Mêlant artistes et chefs, Cookbook’19 explore le “devenir-art de la cuisine et le devenir-comestible de l’art”. Un panorama tiraillé entre préoccupations écologiques et pur plaisir régressif.
Non, l’horizon culinaire du monde de l’art ne se réduit pas aux cacahouètes apéritives. Ou alors faudrait-il imaginer qu’elles puissent faire l’objet d’un rituel communautaire, que soient mis en situation les réseaux économiques qu’elles activent ou bien qu’un procédé néo-alchimique les rende post ou méta-cacahouètesques.
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Le dîner, une histoire de performances
Pour les artistes, les rapports à la nourriture, une fois éludée la question de sa représentation, ont souvent été envisagés sous l’aspect du dîner. Dans l’histoire de l’art, les exemples de dîners d’artistes sont nombreux. En octobre 1971, Gordon Matta-Clark et Carol Goodden ouvrent le restaurant FOOD à New York.
Les “Special Guest Chef Night” verront, trois années durant, se succéder aux fourneaux un noyau dur de l’underground new-yorkais, de Gordon Matta-Clark lui-même (cuisinant des os “à la Matta” avant d’en faire des colliers portés par les convives) à Robert Rauschenberg. Aujourd’hui, et après les cultissimes performances “Soup/No Soup” de Rirkrit Tiravanija initiées à la fin des années 1990, le dîner comme art total se retrouve du côté de la scène project-space.
L’anthropologie de l’assiette
A Paris, c’est notamment le cas chez Tonus, dont la proposition “Jacent Varoym” consistait en un dîner à fort potentiel visuel ajouté ; du côté de The Community, qui invitait l’artiste Lei Saito à concevoir un “Paysage de superbouffe” (“Superfood Landscape”) ; ou encore chez Glassbox, où le collectif Les 3 Gros prétextait l’organisation d’un “Dîner pour deux” (et ses voyeurs-spectateurs) pour naviguer entre mode, design et performance.
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— Ville de Montpellier (@montpellier_) February 9, 2019
Lorsque Nicolas Bourriaud et Andrea Petrini allient leurs expertises et proposent une exposition autour de la cuisine, ce n’est pas ce rapport-là qui retient leur attention. Respectivement commissaire d’exposition et critique culinaire, ils se concentrent sur une interaction qui serait tout autant “le devenir-art de la cuisine et le devenir-comestible de l’art”. Le dîner, davantage centré autour de l’expérience communautaire, s’élargit par l’inclusion des chefs à une approche au plus près de la matière, débordant la critique institutionnelle pour s’en aller regarder du côté de l’anthropologie de l’assiette.
Matières et dérivés synthétiques
En 2013-2014, une première itération de Cookbook voit le jour au palais des Beaux-Arts à Paris. A Montpellier ce printemps, La Panacée accueille un deuxième volet et invite vingt-cinq chefs et vingt artistes à investir l’intégralité des espaces. Il faut dire qu’en cinq ans le domaine a connu des transformations suffisamment radicales pour éviter la redite. Certes très éclectiques, les œuvres révèlent une préoccupation transversale : l’exploration de la matière intègre la sensibilité aux mutations écologiques ou à l’invasion du quotidien par les dérivés synthétiques.
Cookbook'19 opens tomorrow! @LaPanace in #Montpellier.
Burnt Wood, Smoke, Dirt, River? 🍦🍧
Get your ice-cream flavored after paintings by #DavideBalula.
Images: Davide Balula, "Painting the Roof of your Mouth", 2015 pic.twitter.com/obeUcSbyQ2— galerie frank elbaz (@frank_elbaz) February 8, 2019
Considérée sous cet angle, Cookbook’19 ne tombe pas de nulle part. Elle s’inscrit dans le prolongement de la dernière grande exposition à avoir occupé tous les espaces de La Panacée, Crash Test, qui, l’an passé à la même époque, explorait la “révolution moléculaire” s’exprimant dans la production de jeunes artistes actuels.
Matière viandesque de laboratoire
Cookbook’19, on s’en doute, ne met pas franchement l’eau à la bouche. En collaboration avec le chef Daniel Burns, l’artiste plasticien Davide Balula propose un stand de glaces aux parfums “bois brûlé”, “fumée”, “poussière” ou “rivière”. Painting the Roof of Your Mouth (Ice Cream) (2015) est une “rétrospective comestible”, au sens où chaque parfum rejoue une série de toiles dont l’artiste a obtenu la couleur par un procédé similaire – en les brûlant, en les enterrant ou en les imprégnant.
Plus loin, Charlie Malgat projette sa vidéo HD Steak / Monocellular Spleen (2016), litanie plaintive d’une nouvelle matière viandesque fabriquée en laboratoire. Ou encore les empreintes digitales façon boîte de Petri de l’équipe de René Redzepi, le chef du fameux restaurant danois Noma.
L’hérésie libératrice
Dans l’ensemble, la sensibilité matiériste se fait ludique : à travers les mozzarellas géantes (Riccardo Camanini), les papillons-charcuteries (Iñaki Aizpitarte) et autres spaghettis d’artistes (Pasta Utopia, projet de Mathieu Mercier invitant quatre-vingts artistes à inventer une nouvelle forme de pâte) faisant ressurgir un plaisir régressif et une candeur originelle, qui, chez les chefs comme chez les artistes, se perdent souvent face à la rationalisation à l’extrême de ces deux états.
Parce que l’un et l’autre sortent de leur rôle, l’hérésie devient libératrice ; elle devient source d’une créativité à nouveau déliée de l’impératif de rentabilité. Quant à savoir si cette créativité fait forcément œuvre, c’est encore une autre histoire – une question vite dissoute dans la temporalité éphémère de la plupart de ces expérimentations. Ingrid Luquet-Gad
Cookbook’19. Jusqu’au 12 mai à La Panacée, Montpellier
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