[A l’occasion de ce 8 mars, journée internationale des droits des femmes, nous vous proposons de vous replonger dans la lecture de grands entretiens de femmes artistes] Il aura suffi de cinq années, entre 75 et 79, pour qu’une provinciale chétive mais pleine de morgue, montée à Manhattan par amour de la peinture et de Rimbaud, devienne le personnage féminin le plus imposant de l’histoire du rock.
Après avoir sorti un classique indémodable, Horses, redonné la foi à une musique qui s’avachissait et ouvert la voie à toute la scène punk et new-wave, Patti Smith prend il y a dix-sept ans la décision unique de tout arrêter alors qu’elle est au sommet. Retirée dans le secret auprès de son mari Fred Smith, elle ne dérogera à sa vie monacale que pour quelques rarissimes apparitions. Aujourd’hui, elle se prépare humblement au plus beau des retours sur terre : sa première tournée depuis 79 et Gone again, nouvel album inspiré et hors du temps. Dans sa maison aux allures de capharnaüm médiéval, Patti Smith nous reçoit avec la générosité et la sérénité de ceux qui tentent, malgré les pires tumultes, d’être en paix avec eux-mêmes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Lorsque vous vous regardez aujourd’hui dans le miroir, que voyez-vous ?
Patti Smith – Quelqu’un qui a survécu à beaucoup de choses et s’en est bien tiré. Avant, j’étais une soi-disant « rock-star », épiée, photographiée en permanence. Aujourd’hui, je me concentre toujours sur mon travail et mon écriture, mais je suis devenue moins préoccupée par moi-même – d’autant que le fait d’avoir des enfants n’en laisse pas beaucoup le loisir. Je me sens beaucoup plus forte que par le passé. Je suis plus vieille, j’ai les cheveux plus gris, mais ça ne me gêne pas. De ces dernières années très difficiles, je crois que je suis sortie meilleure.
Qu’est-ce qui vous différencie de la Patti Smith qui s’est retirée en 79 ?
Je ne fais plus preuve de la même arrogance juvénile - une arrogance d’ailleurs souvent nécessaire pour surmonter l’adolescence et qui génère parfois de grandes oeuvres : grâce à elle, Rimbaud a écrit Une Saison en enfer. Je me sens beaucoup plus concernée par les problèmes des gens. Lorsqu’on a des enfants, on ne peut plus s’offrir le luxe de vivre dans son petit monde. En tant qu’artiste, je pourrais me sentir extérieure à la société ; en tant que parent, j’aimerais rendre la planète meilleure. Je peux rester une inadaptée à l’intérieur, mais mes préoccupations sont plus universelles qu’avant : je me sens concernée par les combats à mener contre ce qui étrangle notre planète. Car je me fais du souci pour mes enfants. Bien que l’autodestruction ait un côté très romantique lorsqu’on est jeune artiste, je suis contente d’avoir laissé cette période derrière moi et d’en être sortie vivante. Sur scène, je peux toujours partager avec le public des sentiments extrêmes. Mais dans la vie réelle, pour ma famille, je dois faire attention à moi. Je n’ai plus le droit d’être aussi irresponsable.
Avez-vous toujours réussi à séparer vie réelle et création ?
J’ai toujours essayé. La pire chose qui me soit arrivée a été ma chute de scène, en 77. Jusque-là, je ne m’étais jamais sentie en danger. Je n’ai jamais été accro à la drogue par exemple. Après m’être cassé le cou en tombant de 7 mètres de haut, j’ai compris que le principal danger qui me guettait était d’aller physiquement trop loin sur scène, d’entrer dans des états incontrôlables, comme un derviche fou. J’essaie toujours de m’abandonner dans mon travail et d’être plus équilibrée dans la vie quotidienne. Si je suis là, c’est que j’ai toujours fonctionné ainsi. Même si, avant, je voyais tout d’un œil romantique, persuadée que je mourrais jeune. Comme tout jeune artiste qui s’imagine ne pas atteindre la trentaine.
On ne peut pas, comme Rimbaud, tout donner avant 30 ans.
Rimbaud m’a beaucoup appris. Je n’arrivais pas à comprendre comment il avait pu quitter Paris pour l’Ethiopie. Maintenant, je sais : à ma façon, j’ai fait un voyage similaire, j’ai quitté New York pour venir ici près de Detroit. Le Michigan est mon Ethiopie, ce jardin est ma plantation de café à moi. Il me semble important de garder à l’esprit qu’on n’est jamais enchaîné à une situation : on peut changer un état de fait, le monde ne s’arrêtera pas de tourner pour autant. Dans notre culture actuelle, les gens veulent réussir à tout prix, ils n’osent pas prendre leurs distances, ne serait-ce qu’un temps, de peur de perdre leur place dans la course au succès. Pourtant, ces choses-là ne sont pas si importantes. Mon mari Fred m’a appris qu’il fallait ne pas avoir peur, ne pas se comporter ou se voir en fonction de l’opinion que les autres se font de vous. En vivant ici pendant seize ans, loin de tout, nous ne pouvions nous mesurer qu’à nous-mêmes. On ne se tournait pas vers d’autres pour juger notre vie et notre travail. Pendant toutes les années 80, je n’ai pas arrêté de bosser, j’ai écrit cinq livres que personne n’a lus : c’était à moi de juger mon travail. Je le rendrai public petit à petit. Nous avons beaucoup appris, beaucoup étudié. Fred a appris la navigation et passé son brevet de pilote d’avion, il a étudié Thomas Jefferson et l’histoire des Indiens d’Amérique - par son père, Fred était au quart indien, né dans une petite maison de montagne en Virginie de l’Ouest. Nous avons également beaucoup étudié le cinéma. Nous avons bossé dur, mais en privé. Nous menions une existence très simple. C’était une belle période, même si elle a demandé beaucoup de sacrifices : les enfants demandent du temps. Avant, nous avons voyagé un peu. Fred et moi sommes allés en Guyane en 81, à l’île du Diable, à Saint-Laurent, dans les prisons sur lesquelles Genet a écrit. A Cayenne, dans l’épicerie de la Légion étrangère, un groupe de jeunes Français s’est précipité vers nous en criant « Hey, Sonic, Patti Smith, mais qu’est-ce que vous faites à Cayenne ?! » Que quelqu’un nous reconnaisse alors qu’on était en pleine jungle, entourés d’Indiens portant des iguanes sur l’épaule, on n’en revenait pas…
Vous parliez de sacrifices : y avait-il une frustration de ne pas avoir de contacts avec l’extérieur pendant près de seize ans ?
