[L’historien des idées Jean Starobinski est mort le 4 mars à l’âge de 98 ans.] En 2016, un volume de 1 300 pages Quarto-Gallimard, “La Beauté du monde”, rassemblait ses textes critiques, de 1946 à 2010, sur la littérature, les arts et la musique. Une somme exemplaire de l’art de la critique.
S’il fallait pour s’en convaincre, autant que convaincre ceux qui doutent aujourd’hui des vertus de la critique, citer un nom qui réconcilie tous les sceptiques de l’art du commentaire, ce serait probablement lui : Jean Starobinski, considéré comme “le plus grand critique littéraire de la langue française au XXe siècle” par le poète et philosophe Martin Rueff, qui vient diriger l’épais volume Quarto Gallimard, La Beauté du monde.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Rassemblant une centaine de ses articles consacrés à des œuvres littéraires, plastiques et musicales qui lui sont chères, ce volume propose un parfait condensé du geste critique parfait, à la fois cinglant, documenté, analytique, habité et modeste. Une somme de 1 300 pages, prodigieuse d’intelligence, de sensibilité, dans laquelle il est conseillé de se perdre, d’errer, à la quête de fulgurances critiques.
Ecrivain et médecin
Écrits entre 1946 et 2010, ces essais critiques posent de façon édifiante la grandeur de l’exercice d’admiration et de dévoilement des mystères créatifs. Depuis son premier grand livre publié en 1957, Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle, Jean Starobinki, né à Genève en 1920, reste associé dans l’esprit de générations d’étudiants en lettres au siècle des Lumières, autant qu’à un second tropisme : l’histoire de la mélancolie, sujet lié à son autre métier, médecin psychiatre, comme en témoigne son ouvrage paru en 2012 L’Encre de la mélancolie, tiré de sa thèse de médecine…
Pour autant, rien ne permet d’enfermer Jean Starobinki dans ce territoire exigu divisé entre un génie mélancolique et un délire psychique. Spécialiste de Rousseau, mais aussi de Diderot et Montesquieu, “dialecticien des Lumières”, Starobinski est tout autant, rappelle Martin Rueff, un “baudelarien parmi les baudelairiens”, un philologue et un stylisticien, un musicologue attentif aux enchantements de l’opéra, un ami des poètes…
Lire, regarder, écouter
Ses frontières ne sont jamais fermées et définies par des critères fixes en dehors de sa capacité à saisir la beauté dans tout ce qu’il lit, écoute et regarde. Ce sont ces trois critères qui structurent ce recueil d’articles. “Lire”, c’est pour l’auteur se confronter aux œuvres de Ronsard, Baudelaire, André Chénier, Mallarmé, Paul Valéry, André Breton, Claudel, Pierre Jean Jouve, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, René Char, Paul Celan, Kafka, ou Calvino. “Regarder”, c’est éclairer les toiles de Goya, Van Gogh, Pissarro, Balthus ou Kurt Seligmann. “Écouter”, c’est se laisser bercer par Monteverdi ou Mozart…
Par-delà ces objets disséminés, un geste et une éthique relie ainsi les textes de Starobinski : la “relation critique”, pour reprendre le titre de l’un de ses essais majeurs, paru en 1970. Comme le souligne avec justesse Martin Rueff, dans la postface de l’ouvrage,
“Starobinski est notre Leibniz – un des derniers représentants de la mathesis universalis, d’un savoir profond et complet sur l’ensemble de l’homme et de ses expressions”.
Si la critique littéraire forme au moins depuis Diderot et Baudelaire un genre littéraire en soi, force est de reconnaître que cette tradition se perd aujourd’hui (il suffit de mesurer la réduction des espaces critiques dans la majorité des journaux depuis une dizaine d’années). Comme si l’on ne savait plus reconnaître ce que Starobinski n’a cessé de défendre toute sa vie : l’idée que l’intelligibilité et la sensibilité ne sont pas incompatibles. Autant qu’il existe une intelligence du sensible, il existe une sensibilité de l’intelligence. “Elles sont interdépendantes”, rappelle Martin Rueff.
Pour Starobinski, la littérature et les arts en général s’inscrivent aussi dans le mouvement de l’histoire des idées. “Il est pour lui impossible de faire une histoire du sens qui ne soit pas uniment une histoire de ses formes”, observe Martin Rueff. Ce qui frappe aussi chez Starobinski tient à l’honnêteté de sa réflexion, portée par une écriture simple et transparente.
Puissance de la critique
Depuis la philosophie de Rousseau jusqu’à la musique de Stravinski, depuis les sonnets de Ronsard jusqu’aux toiles de Balthus, depuis les anagrammes de Saussure jusqu’aux concepts fondamentaux de l’herméneutique, Starobinski ne cherche jamais à avancer de thèse fixe de façon didactique ou doctrinaire. Il s’agit plutôt “d’approfondir et d’élargir l’ouverture même des questions posées en suivant l’exigence des phénomènes et en se laissant surprendre et saisir par leur surgissement comme on se laisse saisir par la beauté du monde”.
Cette position éthique et pratique de Starobinski se rapproche de celle des artistes eux-mêmes. En ce sens, Starobinski, tout critique qu’il est, reste avant tout un écrivain. “Face à la beauté du monde et à tout ce qui ne cesse de la menacer, nous avons la critique, affirme Rueff. “La critique, pour tout l’amour du monde”.
La critique n’épuise jamais le mystère de l’œuvre, elle la cerne, l’effleure et fait proliférer sa force émotionnelle. A propos de René Char, Starobinski écrit :
“Il n’est aucun poème, aucune ligne de René Char qui ne nous donne le sentiment de l’ouverture. Un espace accru apparaît devant nous, s’illumine en nous. Cet espace s’offre à nos yeux ouverts (…) Quelque chose d’immense, d’intense, s’annonce impérieusement…”
On pourrait appliquer ces observations à l’écriture de Starobinski lui-même. L’attention qu’il porte aux éclats esthétiques du monde est porteuse de ce sentiment de l’ouverture chez le lecteur, cultivé et grandi par un art du regard et de l’écoute : une porte d’entrée vers la clarté de la vie, à l’image de l’œuvre de James Turrell, Skyscape, choisie en couverture du livre. Une échappée belle.
Jean Starobinski, La Beauté du monde, la littérature et les arts (Gallimard Quarto, 1 340 p., 30 euros)
{"type":"Banniere-Basse"}