Yves Ravey construit un texte tendu aux allures de roman noir. Une atmosphère de scénario hollywoodien pour mettre en scène l’insondable angoisse de son héros.
“J’ai revu Kowalski au bord du précipice, le jour où la voiture de Tippi est sortie de la route. Il contemplait le vide, l’air hagard. Je connaissais bien Kowalski. Sa profession, agent d’assurances à la compagnie Pacific, mais aussi, depuis pas mal de temps, amant de Tippi, ma femme, morte dans l’accident. C’est son corps à elle que je cherchais à distinguer maintenant, parmi les débris, au fond du ravin.” Ce premier paragraphe, concentré de l’univers et de l’écriture d’Yves Ravey, nous jette dans un roman qui, jusqu’à la fin, nous étourdit.
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Deux hommes au bord d’un précipice. Une femme dont on peut supposer que le prénom fait allusion à Tippi Hedren, actrice hollywoodienne des années 1960, premier rôle dans Les Oiseaux et victime du harcèlement obsessionnel d’Hitchcock. Un amant qui nous renvoie à un film de Billy Wilder. Dans Assurance sur la mort, un employé de la Pacific All Risk Insurance Company à Los Angeles projetait de tuer le mari de son amante pour s’en débarrasser et empocher de l’argent en maquillant le meurtre en accident.
De telles références, on en relèvera d’autres dans cette histoire, mais il n’est pas forcément utile de les décrypter. Le cinéma et le roman noir américain constituent à la fois une atmosphère et un trompe-l’œil, car Ravey n’est ni dans l’imitation ni dans la nostalgie d’un genre narratif. Ce terreau fertile, il le nourrit de son propre univers.
Un narrateur cachotier
Ce grand styliste écrit depuis vingt-cinq ans, avec une régularité de métronome, des pièces de théâtre et surtout des romans, sombres intrigues disséquées au bistouri, jusqu’à Trois jours chez ma tante qui, en 2017, lui a valu de se retrouver sur la liste des sélections du Goncourt. Livre après livre, Ravey creuse dans ses obsessions, et ses personnages forment une grande famille d’inadaptés toujours un peu égarés. On ne sait si le narrateur de Pas dupe, Salvatore Meyer, est un idiot ou un roublard, une victime ou un meurtrier ; il est le narrateur du livre et nous raconte ce qu’il veut bien nous raconter. Mais il va avoir affaire à un coriace : l’inspecteur de police Costa Martin Lopez.
La question de départ – l’amant ou le mari ont-ils provoqué l’accident de Tippi ? – se complexifie alors qu’on découvre les circonstances du drame
L’intrigue est à la fois précise et farfelue, semée d’embûches pour égarer le lecteur. Jusqu’au dernier paragraphe on ne saura pas qui dupe qui, car cette histoire en apparence banale s’avère abracadabrante. La question de départ – l’amant ou le mari ont-ils provoqué l’accident de Tippi ? – se complexifie alors qu’on découvre les circonstances du drame. En particulier l’étrange relation de soumission que Salvatore Meyer semble avoir entretenue avec sa femme, et son rôle de souffre-douleur, voire de larbin, qu’il a joué dans l’entreprise de son beau-père où il est employé – une entreprise de démolition, soit dit en passant. Tout ceci intrigue un inspecteur tout droit sorti d’un film de série B, qui évolue en s’éventant de son panama dans une Californie reconstituée, parmi de grandes maisons séparées par des pelouses.
Une angoisse diffuse
La langue de Ravey colle parfaitement à cet univers. Une écriture blanche, maîtrisée, où l’auteur glisse quelques formules dignes d’un dialogue des années 1950. “Vous êtes un des premiers, monsieur Meyer, à venir sur les lieux, vous êtes son mari, et vous ignoriez ce qu’elle allait faire dans la ville voisine, sur une route aussi dangereuse, si tôt le matin, c’est curieux, non ?” Mais, même si l’on étudie tous les aspects de ce texte, quelque chose encore nous échappera.
Car il y a un mystère Ravey, et c’est cela qui crée l’atmosphère particulière de son roman. Prof de collège qui jamais n’a quitté sa Franche-Comté natale, écrivain obsessionnel travaillé par la perte, l’auteur de Pris au piège (2005) et Cutter (2009) raconte volontiers en interview ne jamais jeter aucun papier, conserver jusqu’au moindre ticket de métro et ne pouvoir traverser une rue sans imaginer qu’un camion va surgir et l’écraser.
Une angoisse diffuse, permanente, colore ses romans. Le narrateur comme les autres protagonistes de Pas dupe sont embarqués malgré eux dans une société qui les encourage à miser l’argent qu’ils n’ont pas et à endosser des rôles pour lesquels ils ne sont pas taillés. Il y aura seulement une phrase sur le milieu d’origine de Salvatore Meyer. Elle indique que son père vit dans un mobile home, sur un parking, quelque part en Arkansas. Et cette phrase est peut-être la clef du roman entier.
Pas dupe (Minuit), 144 p., 14,50 €
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