Avant de tourner la page Game of Thrones et d’en finir avec un rôle qui l’a transformé en star planétaire, Kit Harington entame sa seconde vie avec l’interprétation torturée de John F. Donovan, héros du premier film anglophone de Xavier Dolan. Rencontre avec un jeune homme attaché à rester une énigme.
“You know nothing, Jon Snow.” La phrase la plus connue associée à l’alter ego de fiction qui a offert à Kit Harington la célébrité mondiale grâce au carton stratosphérique de Game of Thrones, n’a jamais été prononcée par lui : c’était la réplique fétiche d’Ygritte, la Sauvageonne dont il s’est entiché entre les saisons 2 et 4 (interprétée par Rose Leslie, qui est ensuite devenue la conjointe IRL de Harington, puis son épouse en 2018), et qui avait pris l’habitude de clouer à intervalles réguliers son bec de guerrier ténébreux par ces mots d’un dédain quasi comique.
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La réplique est devenue un mème, sans qu’on n’ait jamais tout à fait su ce qu’elle sous-entendait en profondeur, et d’ailleurs l’intéressé non plus : “C’est aussi troublant pour Jon que pour moi”, disait l’acteur en interview il y a quelques années. Bien sûr, il s’agissait de se moquer d’une innocence, d’une inexpérience, d’une naïveté que le personnage s’épuisait en vain à dissimuler sous sa carrure de gladiateur et son épaisse fourrure noire. Mais on ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il se cachait là autre chose, et peut-être même une vérité sur l’interprète.
Car Kit Harington n’est certes pas quelqu’un qui ne sait rien – on ne se permettrait pas – mais c’est sans l’ombre d’un doute quelqu’un à qui il reste beaucoup à savoir, du moins à expérimenter, à rencontrer, à apprendre, lui qui n’a presque interprété qu’un seul personnage, et l’existence très particulière que celui-ci lui a imposée : neuf ans à ce curieux sommet, sans s’autoriser le moindre rôle ne serait-ce que vaguement remarquable en parallèle (un Pompéi vu par pas grand monde et retenu par encore moins, une voix secondaire dans la saga Dragons…).
C’est bien sûr le lot d’à peu près toutes les révélations de la série à l’exception notable de Peter Dinklage, régulier des seconds rôles de blockbusters (Avengers, X-Men – beau renversement pour celui que sa taille condamnait avant la célébrité à un statut de bête de foire, voire de paria des castings), et c’est évidemment une question de planning, quand il faut tourner tous les ans ou presque une dizaine d’épisodes qui n’ont rien à envier en termes de moyens à un long métrage d’heroic fantasy.
Son art raffiné de l’évitement et du secret
Mais c’est aussi ce qui a contribué à entretenir une énigme autour de Kit Harington. We know nothing about Jon Snow : l’acteur d’aujourd’hui 32 ans, que nous rencontrons à l’occasion de son passage à Paris pour la promo de Ma vie avec John F. Donovan de Xavier Dolan, est d’une certaine manière omniprésent mais toujours à l’état de pure image, et ultra-protecteur de sa vie privée ou de son intériorité.
Que fait-il quand il ne travaille pas sur la série ? “Je traîne à Londres. Mais de toute façon, je travaille tout le temps.”
Partout et nulle part, dans la décennie qui vient de s’écouler, on l’a vu sur les plateaux de HBO, les shootings luxueux (c’est un reportage photographique d’Esquire, où l’acteur débarrassé de ses atours de guerrier médiéval encrassé apparaissait soudain en parfaite créature glamour, qui a pour la première fois attiré le regard de Dolan) et une myriade de publicités pour du parfum ou de la maroquinerie (ses carrières parallèles d’égérie Jimmy Choo ou Dolce & Gabbana, entre autres, en ont tôt fait un visage très habituel de l’affichage public et de la presse magazine), mais au strict minimum sur les late shows, et jamais au grand jamais dans l’arène des réseaux sociaux, où ses partenaires de Game of Thrones, Maisie Williams ou Emilia Clarke par exemple, s’en donnent à cœur joie.
Il fait preuve, en interview, d’un art raffiné de l’évitement et du secret, via des espèces de réponses de Normand, certes jamais excessivement courtes ou cassantes, mais invariablement allergiques au dévoilement. Que fait-il quand il ne travaille pas sur la série ? “Je traîne à Londres. Mais de toute façon, je travaille tout le temps.” Et que fera-t-il après ? “Je ne travaillerai plus.”
“Je suis un solitaire heureux »
Enfant de la bourgeoisie du West London, son arbre généalogique est certes étonnamment glorieux : il est issu d’une vieille noblesse anglaise via son père homme d’affaires, et par sa mère dramaturge d’une lignée au sang moins bleu mais non moins illustre (il aurait par cette branche pour ancêtre Robert Catesby, frère d’armes de Guy Fawkes et initiateur de la Conspiration des poudres dont il a d’ailleurs tenu le rôle dans une adaptation en série de la BBC, Gunpowder).