Non. Mais voyager était devenu très difficile, alors que j’adore ça. Ça change aussi radicalement les habitudes de travail : avant, j’avais coutume d’écrire toute la nuit et de dormir la journée. Depuis des années, je me lève le matin à 7 h, je prépare les enfants pour l’école, je leur fais à dîner, je les aide pour leurs devoirs, je lave leurs vêtements, je m’occupe de cette maison, je plante des arbres : des travaux manuels, des taches domestiques très simples, mais que je n’avais jamais eu à faire. Un tout autre style de vie pour moi, qui avant ça transitais en permanence d’une petite chambre d’hôtel à Paris à une autre à New York, où je passais la nuit à écrire.
Vous n’avez jamais été nostalgique de ces années ?
Je n’avais pas beaucoup de temps pour la nostalgie. Ce qui me manque le plus, c’est les voyages et les amis. La scène ne m’a absolument pas manqué car j’aime travailler et j’étais très heureuse d’écrire. Je n’étais pas frustrée en tant qu’artiste. Mon groupe et son esprit de camaraderie m’ont manqué, Lenny Kaye m’a manqué, Robert Mapplethorpe m’a manqué, le bon café m’a manqué, travailler avec mon frère - qui dirigeait mon équipe - m’a manqué. Mais l’existence que j’ai menée ici était profondément satisfaisante. Sans Fred, c’est maintenant beaucoup plus difficile. Mes enfants et moi allons nous installer à New York. Cette maison est la nôtre, nous y reviendrons pour les vacances. Je suis très reconnaissante d’avoir pu vivre ces années ici. Si c’était à refaire, je ne changerais rien… J’aimerais juste que Fred soit vivant. Je suis fière que nous ayons su vivre très simplement, sans fêtes, sans restaurants, en bossant dur, avec les mêmes difficultés matérielles que n’importe qui : l’argent, la maison inondée en permanence, une fièvre à soigner chez les enfants. Je crois maintenant être prête pour n’importe quel type d’existence. Je ne suis plus gâtée.
L’avez-vous été ?
Je n’ai pas été élevée en enfant gâtée. Mes parents étaient des prolétaires, avaient du mal à joindre les deux bouts. Je suis devenue légèrement pourrie-gâtée plus tard (rires)… L’Europe a fait de moi une adulte gâtée.
La mort est omniprésente dans votre vie et votre carrière, beaucoup de vos idoles et de vos amis étant décédés. Comment expliquer que votre oeuvre ne soit jamais morbide ?
Je me suis toujours sentie bénie. D’abord parce que j’aime ma famille. Lorsque j’étais enfant, nous n’avions souvent pas de quoi manger et pourtant, nous étions heureux. Mes soeurs, mon frère et moi étions très proches, notre vie était pleine de camaraderie et de fantaisie. Mon père faisait preuve de beaucoup d’intelligence et ma mère avait tellement d’imagination qu’elle trouvait toujours le moyen de nous montrer la magie des choses, quelles que soient les difficultés. Un jour, il ne nous restait qu’1 dollar pour nourrir toute la famille : on a acheté pour 1 dollar de barres chocolatées, on les a posées sur le lit, on s’est tous assis autour en imaginant que nous étions en prison avec ces seules barres chocolatées comme nourriture (rires)… Dans les pires moments, ma mère savait rendre la vie amusante. J’ai hérité de cet esprit. Et puis je chéris les dispositions pour l’écriture qui m’ont été données, je chéris mon travail - une vision des choses que j’ai acquise avec Robert Mapplethorpe lorsque nous avions la vingtaine. J’ai toujours réalisé la chance que j’avais. Même maintenant, après avoir perdu Fred, je me rends compte du privilège qui m’a été donné de passer seize ou dix-sept ans avec lui. Nous avons deux beaux enfants. Je suis en permanence heureuse et reconnaissante d’être en vie - même si dernièrement j’ai connu des moments de déprime où je ne voulais plus sortir de mon lit. Etre vivant est un privilège, pas un dû. Si je l’avais oublié, voir mourir Robert Mapplethorpe me l’a rappelé. Lorsqu’il a appris qu’il avait le sida, en 87, il a tout fait pour rester en vie : il a essayé tous les médicaments, toutes les méthodes de soin, il est passé par tout ce qu’on peut imaginer sans jamais perdre la foi.
