Huit ans après le début de la révolution syrienne, Cécile Hennion publie un ouvrage poignant dans lequel elle retranscrit les témoignages de Syriens qui se sont soulevés dans la partie Est d’Alep, avant d’être contraints à l’exil.
Le 15 mars prochain, cela fera huit ans que la Syrie est entrée en guerre. Une guerre qui a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes, et qui persiste encore aujourd’hui. Une guerre sur laquelle le reste du monde a pourtant décidé de fermer les yeux. A Alep, la révolution s’est déclenchée un an après le reste du pays, en 2012, séparant la ville en deux parties. L’une, à l’Ouest, sous le contrôle du gouvernement. L’autre, à l’Est, révolutionnaire.
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Cécile Hennion, journaliste spécialiste du Moyen-Orient (au Monde), a décidé de s’intéresser à cette partie de la ville et aux personnes qui y ont vécu, qu’elles aient choisi de se révolter ou non. Pendant plus de deux ans, elle est allée à leur rencontre, sur la route de l’exil, entre l’Europe et la Turquie. Dans son livre, Le fil de nos vies brisées (éd. Anne Carrière), elle retranscrit leurs témoignages afin de leur redonner la parole.
Pourquoi avoir consacré un livre aux témoignages d’Alépins ?
Cécile Hennion – Je pense que le conflit syrien est majeur dans le sens où il est en train de perturber les équilibres mondiaux. C’est aussi un conflit qui a une particularité, par rapport aux autres que j’ai pu couvrir, dans le sens où jamais autant d’images – souvent atroces – nous en sont parvenues, via YouTube et les réseaux sociaux, prises par les Syriens eux-même, au prix de risques incalculables.
Pourtant – je ne sais pas s’il s’agit d’un effet pervers de ce trop-plein d’images – c’est aussi la guerre où l’on a le moins entendu parler les gens qui la vivaient. Sûrement à cause du fait, aussi, qu’il y avait peu de reporters sur le terrain, à cause des conditions imposées par le régime et des difficultés pour y accéder. On est donc dans une situation assez unique où une partie de la population a essayé de montrer au reste du monde ce qu’elle vivait, sans que jamais leurs voix ne soient entendues. Ou si peu. Mon idée était de leur redonner la parole sans jugement, parti pris ou tentative d’explication politique.
Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur la ville d’Alep ?
Ça aurait pu se faire n’importe où en Syrie, mais la ville d’Alep revêtait pour moi un symbole particulier dans la mesure où elle était l’une des plus anciennes villes du monde encore habitée. On a regardé, quasiment en direct, la plus vieille cité de l’humanité se faire détruire. Pour moi, ça faisait sens de se concentrer sur un espace restreint, avec une histoire universelle qui nous concerne tous, qui fait partie du patrimoine de l’humanité, qui est dans nos gènes qu’on le veuille ou non – on a probablement tous un ancêtre qui vient de là-bas. De ce point de vue, je pense que nos enfants et petits-enfants regarderont un jour la destruction d’Alep avec autant d’effroi qu’on regarde aujourd’hui Guernica par exemple.
Et pourquoi uniquement Alep Est ?
Parce que c’est la partie de la ville qui a échappé au contrôle du régime, un des rares endroits de Syrie qui, à un moment donné, s’est autogéré avec des instances détachées du régime. C’est aussi la partie la plus ancienne de la ville puisque l’Ouest, pour des raisons topographiques, est beaucoup plus récent et donc hors des limites de la cité antique dont je voulais parler.
En plus de ça, c’est la partie de la ville qui s’est rebellée. Que les habitants aient été aspirés par le mouvement de contestation sans rien y comprendre ou qu’ils y aient participé, ils l’ont tous vécu. Pendant la guerre, on pourrait avoir l’impression que tout le monde est au courant de ce qui se passe, mais, en réalité, la situation peut être totalement différente en fonction du quartier où l’on se trouve. Je voulais cette unité de lieu : c’était à la fois la ville antique, le cœur de la rébellion avec les volontaires et les autres, et la partie qui a été complètement rasée.