Mais aujourd’hui son existence est plus calme et recluse. “Je suis un solitaire heureux. J’ai peu d’amis.” Dans le film de Dolan, Harington tient le rôle-titre, celui d’une vedette de télévision 90’s, tête d’affiche d’un feuilleton populaire à mi-chemin entre le fantastique et le teen show (un parent imaginaire de Roswell, Buffy, Charmed ou Smallville), torturé par les hypocrisies de la vie publique et qui entretient une correspondance secrète avec un fan de 10 ans. La corrélation avec son propre statut est quasi évidente, et relève pourtant d’un quasi-hasard : “Au moment où nous nous sommes rencontrés pour parler du rôle, Kit n’était pas du tout au degré de notoriété où il se trouve aujourd’hui”, nous raconte Xavier Dolan, pour qui le film marque aussi un tournant puisqu’il se frotte à un casting hollywoodien (Kit Harington côtoie à l’affiche Susan Sarandon, Natalie Portman…). “Je ne voulais justement pas quelqu’un de trop connu sur qui les gens projetteraient leurs a priori. Si j’avais pris Chris Evans entre deux Captain America, ils se seraient demandés : ‘C’est son histoire ?’ Je voulais une pâte à modeler, une cire vierge.”
« Ma vie avec John F. Donovan » © Shayne Laverdiere
Cela semble étrange aujourd’hui mais c’est pourtant vrai. Tourné entre 2016 et 2017 avant de traverser une phase de montage particulièrement longue et compliquée (qui a notamment envoyé à la poubelle les rushes de Jessica Chastain), le film précède les dernières étapes de l’accession des deux stars de Game of Thrones, soit Harington et Emilia Clarke, à leur statut actuel : ce n’est que dans les ultimes saisons que leurs personnages ont pris la prééminence qu’ils ont aujourd’hui sur la série, tant dans l’intrigue que dans les matériels promotionnels. Et d’ailleurs Harington, lui aussi, évite d’entretenir ce parallèle, qui lui semble même un peu dangereux : “Si j’avais pensé à Rupert (le personnage du fan transi qui pousse des ultrasons et roule des yeux chaque fois que le générique de son feuilleton se lance – ndlr), comme à un fan de Game of Thrones, ça aurait été terrifiant.”
La vie après Game of Thrones
L’admiration fanatique qu’il peut susciter est un phénomène brûlant dont il se tient le plus éloigné possible. “Les gens construisent à votre sujet une fiction, une histoire, une idée de vous-même et cela vous échappe. Je ne suis pas Jon Snow. John Donovan n’est pas le héros de sa série.” Contrairement au personnage du film de Dolan, Harington ne lit pas le courrier de ses fans. “Je trouve cela… difficile”, l’air de dire qu’il est certes submergé par la quantité, mais surtout un peu démoralisé par ce que cette dernière suppose, par la demande d’attention et d’amour qui lui est faite dans ces lettres, et qu’il se trouve incapable de satisfaire. “Mais vous savez quoi ? Je vais commencer à le faire un peu plus après cette séance d’interviews. C’est une question qu’on m’a beaucoup posée aujourd’hui.”
et Emilia Clarke dans Game of Thrones, saison 8
L’ultime saison de Game of Thrones sera diffusée entre avril et mai par HBO. La série est déjà et depuis longtemps la plus regardée (30 millions de spectateurs en moyenne aux Etats-Unis), la plus primée (47 Emmy Awards), mais aussi la plus piratée de tous les temps (un peu plus d’un milliard de téléchargements illégaux pour la saison 7), et l’acteur dit justement avoir un besoin urgent de s’en défaire. “Je sens que beaucoup des choses qu’on a projetées sur moi ont pu risquer de commencer aussi à y déteindre. C’est un soulagement de les laisser s’évanouir.”
On ne sait pas encore où on le verra : “Mon premier instinct est de prendre une période sabbatique. Penser à tout ce qui s’est passé dans les dix dernières années, et ne pas travailler.” On l’imagine forcément céder, assez tôt, voire pas assez tard, aux requêtes de plus en plus généreuses d’un Hollywood dont il s’est toujours tenu relativement éloigné (“pas forcément pour entretenir une position d’outsider… simplement parce que je suis très anglais”), et qui trépigne sans doute d’impatience à l’idée de récupérer enfin une portion vraiment juteuse de son emploi du temps, à lui et à ses quelques partenaires de triomphe télévisuel.
Renaître enfin dans sa propre peau
On ne peut cependant s’empêcher de l’imaginer, et même lui souhaiter de retrouver une vie d’acteur radicalement différente et tranquillisée. Qu’il laisse passer les années nécessaires pour que s’évanouissent les excès de la notoriété, réinvente sur des bases plus calmes un destin de comédien qui lui appartiendrait en propre et correspondrait à sa façon d’être, de jouer, d’incarner un personnage. A l’instar par exemple d’un Viggo Mortensen, qui connut il y a vingt ans grâce (ou à cause) à la trilogie du Seigneur des anneaux l’accès à un triomphe tout aussi pharaonique, et tout aussi dépersonnalisant (le personnage d’Aragorn l’a considérablement lissé), au même rayon médiéval/fantastique, et attendit ensuite quelques années dans le calme pour renaître enfin dans sa propre peau (aux côtés, notamment, de David Cronenberg, un autre Canadien – mais arrêtons là la comparaison).
Si c’était le destin qui attendait Kit Harington, il laisserait alors derrière lui la même chose que ce qu’a laissé John F. Donovan : une étrange image fixée et à jamais énigmatique de gloire trop grande et écrasante, un visage si parfait pour la célébrité qu’il s’en dégage une infinie tristesse. À lui de décider quelle suite il réserve donc. Mais ça, comme tout le reste, il le garde pour lui.
Ma vie avec John F. Donovan de Xavier Dolan, avec Kit Harington, Susan Sarandon… (Can., 2018, 2 h 03). En salle le 13 mars
Game of Thrones ultime saison, dès le 15 avril en simultané US sur OCS
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