J’ai senti que je n’étais pas seule au milieu de nulle part. Le rôle des artistes est d’inspirer les gens et de les aider à se sentir reliés au monde. Beaucoup d’entre nous sont, d’une manière ou d’une autre, déconnectés de la société. Qui m’a aidé à passer le cap de mes 15-16 ans ? Arthur Rimbaud, son travail, son oeuvre, son énergie et ses idées. D’autres pourraient choisir Jésus, Picasso, Jackson Pollock…
Avez-vous essayé d’être une héroïne vous-même ?
Dans ma vanité juvénile peut-être, mais ça n’a jamais été ma motivation première. Je ne me considère pas comme une héroïne aujourd’hui. La fin des années 70 était très excitante car je débordais d’une énergie et d’une passion extrêmes, que je partageais avec les autres. Ce que je faisais personnellement n’était pas héroïque, mais ce qu’on faisait collectivement lors des concerts, cet échange mutuel entre le public et nous, relevait d’un certain héroïsme.
Vous étiez considérée comme une véritable icône. Y avez-vous travaillé ?
Non, j’étais moi-même. Je ne jouais pas la comédie. A la fin des années 60 et au début des années 70, lorsque certains de mes héros sont morts ou bien étaient en mauvais état Brian Jones, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Janis Joplin, Bob Dylan, les Stones, je redoutais que disparaisse le côté héroïque du rock’n’roll. Tout ce que nous avons fait, mon groupe et moi, n’était pas motivé par le désir de devenir des héros mais par la volonté de voir d’autres émerger et reprendre le flambeau. Je nous considérais comme une transition. Quand de nouveaux groupes comme les Sex Pistols, Clash ou Television sont arrivés, je me suis sentie soulagée. Je pensais qu’eux représentaient le futur, pas nous. Nous n’étions que la vieille garde qui leur avait ouvert la voie. J’ai toujours encouragé les gens à nous oublier et à créer leur propre groupe. Tout le monde en est capable - je n’étais rien, je ne savais pas jouer, pas chanter, je n’avais que du désir et quelque chose à exprimer.
Lors de notre tout dernier concert, devant 70 000 personnes à Florence, je leur ai dit pendant le dernier morceau, peut-être My Generation : « Venez, moi je m’en vais, ceci est maintenant votre scène. » Les gamins sont montés, se sont emparé de nos instruments et nous nous sommes retirés. Tous ceux qui étaient restés en bas devenaient hystériques car c’était leurs semblables qu’ils voyaient là-haut. Il est important qu’une génération soit toujours prête à renoncer à sa position pour laisser la place aux plus jeunes. Le rock appartient à tous mais, malgré tout, c’est fondamentalement un truc de jeunesse. Je ne reviens pas aujourd’hui pour prendre la place de quiconque. Je n’entre pas en compétition. J’essaie juste de dire des choses qui pourront peut-être aider ceux qui ont perdu des êtres aimés, ceux qui ont peur, les jeunes gens qui croient que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais je n’ai aucune leçon, aucun conseil à donner. Sinon de rester vrai.
Avez-vous jamais perdu, ou failli perdre, cette vérité ?
Lorsque j’ai pressenti un certain cynisme, j’ai tout stoppé. J’avais l’impression d’avoir dit ce que j’avais à dire, d’avoir réussi dans notre mission qui consistait à ouvrir de l’espace pour les jeunes générations. En Europe, nous commencions à avoir beaucoup de succès et je ne voulais pas que, n’ayant plus rien à dire, ma seule motivation soit d’en obtenir toujours plus. Il était temps de me retirer. D’étudier, de repenser mes motivations, de grandir. J’avais cessé de grandir en tant que personne et en tant qu’artiste, je risquais de ne plus être fidèle à mes valeurs et à moi-même. Dès que je m’en suis rendu compte, j’ai arrêté. Je n’ai donc rien fait malgré moi ou dont je puisse avoir honte.
Le fait que vous ayez arrêté ainsi fait de vous un cas unique. En général, les gens meurent ou capitalisent.
Fred était probablement la personne la plus idéaliste que j’aie jamais rencontrée. Il n’a jamais capitalisé sur son passé, ne s’est jamais vendu. Je regrette que les gens n’aient pas pu l’écouter dans les années 80 car c’était quelqu’un de très brillant. Mais il faisait preuve d’une rigueur extrême. Il a tout vécu, tout vu lorsqu’il faisait partie du MC5 : la corruption, les drogues, tout. Lui ne voulait rien de ça. Il voulait travailler, étudier et vivre en honnête homme.
https://youtu.be/LVIttmFAzek
Vous souvenez-vous du moment où vous avez compris que le rock’n’roll serait votre moyen d’expression ?
Personne n’en a été plus surpris que moi : ça ne m’était jamais passé par la tête. J’ai grandi dans les années 50 et au début des années 60, à une époque où le rock était un truc de mec. J’écoutais plutôt des chanteuses comme Piaf, Maria Callas, Nina Simone. Je n’étais ni musicienne ni bonne chanteuse - j’avais rêvé de devenir chanteuse d’opéra mais je n’étais pas assez douée pour ça. J’ai vu Dylan en 63, les Stones en 65, et pourtant jamais je n’ai pensé ou eu l’ambition d’entrer dans l’arène du rock. C’est arrivé de façon naturelle.