La partie Ouest est restée sous le contrôle du régime. Peut-être que c’est un autre livre à écrire, mais pour avoir parlé avec certains de ses habitants, ils sont encore dans une logique de peur absolue de ce qui pourrait leur arriver, et je ne pense pas qu’ils soient dans la capacité, aujourd’hui, de dire ce qu’ils ont sur le cœur. Les autres, qui vivaient dans Alep Est, sont des gens qui ont tout perdu et qui n’ont plus rien à perdre. Ils étaient donc capables de mettre leur cœur sur la table. En tout cas, leur vérité. Je ne peux pas jurer que tout ce qu’ils disent est véridique, mais ce que je sais, c’est que l’ensemble est extrêmement vraisemblable à tout ce qui s’est passé.
Comment avez-vous réussi à créer ce lien de confiance avec les personnes que vous avez interrogées ?
Le premier truc, c’est le temps et la patience. Et pour instaurer la confiance, il faut être dans une démarche de sincérité. Il faut voir à quel point il y a une défiance de leur part vis-à-vis des médias. Je leur ai donc bien précisé qu’il s’agissait d’un livre et non d’un article journalistique. Et quand ils se confiaient sur des choses intimes, j’ai joué le jeu, moi aussi, d’être sincère avec eux. C’est la raison pour laquelle il y a quelques pages personnelles. C’était comme un deal de départ : on se met tous à poil, on est pareil.
J’allais justement vous demander pourquoi vous avez souhaité intégrer votre propre expérience à ces témoignages ?
Franchement, je n’ai pas souhaité l’intégrer. Une des principales raisons réside dans ma rencontre avec un Alépin qui a été pour moi le premier lien direct avec cette ville. En tant que journaliste spécialiste du Moyen-Orient, je suis allée dans à peu près toutes les villes de la région, sauf Alep. C’est quand-même surprenant d’écrire un livre sur une ville qu’on n’a pas visitée soi-même. Et en même temps, c’est tant mieux, parce que je n’y ai pas mis mon propre affect, mes propres émotions et ressentis, je n’ai pas pu intervenir, même inconsciemment. Pour autant, il s’est créé un lien émotionnel avec cette ville. Les Alépins m’ont obligée à me replonger dans mes propres histoires. J’essayais de leur tendre un miroir pour écrire leurs mots. Au bout d’un moment, la situation s’est inversée.
On observe chez les personnes que vous avez interrogées une très grande fierté pour Alep. Est-ce un sentiment qui a été exacerbé par la destruction de la ville ?
Encore une fois, je n’y suis pas allée, mais je pense qu’il y a deux facteurs. De tout temps, Alep a été la ville rivale de Damas. C’était une ville immense et riche, toujours en concurrence avec la capitale syrienne. C’est sûr que cette fierté-là existe. Ce qui se passe après la destruction, c’est la nostalgie et la sidération.
La plupart des personnes que vous interrogez n’ont pas osé poser de questions à leurs parents ou grands-parents sur la situation politique du pays avant que les affrontements éclatent. Comment expliquez-vous cela ?
Tous les cas sont différents. Il y en a certains pour qui la conversation se passe, tandis que d’autres restent dans le silence. C’est le cas d’Hussein, par exemple, dont le père disparaît et réapparaît et à qui on n’explique absolument rien. Il lui faut devenir adulte pour comprendre que son père était en fait un activiste communiste qui avait passé beaucoup de temps en prison. Hussein a traversé son enfance dans l’incompréhension, avant de finalement reprendre la lutte, là où l’avait laissée son père. Quand le silence s’installe, c’est toujours pour protéger les enfants. Et pour les gens qui n’ont pas été touchés par la répression d’Alep dans les années 1980, il s’agit aussi d’une certaine ignorance.
Du coup, certains se sont beaucoup informés sur Internet. Même si l’influence du web et des réseaux sociaux dans les révolutions arabes est à relativiser, diriez-vous que c’est une pratique qui a encouragé certaines personnes à faire bouger les choses ?
En Syrie, Facebook a été autorisé quelques mois avant le début des premières manifestations, même si beaucoup de Syriens savaient comment s’y connecter avant. Certains personnages du livre se font arrêter avant même les premières manifestations parce qu’ils s’exprimaient sur les réseaux sociaux. Le web leur a donné des petites ouvertures d’expression. Un outil à double tranchant : d’un côté, c’était la seule façon communiquer sans compromettre son identité et donc sa sécurité, et de l’autre, il s’agit d’espaces facilement observables et contrôlables par le régime. Au départ, ça permettait de réseauter et de créer des liens en contournant le premier interdit qui était de se faire confiance. Parce que la confiance était brisée, parfois même au sein des familles.
