Du journalisme à l’activisme : toute la vie de l’icône féministe dans ses mémoires. Ou comment la liberté de se réapproprier l’espace collectif et public s’acquiert et se transmet.
En 1963, à 29 ans, Gloria Steinem se déguise en Playboy Bunny. Jeune journaliste, pratiquant l’enquête undercover, elle vient de se faire engager pour un job de Bunny – ces jeunes serveuses en microcostume de lapin, l’emblème du magazine de sexe Playboy – au Playboy club de New York.
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Cela donnera l’un des meilleurs textes du nouveau journalisme (publié par Show magazine, traduit en France en 2016 dans la revue Feuilleton), qui dénoncera le comportement des hommes à l’égard de ces femmes, leurs avances sexuelles limites. En 1969, elle couvre pour New York Magazine une prise de parole des femmes sur l’avortement dans le sous-sol d’une église à Manhattan.
Avortement clandestin
Elle dira plus tard que c’est à ce moment-là qu’elle est devenue militante féministe, elle-même ayant avorté à Londres à l’âge de 22 ans. Le reste appartient à l’histoire : Gloria Steinem est devenue une immense figure du féminisme américain.
Et cinquante ans après 1969, sa prise de conscience, et le texte qu’elle publia aussi, After Black Power, Women’s Liberation, qui la rendit célèbre, Gloria Steinem dédie aujourd’hui ses mémoires au docteur John Sharpe de Londres, “qui en 1957, alors que l’avortement en Grande-Bretagne était autorisé uniquement si la vie d’une femme était en péril – il faudrait attendre dix ans et la loi de 1967 pour élargir le dispositif –, prit le risque considérable de fournir l’attestation nécessaire à une jeune Américaine de 22 ans qui se rendait en Inde.
Sachant seulement qu’elle avait rompu des fiançailles pour un avenir incertain, il lui avait dit : ‘Vous devez me promettre deux choses. D’abord que vous ne révélerez mon nom à personne. Ensuite, que vous ferez ce que vous voulez de votre vie.”
Juste avant MeToo, se déclarer féministe était devenu une preuve de ringardise
C’était il n’y a pas si longtemps et aujourd’hui nous avons tendance à l’oublier : quand les femmes ne pouvaient pas faire ce qu’elles voulaient de leur vie parce qu’elles tombaient enceintes, qu’elles le veuillent ou non, et n’avaient pas le droit de faire ce qu’elles voulaient de leur corps. Et dire que, juste avant MeToo, se déclarer féministe était devenu une preuve de ringardise.
La bougeotte
Il faut se plonger dans les mémoires de Gloria Steinem pour raviver la sienne, de mémoire, et voir à quel point il aura fallu, et il faudra encore longtemps, rester vigilantes. Ma vie sur la route nous entraîne aux origines d’une prise de parole féministe à travers les Etats-Unis. Car Steinem a d’abord la bougeotte, au risque d’être incapable d’avoir un “foyer” (un home), ce qu’elle finira par se construire à la fin de ce récit, alors qu’elle a déjà 76 ans (elle en a 84 aujourd’hui).
Découvrant enfin qu’elle peut avoir un chez-soi “et” voyager – dans la vie de Gloria Steinem, comme dans la vie des femmes, c’est ce “et” qui est primordial, la clé d’une vie libre. On peut être une femme “et” voyager, avoir un amant “et” être libre, travailler “et” avoir des enfants, etc.
Le sort de sa mère, malade et invalide, lui fait prendre conscience de l’injustice réservée aux femmes.
Aux origines de ce goût du voyage, du nomadisme, une enfance à bourlinguer en caravane avec sa sœur et ses deux parents. Un père qui ne peut pas tenir en place, alors que sa mère, malade, deviendra invalide. Le père divorcera car il ne peut pas supporter la maladie de sa femme, qui, elle, ne retrouvera pas de travail.
Cercles de paroles féministes
“Mes parents ont tous deux payé le prix fort pour leur vie atypique. Mais au moins mon père avait-il choisi sa voie. S’il n’a jamais réalisé ses rêves, ma mère n’a même pas pu poursuivre les siens.” C’est cette dualité qui forge Steinem : la vie nomade du père qui lui fait prendre la route, et le sort de sa mère qui lui fait prendre conscience de l’injustice réservée aux femmes.
Elle devient community organizer, et passe le reste de sa vie à voyager d’une ville à l’autre pour organiser des cercles de paroles féministes.
C’est d’ailleurs lors de son premier voyage en Inde, dans les années 1950, qu’elle découvre l’importance de ces prises de paroles pour changer la vision, et la vie, des citoyen.ne.s. “C’était la première fois que je voyais à l’œuvre la magie du groupe où chacun peut s’exprimer, où tout le monde doit écouter, où l’important est d’arriver à un consensus, quel que soit le temps nécessaire.”
De retour en Inde dans les années 1970, Steinem décide, avec d’autres féministes, de s’inspirer de “l’arsenal tactique de Gandhi dans une brochure destinée aux féministes à travers le monde. Après tout, le satyagraha – la résistance non violente – était parfaitement adapté aux femmes, tout comme les manifestations géantes et les boycotts de consommateurs.”
Pour mieux découvrir que derrière Gandhi, c’est une femme, Kamaladevi Chattopadhyay, qui lui a tout appris. “Nous nous étions laissé berner par la théorie du Grand Homme seul artisan de l’Histoire (…)” Pour reprendre les mots de la poétesse Vita Sackville-West : “J’adorais les hommes morts pour leur force, oubliant que j’étais forte.” Il faut lire ces mémoires d’une femme qui n’oubliera pas qu’elle est forte, et continuer longtemps encore à s’en inspirer.
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