Sentiez-vous néanmoins que vous faisiez partie de ce monde ?
Mes parents écoutaient Duke Ellington, Stan Kenton, Helen Morgan ou Frank Sinatra ; chez eux, le rock’n’roll n’existait pas. J’étais une petite fille de 5 ou 6 ans lorsque j’ai entendu Little Richard pour la première fois : le choc a été intense, l’effet de cette musique immédiat. J’ai quasiment vu naître le rock’n’roll, j’ai grandi avec lui et m’en sentais très proche. Je me suis toujours considérée comme une extraterrestre. J’ai eu une enfance heureuse chez moi, j’aimais ma famille, mais ma vie à l’extérieur était moins rose : je me sentais différente des autres, notamment à l’adolescence. J’ai grandi dans un environnement qui accordait peu de place à l’art, où les gens travaillaient en usine ou dans leur ferme, avec comme uniques préoccupations de garder un toit au-dessus de leur tête et de nourrir leurs enfants. Pour l’art, il fallait aller à la ville. Nous vivions à Woodbury, entre Philadelphie et Atlantic City. Je passais mon temps à rêvasser. Lorsque j’ai voulu gagner de l’argent, je n’ai pas eu le choix : il n’y avait que l’usine. En y travaillant pendant quelque temps, j’ai compris que c’était un piège dont beaucoup ne sortaient pas. C’est là que j’ai écrit Piss factory.
Qu’est-ce qui vous a rendue différente ?
Peut-être certaines aptitudes, certaines aspirations. Je voulais devenir écrivain, voyager. Je vivais dans ce coin rural au sud du New Jersey mais j’aimais les poètes beat, William Burroughs, le jazz, Coltrane. Chez moi, personne ne s’intéressait à ce genre de choses, on me regardait comme une bête curieuse. Lorsque j’ai découvert Rimbaud, je me suis dit qu’il existait enfin quelqu’un qui ressentait les mêmes choses que moi, qui parlait une langue que je comprenais. Quand j’ai entendu Jim Morrison à la radio pour la première fois, je me suis sentie moins seule. Grâce à Bob Dylan et aux Doors, la poésie commençait à être intégrée dans le rock. Plus tard, avec mon groupe, je savais que nous aidions certains à se sentir moins seuls : j’étais fière de payer en retour ce que tous ces artistes m’avaient apporté. Je sais ce que c’est que de se sentir exclu, étranger, pas à sa place. Des gens me disent encore « Ton premier disque m’a sauvé la vie. » Je ne comprends pas très bien pourquoi, mais je me souviens que Highway 61 et Blonde On Blonde m’ont sauvé la vie. Pour moi, contribuer au bien-être d’une autre personne est le plus beau des succès.
Qui vous a fait découvrir la poésie, la littérature underground, la culture parallèle ?
Dans mon lycée, les élèves étaient majoritairement noirs, j’ai donc connu Coltrane et Nina Simone par mes amis. Mon père et ma mère, même s’ils étaient des parents stricts, étaient considérés comme des libéraux. Nous étions l’une des seules maisons où se retrouvaient, pour échanger des idées, des gens de toutes races et de toutes religions. Un jour, je devais avoir 12 ans, mon père m’a emmenée au musée à Philadelphie. Avant ça, je n’avais jamais vu d’art pour de vrai. Il y avait là des Manet, des Picasso, des Modigliani, des Salvador Dali. J’ai été bouleversée. Jusque-là, je voulais être missionnaire, comme Albert Schweitzer (rires)… Mais après avoir été confrontée à l’art pour la première fois, j’ai su que je voulais être artiste, et tout particulièrement peintre. Comme j’avais soif de peintures, je passais mon temps à feuilleter les livres d’art en librairie. J’ai découvert un jour que Modigliani lisait des bouquins sur un certain Rimbaud : il fallait à tout prix que je trouve ce poète. J’étais dans une librairie d’occasions lorsque la photo de ce garçon m’a sauté aux yeux. J’avais 15 ans environ. J’en suis tombée amoureuse sur-le-champ. J’ai ensuite tout découvert moi-même, chaque artiste me renvoyant à un autre. Je lisais tout ce que je pouvais, j’adorais la culture et la littérature françaises, je suis passée du classique au moderne, de Gérard de Nerval à Albert Camus. J’ai même connu William Burroughs par l’intermédiaire de Jean Genet ! J’ai économisé pendant des années pour aller à Paris : en 69, j’avais 22 ans, ma soeur et moi avons passé quelques mois à Montmartre, puis à Montparnasse. Là, nous vivions à huit dans une petite chambre de la rue Campagne-Première parce que Godard y avait filmé A bout de souffle et que Rimbaud y avait vécu.
Pensiez-vous être particulièrement douée en tant qu’artiste ?
Je ne pensais pas en termes de don, mais en termes de désir. En grandissant, j’ai senti que j’avais certaines dispositions, mais pas la ferveur physique d’un peintre. Autour de la vingtaine, j’ai compris que je ne serais jamais peintre et j’ai abandonné ce rêve. Mais j’ai fait des centaines de dessins. A 20 ans, en 67, j’ai rencontré Robert Mapplethorpe, qui m’a énormément encouragée à me concentrer sur l’écriture. Depuis toute petite, j’avais toujours écrit - des histoires pour mes frères et soeurs, ou bien des poèmes en écoutant Coltrane.