D’un point de vue technologique, les réseaux sociaux ont leur ont permis d’envoyer des informations de manière directe. Et ça, c’est une caractéristique spécifique du conflit syrien. Combien de jeunes, appelés depuis « journalistes citoyens », ont pris des risques de dingues pour filmer et documenter ce qui se passait ? Ils l’ont fait avec candeur, à l’attention d’un monde qu’ils pensaient solidaire et qui ne les regarderait pas mourir sans rien faire.
Comment expliquer que ces jeunes Syriens se soient révoltés au risque de leurs vies alors que les générations précédentes n’ont pas forcément osé le faire ?
Il y a quand-même une génération qui l’a fait, dans les années 1980, avec plus de 10 000 morts à Alep. Mais il n’y a avait alors aucun journaliste ou presque pour couvrir ces événements et, jusqu’à aujourd’hui, on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé. Ces événements sont restés enfermés dans la mémoire des gens qui ont préféré se taire pour protéger leurs enfants.
La génération de 2011 avait vu les événements en Tunisie, la chute de Moubarak en Egypte, une jeunesse qui se mettait en marche en Libye… L’entraînement régional a joué un rôle évident. Ces jeunes ont dit à leurs grands-parents : « Toi t’as voulu te révolter et puis vous vous êtes fait massacrer, mais il n’y avait personne pour en témoigner. Aujourd’hui, on maîtrise tout : on a des portables, Facebook, Twitter, Youtube… Le régime n’osera pas faire la même chose, parce que les gens vont voir et vont dire stop ! » Ils ne s’attendaient pas à ce que les gens détournent le regard.
Vous abordez aussi, à travers certains témoignages, le rôle des femmes dans la révolution. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Elles étaient moins nombreuses dans la rue pour des raisons de sécurité car c’est devenu très vite extrêmement violent et qu’elles ont un rôle de protection dans les foyers, entre autres. Mais elles ont tenu un rôle très important dans la partie la plus violente de la guerre où elles étaient sur le front, dans les hôpitaux, aux premiers rangs des manifestations anti-islamistes. Elles n’avaient pas peur des hommes, elles n’avaient pas la langue dans leur poche, elles se réappropriaient la vie et les ruelles. Certaines parce que leur mari et leur fils étaient morts, d’autres par convictions et force de caractère.
Aujourd’hui, toutes les personnes que vous avez interrogées sont en exil. Est-ce que vous avez des nouvelles de ce qu’elles deviennent ?
Ce qui me frappe à chaque fois, c’est à quel point ces personnes ont dépassé le stade de la survie : ce moment où on est dans l’imminent, dans la protection de sa vie à tout prix, et où tout est permis, là où les barrières et les principes disparaissent. Ces gens-là ont dépassé très rapidement ce stade pour devenir complètement « vivants » : réfléchissant au lendemain, se projetant dans l’avenir, pensant aux enfants, en étant dans la vie. C’est ce qui fait le trait d’union entre eux et l’espoir qui doit ressortir de leurs paroles, malgré la noirceur de certains témoignages. Ils sont bien vivants, avec des réflexions très profondes et une envie de se projeter avec tous les questionnements que ça implique.
Au niveau de la technique, comment avez-vous fait pour retranscrire leurs témoignages ? Quel a été votre travail d’écriture ?
Je me suis beaucoup inspirée d’un auteur dont je suis fan absolue, Jean Hatzfeld, notamment pour son travail sur le Rwanda. J’avais déjà lu ses livres plusieurs fois, mais je les ai encore relus avant de commencer à écrire. Il s’agissait ici de redonner la parole, en la retranscrivant en français. Il y a donc eu un très gros travail d’écriture, en m’arrêtant quasiment sur chaque mot pour retransmettre l’émotion, la respiration et l’expression de chacun.
Finalement, quel message souhaitez-vous passer à travers cet ouvrage ?
Leurs messages à eux, leurs vies. Ils avaient l’impression de ne pas être entendus, donc j’espère qu’ils vont l’être, au moins dans ces quelques pages. Personnellement, ce que j’ai retenu de leurs témoignages, c’est avant tout notre proximité. Dans les pires moments, on n’est personne d’autre que le fils, la mère, la femme, l’enfant de quelqu’un. Et finalement, qu’est-ce qu’on aurait fait à leur place ? Je pense que si quelqu’un se pose la question, ça veut dire que leur message est passé.
Propos recueillis par Julia Prioult
Cécile Hennion, Le fil de nos vies brisées, éd. Anne carrière, 528p., 22€
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