avant de connaître un transfert vers le mobile.
Malgré cette popularité, ces services ne cessent d’être critiqués, comme leurs ancêtres : marchandisation des relations amoureuses, véritables tue-l’amour… Une idée notamment soutenue par l’intellectuelle et universitaire Eva Illouz dans plusieurs de ses ouvrages dédiés aux relations. Des critiques problématiques, selon l’auteure. En effet, s’il existe bel et bien une pénétration de l’intime par l’économie, ces multiples critiques résultent davantage d’une peur de l’emprise capitaliste que de constats empiriques.
Une crainte qui montrerait au contraire que l’attachement à l’idéal amoureux reste toujours aussi fort. Et les chiffres le prouvent : les rencontres en ligne ne sont pas moins homogames que les rencontres “traditionnelles”. La norme conjugale, quant à elle, est toujours très forte. Finalement, ces critiques répondraient à un discours nostalgique, teinté du fameux “c’était mieux avant” : “Il est classique de créer un passé mythique face à de nouvelles pratiques. On se dit qu’avant l’amour était authentique et inconditionnel, or ce n’est pas le cas. La crise de l’amour est permanente. Ce sont les imaginaires qui sont mis au défi. Pour moi, les applications révèlent plus qu’elles ne bousculent les logiques sociales de la rencontre.”
Un rapport au corps bouleversé
Bien sûr, les services de rencontre en ligne ont modifié les relations. Notamment au niveau de la temporalité et du rapport au corps : “Traditionnellement, le corps était très important dans les premières impressions. Pas uniquement l’esthétique, mais toutes les informations tirées à partir d’indices corporels. Sur internet, la rencontre physique ne vient pas au début mais à la fin. On a une présélection à distance avec le profil et la communication par écrit, une décomposition des étapes.” Finalement, le corps devient “un support de vérification plutôt que de découverte d’autrui”.
Une autre modification principale repose sur la dissociation entre conjugalité et sexualité. Autrefois étape clé de la mise en couple, la sexualité peut aujourd’hui davantage être vécue comme une expérience non conjugale, expérimentale et éphémère. Et est souvent antérieure à la mise en couple, actée par les mots plus que par les actes. Une sexualité affirmée en soi, mais pas forcément dénuée d’affection. Enfin, la modification principale reposerait sur la privatisation économique et sociale des relations. Traditionnellement, aucun lieu spécifique n’était dédié à la rencontre, puisque celles-ci intervenaient dans les espaces sociaux ordinaires : travail, sorties… Désormais, “les rencontres se déroulent hors des cercles de sociabilité, et souvent à leur insu”. Un changement qui permet de rencontrer des personnes en dehors de son cercle… et à l’abri des regards.
Entre auto-sélection et mépris de classe
Pourtant, malgré cette insularité des rencontres, les problématiques sociétales restent toujours aussi fortes. Au-delà d’une auto-sélection, similaire dans toutes les classes sociales et consistant à choisir généralement un partenaire du même milieu social, un véritable rejet des classes populaires est observé. L’auteure analyse : “Même lorsqu’on sort du cercle de sociabilité, on ne sort pas de nos milieux sociaux. Juste par la photo, on a un déploiement des critères de jugement sociaux discriminants. Ce mécanisme est encore plus fort quand les gens discutent par tchat, puisqu’il y a beaucoup de considérations sur la manière de s’exprimer, les sujets évoqués… Les personnes trop loin dans l’espace social ont peu de chances de se contacter. » Un phénomène qui n’est malheureusement pas propre aux services de rencontre et que le sociologue Pierre Merle qualifie de « démocratisation ségrégative » : dès qu’un service se popularise, les classes les plus aisées s’en iront pour d’autres services plus élitistes, empêchant toute mixité sociale. Des sites qui cachent néanmoins cette réalité sous des termes tels que des services “de qualité” ou “sélectifs”.
Au-delà de ces problématiques sociétales, les services de rencontre tendent à perpétuer les dichotomies entre hommes et femmes. Loin de l’idée d’une mise à égalité des deux sexes face aux rencontres et d’une sexualité féminine décomplexée, les attentes sociales restent bien présentes : “Les services de rencontre permettent certes l’accès à une sexualité non conjugale, mais les enjeux de réputation sexuelle vis-à-vis des femmes ne disparaissent pas complètement. Elles ont à gérer cette image-là face aux hommes qu’elles rencontrent.” Plus qu’à une libéralisation, nous ferions en réalité face à un contrôle extérieur relâché… pour un contrôle interne décuplé.
“Les femmes sont considérées comme un public particulier et compliqué”
Des standards qui découleraient de la conception des applications en elle-même. Véritable “fabrique masculiniste”, les sites et applications se voient teintés de stéréotypes lors de leur création : les hommes au sexe, les femmes à l’amour. L’auteure décrypte : “Les femmes sont considérées comme un public particulier et compliqué. Ce qui donne des interfaces très propres, présentées comme un réseau social. Vous ne trouverez aucun sous-entendus.” Pour ce faire, à la manière de la logique des lady’s night en boîte de nuit, le but est ici d’attirer les femmes… afin d’attirer les hommes, « véritables clients ». Attention toutefois à nuancer : “Les usagers sont certes sensibles à l’image du service, mais ils ne se conforment pas toujours à la manière dont ce dernier va être présenté. Il y a une autonomie des usages. Il ne faut pas exagérer l’influence déterministe de l’économie sur les comportements.”
Souvent jugés comme concurrencés par les réseaux sociaux, à coup de “glissage dans les DM Instagram”, les services de rencontre ont encore de beaux jours devant eux, selon l’auteure : “Les réseaux sociaux n’ont pas remplacé les applis, et je ne pense pas qu’ils représentent une vraie concurrence. La spécificité des sites et applis est d’être exclusivement dédiés à la rencontre. Que ça soit Snapchat, Facebook ou Instagram, cela reste lié à des réseaux de sociabilité, soit des personnes souvent proches de nous.” S’il est compliqué de prévoir le futur, une tendance devrait être au développement de la remise en couple, notamment chez les personnes plus âgées. De plus, bien que les services aient connu un véritable boom, leur évolution est en réalité plutôt lente : “Les vrais changements sont rares. Meetic est apparu en 2002, et dix ans plus tard le site avait plus ou moins le même fonctionnement. Tinder est apparu en 2012, et il est fort probable que le site soit le même en 2022.” De longues années de matchs en perspective.
Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, de Marie Bergström (La Découverte), 228 p., 20 €
{"type":"Banniere-Basse"}