Vers 7 ans, vous avez eu la scarlatine : en quoi cet épisode a-t-il été déterminant ?
Deux choses sont survenues simultanément. Ma meilleure amie, qui avait trois ans de plus que moi, était atteinte de leucémie et avait sans arrêt des poussées de fièvre. Elle est décédée la nuit où j’ai déclaré ma scarlatine. Mes parents sont partis à l’hôpital pour lui donner du sang et lorsqu’ils sont revenus, elle était morte. Ils ont vu à ce moment-là que j’étais toute rouge, avec 40 de fièvre. Dans mon esprit d’enfant superstitieuse, j’ai pensé que mon amie s’était glissée dans mon corps. J’ai eu une très longue convalescence, avec interdiction de sortir du lit pour plusieurs mois, pendant lesquels je lisais en permanence. Je crois que mon paysage mental est devenu très fragile à ce moment-là, car je lisais des tonnes de contes et de bandes dessinées de super-héros, tout ça mêlé aux hallucinations provoquées par les fièvres. Je me rappelle particulièrement l’une d’entre elles. La porte s’est ouverte, une femme s’est approchée de moi en poussant un chariot avec des seringues hypodermiques. Elle avait une tête de renard et portait un tablier. J’étais réveillée, assise dans le lit et on se regardait. Pour ne pas garder ces visions effrayantes en moi, je me suis mise à les dessiner ou à les écrire.
C’est ce que j’ai fait toute ma vie : lorsque quelque chose me perturbe, que j’ai des visions ou des cauchemars, je les dessine ou les écris pour qu’ils cessent de me harceler. J’ai appris à transférer dans le travail ce que je ne peux pas contenir. Avec Gone again, j’ai fait passer ma peine dans le travail. Lorsque je me suis cassé le cou en tombant de scène, j’ai transféré ma douleur physique dans l’écriture et achevé la rédaction de mon livre Babel. Un processus de création que j’ai développé lorsque j’étais enfant.
La thérapie fonctionne-t-elle toujours ?
Je ne parlerais pas de thérapie, plutôt de transfert. Il ne s’agit pas d’analyser ou de comprendre pour pouvoir mieux supporter, mais d’évacuer dans le travail des émotions brutes, toute cette énergie qui nous submerge. Ce qui peut nous éviter le suicide, le meurtre ou la délinquance.
Quelles études avez-vous suivies ?
Je voulais intégrer une école d’art mais c’était impossible financièrement. Je me suis donc retrouvée dans une petite école qui formait des professeurs d’art. J’y suis restée trois ans, mais sans aller jusqu’au diplôme.
C’est durant cette période que vous avez eu un premier enfant.
A cette époque, lorsque ce genre de chose arrivait, surtout dans une petite ville de province, vous étiez considérée comme une moins-que-rien. J’avais 20 ans. J’ai été très raisonnable pendant toute ma grossesse, pour m’assurer de la bonne santé de l’enfant, puis je l’ai donné à adopter. Je n’étais absolument pas prête à construire une famille. Ma fille et moi nous sommes retrouvées il y a deux ans. Je ne l’avais jamais revue auparavant. Elle est musicienne, très intelligente et très douée je ne tiens pas à en dire plus pour respecter sa vie privée. Juste après sa naissance, en 67, je suis partie à New York pour commencer une nouvelle existence.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu Robert Mapplethorpe ?
C’était pendant l’été 67. Je suis allée à l’école d’art de Brooklyn pour rendre visite à un ami. Mais il avait déménagé et les nouveaux locataires m’ont dit qu’il y avait dans la chambre du fond quelqu’un qui pourrait savoir où habitait mon ami. En ouvrant la porte, j’ai vu ce garçon en train de dormir sur un canapé : il était très beau, les cheveux noirs et bouclés. Il s’est réveillé et m’a souri. C’était Robert. Notre entente et notre intimité ont été immédiates.
Est-ce la première rencontre déterminante de votre vie ?
Oui. C’était mon premier vrai compagnon. Il croyait en moi, nous nous sommes énormément encouragés mutuellement. La journée, je gagnais ma vie dans une librairie et nous passions toutes nos nuits à travailler ensemble. Robert bossait sans arrêt sur ses dessins et ses collages. Il ne faisait pas encore de photos il n’a commencé que fin 69. En 67, il voulait être sculpteur, disciple de Marcel Duchamp. Il faisait d’immenses collages avec des photos qu’il découpait dans les magazines. Lorsqu’il s’en est lassé, il a décidé de prendre ses propres clichés pour réaliser ses collages, comme Man Ray. Et la photographie est vite devenue son mode d’expression essentiel.
Qu’aviez-vous en commun ?
Physiquement déjà, la noirceur des cheveux, la maigreur, la pâleur du visage. Nous étions tous les deux solitaires, fauchés. Nous voulions devenir des artistes mais n’étions à notre place nulle part, même pas dans le microcosme artistique de New York. Nous nous sommes beaucoup aidés l’un l’autre. Il est difficile de raconter la beauté et la magie de notre histoire. C’était mon petit ami, nous étions jeunes, inexpérimentés, innocents, nous voulions apprendre le monde. Nous nous adorions, nous étions heureux. Les premières interrogations de Robert sur sa sexualité ne sont apparues que deux ans plus tard, lorsqu’il a pris conscience de ses pulsions homosexuelles. Nous n’en avions jamais parlé, je n’avais jamais vu qu’il les refoulait car il s’est toujours beaucoup occupé de moi.
