Elle est la seule rédactrice en chef au monde sur les questions de représentation des femmes et du genre. Jessica Bennett, journaliste au « New York Times » nous parle du traitement du harcèlement sexuel dans les médias, du sexisme insidieux, et de la ligue du LOL.
La question du traitement des femmes dans les médias, cela fait bien longtemps qu’elle y est confrontée. Avant de devenir en 2017 la première « gender editor » de la planète, Jessica Bennett a passé quasiment toute sa carrière à s’intéresser à la condition des femmes dans la société. Au cours de ses années de journaliste pour Newsweek, elle a enquêté sur une histoire méconnue : en 1970 quarante-six femmes journalistes ont porté plainte contre le magazine pour discrimination. De son engagement, Bennett a aussi tiré un livre, Le Fight Club Féministe (Ed. Autrement), dans lequel elle raconte son expérience face au sexisme insidieux qui frappe la société et particulièrement monde du travail, mais aussi comment la sororité l’a aidée.
“Gender Editor”, en quoi cela consiste exactement ?
Jessica Bennett – J’ai commencé en octobre 2017, au même moment de l’affaire Weinstein, mais le poste était déjà prévu bien avant. Le timing était un peu accidentel. Beaucoup de gens se demandaient si c’était une réponse à l’élection de Donald Trump, ou au mouvement MeToo, et bien sûr, en un sens, le timing n’aurait pas pu être plus parfait puisqu’il y a tellement de choses à dire et sur lesquelles écrire. Je dis souvent que c’est comme un chef de rubrique normal, mais plus en colère. Parce que personne ne sait vraiment ce que cela signifie, et les gens sont vraiment confus. Mais principalement, mon travail est de penser à la manière dont nous traitons les questions de genre et de droits des femmes au sein du New York Times. Cela signifie qu’il faut aussi amener de nouvelles idées, et de nouvelles déclinaisons. Cette année, nous avons lancé une newsletter axée sur les femmes, mais aussi une série de conférences qui se déroulent chaque année pour faire vivre ces questions et sensibiliser davantage de personnes. Plus largement, nous savons qu’il y a un réel problème dans notre lectorat. Davantage d’hommes que de femmes s’abonnent au New York Times. Ce n’est pas un fossé énorme, il est plus petit qu’il ne l’a jamais été. Mais c’est là. Et du coup c’est important et stimulant pour moi de savoir qu’il y a un enjeu concret autour de ma fonction qui est de réduire cet écart.
Est-ce que le besoin de création de ce poste a été facile à faire accepter en interne ?
Le journal m’a énormément soutenue et encouragée. Et bien sûr, les dirigeants n’étaient pas obligés de créer cette fonction, mais pour autant ils l’ont fait, ils ont mis de l’argent, des ressources, et ont affirmé publiquement leur implication. Mais c’est un titre qui n’a jamais existé auparavant, avec une très petite équipe, et la façon dont elle s’intègre au sein de la structure plus grande de la rédaction a parfois un peu perturbé les autres. Nous avons beaucoup de défis à relever puisque que ce soit dans les rubriques économie, politique, mode… La question du genre intervient partout. Nous devons finalement travailler avec des douzaines et des douzaines de personnes issues de toutes les rubriques, et de tous les supports confondus (presse, web, vidéos…). Il faut aussi trouver des partenariats à l’extérieur, c’est un peu comme être un petit entrepreneur à l’intérieur même de la rédaction. Parfois c’est un peu difficile, mais c’est aussi un véritable challenge.
Quelques jours après que le New York Times a sorti son enquête sur Harvey Weinstein, l’un de vos reporters a été accusé de harcèlement sexuel par plusieurs journalistes. Comment cette affaire a-t-elle été traitée en interne ?
Il a été très vite mis à pied et renvoyé. C’est vraiment dingue de couvrir ce tournant culturel qu’a créé l’affaire Weinstein et de le voir se passer sur son lieu travail. Je n’ai pas été impliquée dans la décision de sanction bien sûr, mais c’est un sujet sur lequel nous avons énormément débattu en interne, les gens exigeaient une complète transparence sur ce qui se passait. Nous avions ouvert à la voie à une libération de la parole des femmes grâce à nos enquêtes, donc nous nous devions d’être intransigeant et de permettre la même chose dans nos murs. Pour ce que cela vaut je pense que la direction a très bien géré l’affaire en étant totalement transparent sur ce qui se passait mais c’était une situation vraiment délicate en terme de management c’est sûr.
Est-ce que votre arrivée à changé la façon dont les journalistes du New York Times écrivent leurs articles ?
Je pense que cela a surtout permis d’éveiller les consciences de certains collègues. Mais #MeToo a fait beaucoup plus que ce qu’une rédactrice peut faire en ouvrant la voie à une réflexion dans les médias. Désormais, les journalistes ont beaucoup plus ces enjeux là en tête lorsqu’ils écrivent leurs articles. Et c’est vraiment bien pour moi, parce que la chose que je ne veux pas dans ce job c’est devenir la police du genre auprès de mes autres collègues en disant : ‘Oh tiens tu ne devrais pas écrire ceci ou cela de cette façon’. En tout cas j’essaie de ne pas le faire trop souvent… Ce que j’essaie avant tout c’est de couvrir ces questions là de manière beaucoup plus générale, d’écrire des articles, de construire des projets, mais pas vraiment de tenter de corriger les choses qui ont déjà été publiées, ce n’est pas mon rôle.
Est-ce que vous pensez que les journalistes sont assez bien formés pour traiter des cas de harcèlement ou d’agressions sexuels ?
