Le collectif musical nord-africain Arabstazy déconstruit les préjugés sur l’Orient à travers une musique dépaysante. Il sort ce mois-ci sa première compilation, « Under frustration », une épopée en trois volumes pour commémorer un printemps orphelin.
Né en Tunisie il y a cinq ans, Arabstazy défait la perception traditionnelle occidentale à l’égard des musiques arabes en proposant des explorations sonores nouvelles, à la frontière des terres mystiques et païennes. Créé par le DJ et producteur Amine Metani, également fondateur du label tunisien ethno-électro Shouka, ce collectif situé entre Tunis, Paris et Berlin, est constitué d’artistes issus des quatre coins du monde arabo-musulman et revisite des patrimoines oubliés à travers une approche non stéréotypée. Ils sortent le 28 mai leur première compilation, Under Frustration Vol 1, un mix de dix morceaux produit par Infiné dont les bénéfices seront entièrement reversés à l’ONG libanaise Basmeh w Zeetoneh. Une playlist variée dans laquelle on retrouve la techno de la tunisienne Deena Abdelwahed,Tropikal Camel, Shinigami San ou encore le dubstep obscur et profond de Muudra. Un itinéraire déroutant, ou comment s’égarer pour commencer le vrai voyage.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans quelle ambiance est né le collectif Arabstazy?
Nous voulions créer un projet cohérent pour combattre l’idée d’Ibn Khaldoun selon laquelle « les arabes se sont mis d’accord pour ne pas être d’accord ». Arabstazy est parti du constat que nous étions beaucoup d’artistes tunisiens à sortir nos singles dans notre coin. Nous avions besoin d’une plateforme commune pour centraliser nos créations et toucher un public plus large, en dehors de nos communautés habituelles. Nous avions aussi envie de créer un groupe avec une identité artistique affirmée, de bâtir des ponts entre les musiques traditionnelles (derbouka, percussions) et les musiques actuelles qui s’en inspirent.
Vous revendiquez beaucoup votre côté anti-orientaliste, pourquoi ?
Quand nous avons commencé Arabstazy, nous nous sommes aperçus qu’en Europe nous étions catalogués techno-orientale, alors que notre approche de la musique électronique était pointue et tout sauf orientalisante. Notre objectif n’est pas de renier notre culture mais de l’exploiter subtilement, en soulignant son caractère hétéroclite et mosaïque. Nous ne souhaitons pas faire de notre héritage arabo-andalou et méditerranéen le cœur de notre proposition artistique. La musique tunisienne, ce n’est pas seulement le Malouf ou le Mezoued, c’est pourquoi nous revendiquons également notre héritage africain comme le Stambali; un rituel musico-thérapeutique implanté en Tunisie par les populations d’Afrique subsaharienne dans les temps de l’esclavage. Je pense que revisiter ce patrimoine est une sorte d’antidote contre la pathologie identitaire dont souffrent beaucoup de français d’origine maghrébine aujourd’hui.
Sur votre site vous décrivez aussi votre musique comme « une expérience interactive, mêlant improvisation et méditation, dans le but de libérer les esprits et négocier avec les démons ». Un peu ésotérique comme concept, de quels démons parlez-vous ?
Je voulais vraiment un son qui se positionne entre la transe mystique traditionnelle et la transe moderne des raves party, le tout dans une approche assez sombre. Notre collectif est une fusion entre ce syncrétisme religieux et la musique païenne.
Il y a une vraie dimension expérimentale au sein du collectif. Pourquoi le parti pris d’un son plus « difficile » d’accès versus musique populaire?
J’ai du mal avec le fait de servir la musique sur un plateau. Mais je pense qu’il est possible de faire de la musique à la fois populaire et profonde, même s’il ne faut pas que le côté expérimental devienne un prétexte à la médiocrité. Ce que je trouve très important c’est de proposer plusieurs niveaux de lecture, que chacun pourra interpréter selon son expérience. On ne cherche pas à être snob, mais on respecte l’auditeur et on veut lui proposer une musique sincère qui part d’une vraie prise de risque de l’artiste, non pas quelque chose de fantasmé. C’est pourquoi Arabstazy se produit exclusivement en live, afin d’instaurer un vrai dialogue avec son public. On essaie de s’ouvrir en invitant des amis et musiciens à jouer en direct. Hier par exemple (NDLR ils ont présenté leur compilation lors d’une soirée aux Etoiles à Paris), il y a eu une performance de danse qui s’est ensuite enchaînée par des live sets.
Comment est né le projet de la compilation?