Plus tard, le travail photographique de Robert est parfois devenu extrême et violent, sans limites et sans tabous. N’avez-vous jamais été effrayée par son monde intérieur ?
J’étais choquée par certaines de ses photos les plus hardcore, par certains clichés sadomaso, mais sa manière de les photographier était invariablement très belle. Il est toujours resté un artiste intègre respectueux de son sujet, n’est jamais devenu un voyeur, même s’il explorait des territoires inquiétants. Pour réussir une photo, une seule chose compte : la confiance entre le photographe et son sujet. Et Robert l’a toujours gardée. Je n’ai jamais eu peur pour lui en tant qu’artiste mais j’ai parfois redouté qu’il puisse, en tant qu’individu, être impliqué dans des situations dangereuses. Ce ne sont pas des modes de vie dont je suis familière. Nous ne partagions pas ces choses-là, Robert les gardait pour lui. Au moment où il s’est mis à prendre ce genre de photos, nous n’étions plus amoureux, chacun avait sa vie privée. The Coral sea, le livre que je viens de publier, est une sorte d’allégorie sur Robert. Un ami merveilleux, loyal, drôle, gentil, timide et modeste. Comme Lenny Kaye.
Lenny dit que lorsqu’il vous a rencontrée, en 71, vous ne connaissiez pas grand-chose au rock mais saviez que c’était quelque chose d’essentiel.
Mon amour du rock était d’une sincérité absolue, j’avais foi en lui. Avant de venir à New York, je n’avais jamais entendu parler du MC5, du Velvet Underground ou des Who, mais j’étais convaincue de la vérité du rock.
Quand avez-vous joué pour la première fois ensemble avec Lenny ?
En février 71. Je lui ai proposé de m’accompagner à la guitare lors d’une lecture de poésie à l’église Saint Mark de Manhattan. A l’époque, je travaillais avec Sam Shepard, qui m’encourageait à écrire des chansons et à chanter. Avec Robert, je fredonnais déjà des petites chansons de blues ou de jazz, d’Hank Williams ou de Robert Johnson, mais jamais je n’avais envisagé d’en faire quelque chose de sérieux. Même lors de mes petites performances avec Lenny, je n’ai pas une seconde pensé que je chanterais un jour avec un groupe de rock. Mais on m’a poussée dans cette direction : Sam, Robert, Todd Rundgren, les membres du Blue Oyster Cult, qui m’avaient même demandé en 71 d’être leur chanteuse, et pour qui j’avais écrit quelques textes. Moi, je pensais surtout à la poésie et à l’écriture.
Quels étaient vos rapports avec la scène artistique new-yorkaise ?
Avec Robert, qui se sentait très proche de l’univers d’Andy Warhol, nous gravitions autour du Chelsea Hotel. Je participais à des pièces de théâtre avec des membres de la Factory mais ne faisais partie d’aucun mouvement, je travaillais dans mon coin avec mes amis. J’ai écrit une pièce avec Sam Shepard, publié mes petits livres de poésie. Mon grand projet, en 73, était d’écrire un livre sur Rimbaud. J’ai même cherché de l’argent pour me rendre en Ethiopie car je n’arrêtais pas de faire le même rêve : je retrouvais une valise, enterrée à Harar, renfermant tous ses textes cachés. C’était ma mission. Comme quoi j’étais loin de songer à un groupe de rock. Mon projet de voyage en Ethiopie n’a pas vu le jour, mais j’ai réussi à aller cette année-là à Charleville, sa ville natale, visiter le musée Rimbaud et passer du temps dans cet endroit merveilleux qui s’appelait le bar Rimbaud - tout blanc, avec Rimbaud écrit au néon. J’espère bientôt publier ce livre sur Charleville, que j’ai déjà bien entamé, avec la vingtaine de photos que j’y ai prises à cette époque.
En 73, j’ai donc écrit de plus en plus, de la poésie surtout, et me suis remise à faire des lectures accompagnée par Lenny à la guitare. Début 74, Richard Sohl s’est joint à nous au piano. Et à Pâques 74, avec huit autres personnes, j’ai vu pour la première fois jouer Television, au CBGB. J’ai été très impressionnée, tout particulièrement par Tom Verlaine, avec qui je suis devenue amie.
Y a-t-il eu un moment précis où vous avez décidé de former un groupe ?
Si un événement m’a fait franchir le pas, c’est ce concert de Television. Ils travaillaient dans le même esprit que nous en mélangeant la poésie au rythme, ça m’a donné des idées. En 74, une année fantastique, tout s’est précipité : nous avons donné beaucoup de concerts au CBGB et au Max’s Kansas City, Lenny voulait que le groupe s’étoffe, Ivan Kral nous a rejoints. J’avais déjà commencé à chanter, notamment du jazz et des ballades, mais je voulais que la poésie reste prioritaire. Je n’étais donc pas encore prête pour un batteur : nous étions deux guitaristes, un pianiste et une chanteuse. En juin 74, nous avons enregistré Piss factory et Hey Joe, notre premier single, sur le petit label de Robert Mapplethorpe. Nous n’avions pas encore tous les composants d’un groupe de rock, mais nous en avions l’énergie. En concert, à trois, on jouait déjà Land, Gloria, Free money, la plupart des morceaux qui se retrouveront sur Horses. Jay Dee Daugherty, qui travaillait comme DJ au CBGB, faisait toujours notre son lorsqu’on y jouait. Comme il était aussi batteur, il s’est joint à nous début 75. J’étais prête. Toutes ces étapes n’ont jamais été planifiées, ça s’est toujours fait spontanément.