Aucun d’entre nous n’a été formé pour ça. L’un des premiers articles que j’ai fait pour le New York Times était une enquête sur le dramaturge Israël Horovitz, accusé par neuf femmes de harcèlement sexuel. Cela faisait une ou deux semaines que j’avais été embauchée – même si j’avais déjà écrit pour le New York Times en tant que freelance – j’ai demandé à mes supérieurs : “Comment travaillez-vous sur ces questions ? Avons-nous une certaine politique, une charte ?” “Combien de sources différentes faut-il pour valider une information ?” Et il n’y avait pas vraiment de règles à suivre, c’était en faisant qu’on apprenait. Ce qui a fait la force des enquêtes de mes collègues qui ont travaillé sur Harvey Weinstein, c’est qu’elles ont travaillé de manière à être totalement inattaquable. Elles ont récupéré énormément de documents, et ont corroboré chaque histoire avec de multiples sources, et il n’y avait aucune idéologie dans l’article. C’est ce travail sérieux qui empêche le lecteur de pouvoir se dire : “Elles peuvent mentir”.
Et je pense que le fait d’avoir des femmes journalistes qui ont parlé à d’autres femmes leur faisant part de choses profondément effrayantes. Sachant que la plupart des femmes, de manière générale, ont toutes vécu des formes de harcèlement de manière générale, a probablement aidé les témoins à se sentir plus en confiance. La journaliste doit aussi être, dans ces moments-là, disponible à tout moment du jour et de la nuit pour toutes ces femmes à la fois qui peuvent avoir des niveaux très différents de panique et de peur. Et il faut réellement le faire comprendre que vous n’êtes pas en train de chasser un scoop, mais au contraire que vous souhaitez profondément traiter leur histoire avec soin, respect, empathie et délicatesse. Mais malheureusement ce n’est pas quelque chose que l’on apprend en école de journalisme… Il existe quelques collectifs qui établissent quelques règles à suivre pour parler de ces affaires là, mais ce n’est pas encore assez présent dans les rédactions. Tous les journalistes n’ont malheureusement pas la même rigueur, et nous, en tant qu’institution, nous devrions être davantage visible sur comment nous réalisons nos enquêtes afin que nos lecteurs comprennent davantage, spécialement à une époque où les faits sont constamment remis en question. Et où le président peut tout simplement tweeter une phrase disant que nous sommes des fake news et le faire penser à des lecteurs.
Est-ce que vous avez entendu parler de la Ligue du LOL ? Cette semaine nous avons appris que huit femmes ont déposé plainte contre un journaliste du Monde pour harcèlement sexuel. Comment percevez-vous cette libération de la parole des femmes dans les médias français ?
On a le sentiment que ces choses ont été trop longtemps tolérées, et peut-être même davantage qu’aux Etats-Unis. Avant de venir, j’ai fait énormément de recherches sur l’histoire des femmes et le féminisme français, et sur le plan juridique la France est tellement plus que progressiste. Il y a des lois pour encourager l’égalité salariale, sur l’instauration de quotas, la parité, le harcèlement de rue etc. Nous n’avons pas cela aux Etats-Unis alors que nous en avons besoin. Mais en même temps, culturellement, nous sommes beaucoup plus progressiste. Je n’arrive pas à comprendre comment un groupe comme la Ligue du LOL a pu exister pendant des années alors que tout le monde savait. Ici aussi, les femmes avaient peur de parler, et pensaient que personne ne les croirait. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que les cultures évoluent, même s’il y a des va-et-vient, ou que cela change très lentement. Le fait est que les femmes peuvent désormais parler de choses dont on sait qu’elles ont perduré pendant longtemps, et que l’on ne dira pas forcément automatiquement : “Elles mentent”. Peut-être n’y a-t-il pas encore assez de progrès, mais c’est définitivement encourageant.
Dans votre livre Le fight club féministe: Manuel de survie en milieu sexiste, vous utilisez le terme « manterrupting ». Qu’est-ce que le sexisme insidieux ?
Le sexisme insidieux est quelque chose de difficile à prouver. C’est le genre de choses dont vous pouvez penser que c’est juste à l’intérieur de votre tête et croire qu’il s’agit surtout de votre faute et non pas du système. Ce n’est pas forcément un groupe d’hommes écrivant des choses horribles sur vous à l’intérieur d’un groupe Facebook. Mais dans les médias, c’est par exemple pitcher une idée qui est ensuite rejetée par votre supérieur et voir un collègue masculin pitcher la même idée qui devient le sujet de la Une du lendemain. Et se dire : “Est-ce que je suis juste incompétente, est-ce que j’ai expliqué de la mauvaise manière ? Ai-je vraiment ma place ici ?”. C’est aussi le fait d’être interrompu quand vous êtes en train de parler devant un groupe, ou que quelqu’un ne cesse de faire des commentaires sur votre tenue… Ce ce sont ces comportements qui, en les prenant de manière individuelle, ne semblent pas forcément dramatiques, mais qui sur le long terme ne sont absolument plus supportables.
Quels conseils donneriez-vous aux journalistes français ?
Je ne devrais pas être celle qui donne des conseils aux journalistes français (rires). Je pense que je dirais simplement que les médias sont tellement importants pour changer la réception de ces questions-là dans la société, qu’il faut davantage représenter les gens à qui vous vous adressez et dont vous parlez. Car c’est la réalité du monde dans lequel nous vivons.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Jessica Bennett, Le Fight Club féministe – Manuel de survie en milieu sexiste, éd. Autrement, 336p., 17,90€