Dès la naissance du collectif, nous nous sommes posé des questions fondamentales sur notre positionnement. Dans Arabstazy, il y a la notion d’identité arabe, mais aussi d’apostasie et d’extasie. Sauf que nous voulions aller plus loin dans notre définition. C’est aux alentours du nouvel an 2015, après avoir joué au festival des oasis de Tozeur, que nous avons commencé à discuter du projet avec Deena, Wafa Benromdane (qui travaillait nos visuels), et Houwaida Hedfi (qui prépare aujourd’hui un album avec Olof Dreijer du groupe suédois « The Knife »). C’est là qu’est venue l’idée de produire une compilation, qui serait comme la signature de notre manifeste artistique.
Vous avez choisi de l’appeler Under frustration. Est-ce une référence au bilan déçu des printemps arabes ?
Il y a une part liée à cette déception forcément, à cette frustration latente dans les pays arabes. En Tunisie par exemple, structurellement rien n’a changé : le pays est toujours aux mains de mafias (politiques, police, grandes familles) qui sont plus ou moins les mêmes que celles de l’ancien régime. En revanche, ce qui a radicalement changé, c’est la liberté d’expression. J’ai grandi dans une ambiance où exprimer son opinion politique ne se faisait pas, même dans un cercle intime. Ce qui m’a profondément marqué en retournant en Tunisie après janvier 2011, c’est de voir comment la parole s’était libérée, même sur la place publique.
Ce que je remarque aussi, c’est le changement de regard occidental sur notre population et sur les artistes. On a commencé à nous considérer avec moins de paternalisme qu’auparavant, en nous offrant une vraie tribune d’expression. J’ai l’impression que d’un coup, nous sommes devenus à leurs yeux des ambassadeurs locaux avec potentiellement une pensée critique et des choses à dire. Paradoxalement, au niveau local nous sommes coincés dans cette mentalité délétère où les artistes régionaux restent toujours moins considérés que les artistes étrangers. Dans les festivals en Tunisie, ils sont payés dix fois moins, que leurs collègues européens par exemple.
Vous avez travaillé avec Roi Assayag sur la sélection des artistes. Comment s’est effectuée la rencontre?
En 2014, Roi Assayag m’a contacté sur Facebook à travers Shouka, car il cherchait un label pour éditer son album Eretz (la terre en hébreu). Alors en pleine quête identitaire sur son arabité, cet album représentait le point d’orgue de cette recherche, et c’est pourquoi il était symboliquement important pour lui de le produire à travers une entité nord-africaine. Son parcours hétérogène (NDLR : né en Israël, il est juif marocain avec des origines irakiennes, autrichiennes et kurdes) semé de propagande visant à lui faire considérer la culture arabe comme « primitive », l’a amené à s’intéresser à la richesse de son patrimoine. Depuis 2016, il m’assiste de plus en plus avec Arabstazy, ce qui s’est matérialisé avec la sortie de la compilation puisque nous avons effectué ensemble la sélection des morceaux.
Beaucoup d’artistes de la compil viennent de Tunisie et d’Egypte. Quels ont été les critères de choix des artistes sélectionnés?
Nous n’avons pas cherché à adopter un style particulier afin de surprendre l’auditeur. Il n’y avait donc pas de critère de forme dans les travaux choisis, mais plutôt une ligne directrice, qui était d’avoir été réalisés sous frustration : familiale, sociale, politique ou religieuse. Il n’est pas évident dans un pays arabe de parler de sujets qui ne sont pas à la mode comme l’égalité des sexes ou l’homosexualité. Ce n’est jamais la priorité face aux autres problèmes, mais je pense qu’il est essentiel de résoudre ces questions fondamentales pour avancer socialement. C’est une vision essentielle partagée par les artistes du collectif.
A la suite de notre appel à projet, nous avons reçu beaucoup de propositions, mais beaucoup étaient trop électro-orientales, ce qui ne correspondait pas au message que l’on souhaitait véhiculer.
À quoi ressemble la scène indépendante arabe aujourd’hui, alors que les frontières semblent floutées par les guerres et l’exil?
Tout comme la scène européenne, il n’est pas possible de la définir. Essayer de conceptualiser la musique alternative arabe revient à définir le terme « arabe ». Plus on tente de le saisir, plus il nous échappe, car être arabe peut signifier beaucoup de choses. Est-ce que c’est être musulman, juif, chrétien, venir du Levant ou du Maghreb ? Chez nous, c’est surtout un positionnement politique pour montrer la complexité de cette réalité.
{"type":"Banniere-Basse"}