Horses, votre premier album, s’ouvre avec le fameux vers « Jesus died for somebody’s sins but not mine ».
Qui date en fait de 70 et qui m’a été inspiré par Camus. A cette époque, je n’avais pas grand-chose d’une pécheresse (rires)… Pour moi, le plus grand des péchés est de blesser ou de nuire à autrui et j’ai toujours, dans la mesure du possible, essayé de l’éviter. J’étais très impulsive lorsque j’étais jeune, je n’en faisais qu’à ma tête, je disais tout ce que je voulais. Je pouvais facilement passer aux insultes, j’aimais le blasphème et la provocation - sans prêter vraiment attention au mal que je pouvais faire à ma famille. Si j’ai écrit « Jesus died for somebody’s sins but not mine », c’est parce que je voulais me donner la liberté, en art, d’imaginer n’importe quel scénario. Ce qu’on essayait de faire était considéré comme choquant à l’époque - qu’on dise fuck, qu’on chante Rock’n’roll nigger, que je fasse du feedback avec ma guitare, que je me traîne à genoux sur scène. J’ai été très critiquée pour ce vers, on me reprochait de ne rien respecter. Je le faisais pour élargir l’espace de création, casser le carcan très contraignant dans lequel on était censés s’exprimer. Le monde du rock’n’roll était particulièrement conservateur lorsque j’y suis entrée : un business qui arrondissait les angles, pas de femmes, pas de personnalités fortes, pas de remises en cause. Nous n’avons d’ailleurs jamais eu beaucoup de succès en Amérique, nous prêtions trop à controverse. Mais je ne faisais rien par simple plaisir de provoquer, je voulais humblement redonner aux jeunes générations l’envie de s’exprimer dans le monde du rock.
Il fallait pour ça reconquérir un espace qui leur avait été confisqué. J’ai toujours été persuadée que le rock était leur domaine, un domaine où ils pouvaient exprimer leurs joies, leurs peines, leurs colères. Le rock n’était pas supposé faire prospérer le gros business et les groupes dinosaures, il était fait pour appartenir aux individus. Nous considérions que notre mission était de rendre le rock aux jeunes gens. Il suffit de voir nos tracts, nos professions de foi… Souvent, à la fin des concerts, je m’asseyais sur le bord de la scène, les gens venaient me parler et je leur passais ce message. On s’est souvent moqués de nous, nous trouvant ridicules, naïfs ou idéalistes. Le batteur de U2 nous a vus parler à des garçons en colère dans une petite église irlandaise, il m’a dit que c’est ce qui lui a donné envie de faire partie d’un groupe.
Il y a une image du pape Jean-Paul Ier sur la pochette intérieure de Wave. Quelle était alors votre relation avec la religion ?
Je n’ai jamais souscrit à aucune religion, au sens dogmatique du terme. Ce qui m’intéresse est de savoir où en est ma relation avec Dieu, ma capacité à prier, mon aptitude à sentir Dieu en moi. J’ai été élevée comme Témoin de Jehovah jusqu’à l’âge de 12 ans mais, depuis, je n’ai jamais été tentée d’adopter une religion, je ne voulais pas m’enfermer dans une doctrine. J’ai étudié la Bible, mais seule. Je trouve de belles choses dans chaque religion : la prière dans l’islam, la méditation bouddhiste, certains préceptes chrétiens. Mais pas les dogmes. J’avais le sentiment qu’humainement Jean-Paul Ier était quelqu’un de bien, qu’il allait apporter une dimension plus humaine au Vatican. Il n’est resté pape que soixante jours. Je le voyais comme un berger et non comme une icône catholique.
Quels étaient durant toutes ces années vos rapports avec la drogue ?
Il y en avait énormément autour de moi, beaucoup de gens y succombaient. Moi, je refusais d’en prendre. A partir de 74 et pendant quelques années, j’ai fumé de l’herbe. Avec la coke et quelques autres substances, j’ai fait de rares essais que je traduisais aussitôt par écrit. Mais l’idée d’injecter des produits chimiques dans mon corps ne me séduisait absolument pas. Tout ça n’était pas fait pour ma petite santé fragile. Pour moi, les drogues ont toujours relevé de l’expérience, je n’ai jamais cru à leurs vertus de convivialité ou de plaisir. J’avais même abandonné l’idée de fumer des cigarettes car elles me rendaient malades. J’avais vu ma mère, accro au tabac, s’effondrer en larmes lorsqu’elle n’avait pas assez d’argent pour s’acheter un paquet de clopes : je m’étais dit très tôt que si je devenais aussi dépendante, ça foutrait ma vie en l’air. Par contre, la marijuana et le côté spirituel de l’herbe me plaisaient, je me sentais proche de la philosophie des rastas, que j’ai beaucoup fréquentés.
Beaucoup de mes héros avaient des rapports très intimes avec la dope, mais ça n’a jamais été ce qui m’intéressait chez eux. Voir quelqu’un mourir d’abus de drogue ou d’alcool n’a rien de romantique. J’accordais une dimension romantique à leur travail, leurs écrits ou leur musique, jamais à leur style de vie. Je ne cherchais pas à vivre comme eux mais à créer, à m’exprimer comme eux l’avaient fait. Les dons d’un artiste ne viennent jamais de la drogue. Rimbaud n’en a jamais eu besoin, il était très austère et trouvait les drogues ennuyeuses. Je pense que Baudelaire, sans ça, aurait quand même atteint ce qu’il cherchait. A la fin des années 70, j’ai cru que fumer de l’herbe était important pour mon écriture. Mais lorsque j’ai arrêté, je me suis rendu compte que j’écrivais aussi bien, sinon mieux.
Y avait-il des aspects dangereux dans votre personnalité ?
Ma façon de me conduire sur scène était dangereuse car j’allais aussi loin que possible, je me livrais entièrement pour essayer d’atteindre une sorte d’absolu. J’allais parfois trop loin. Mais je n’avais aucun penchant pour l’autodestruction dans ma vie quotidienne. Ma motivation principale est de délivrer, une fois au moins dans ma vie, une grande oeuvre d’art : ça peut paraître prétentieux, mais ça m’a protégée. En me retirant du monde du rock en 79, je pensais que ce que j’avais à y faire était fait. Je me sens avant tout écrivain et dans ce domaine, je suis loin de penser que mon grand oeuvre est derrière moi. J’ai conscience de n’avoir encore rien écrit qui ait une portée universelle. Je suis satisfaite de mon travail dans l’univers du rock, alors que j’ai encore à faire mes preuves en tant qu’écrivain. A bientôt 50 ans, j’imagine mon avenir dans la littérature plutôt que dans le rock. Même si, pour la tournée qui s’annonce, je me sens très forte.
Vous êtes passée en très peu de temps du statut de fan à celui de star, surtout en Europe. Ce changement ne vous a jamais fait tourner la tête ?
Je ne me suis jamais sentie star comme l’étaient les Stones par exemple, il y avait beaucoup moins de barrières entre le public et nous. Il n’y a qu’à la toute fin que ça aurait pu me faire tourner la tête. J’ai décidé d’arrêter pour des raisons philosophiques et personnelles : j’étais tombée amoureuse de Fred et il était trop douloureux d’être séparée de lui. Jusque-là, pendant toutes ces années, je me livrais entièrement sur scène. Alors que je jouais en Italie devant 70 000 personnes déchaînées, je n’avais qu’une envie : être avec Fred. Je n’étais plus capable de me donner tout entière car je voulais me consacrer à mon futur mari : il était temps de partir.
Vous rappelez-vous quand vous avez décidé de vous retirer ?
J’ai rencontré Fred en 76. En 79, au retour d’une tournée, nous avons réalisé que nous ne pouvions plus nous séparer. J’ai alors décidé de me consacrer à notre vie commune. En réalité, lorsqu’on enregistrait Wave, je savais déjà que ce serait l’ultime album du groupe d’où son titre. Mais je ne l’ai dit à personne. Dans le dernier morceau du disque, Broken flag, je dis qu’il est temps de passer le flambeau à une autre génération. C’était ma chanson d’adieu. J’ai fait une dernière tournée européenne sans dire que ce serait la dernière - je n’aime pas les commémorations - et je suis partie rejoindre Fred à Detroit.
https://youtu.be/qcmZIO9G1kg
Vous avez disparu sans donner d’adresse. Même vos amis ne pouvaient plus vous joindre.
En tournée, entre les hôtels et la scène, on vit dans un monde factice, on s’arrête de grandir. C’est très excitant, mais aussi d’une grande solitude. Je n’ai jamais regretté ma décision d’arrêter. J’avais besoin de m’enrichir spirituellement et intellectuellement. Fred et moi avons voué nos vies l’un à l’autre, à notre famille, à notre travail. Nous avons décidé de construire notre existence à partir de rien, de tenter un nouveau départ. Et Fred était quelqu’un de très secret.
Vous sentez-vous toujours proche des gens seuls ?
C’est Jean Genet qui a dit « Je suis pour l’homme, seul« . L’artiste en moi se sent solitaire, mais pas l’individu : j’ai de bons amis, une merveilleuse famille, mes parents sont vivants, j’ai mes soeurs, mon groupe, Lenny, les encouragements des gens. Fondamentalement, je me sens heureuse. Personne ne remplacera Fred, ni mon frère, ni Robert, mais ils sont tous les trois en moi. La solitude que je ressens parfois n’est que ce couloir sombre par lequel passent les artistes. Il faut descendre tellement profondément en soi pour en sortir quelque chose qu’on s’y retrouve forcément seul. Il n’y a rien à faire contre ça. On sort de ce tunnel à chaque fois qu’on crée quelque chose d’intéressant, puis on y retourne aussi sec, insatisfait, pour se battre avec soi-même. J’ai connu des moments de satisfaction, mais je pense que je peux aller plus loin, éclairer plus profond. Lorsque j’aurai le sentiment de n’en être plus capable, j’irai au Maroc vivre dans une petite maison. Au bord de la mer.
Propos recueillis par Christian Fevret
{"type":"Banniere-Basse"}