Dans un village turc, une jeune muette s’émancipe d’une communauté patriarcale traditionaliste. Une ethnofiction maîtrisée et une subtile fable féministe.
En digne héritier du cinéma ethnographique de Jean Rouch, le couple franco-turc formé par Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci réalise avec Sibel son troisième film après Noor (2012), sur une communauté transgenre pakistanaise, et Ningen (2013), sur la société entrepreneuriale japonaise. S’il s’est un peu assoupli, leur mode opératoire n’a pas changé. Au gré de leur voyage, le couple commence par s’imprégner de l’identité culturelle d’un groupe social, ici les habitants d’un village turc perdu dans les montagnes qui surplombent la mer Noire et ayant la particularité de communiquer via une ancestrale langue sifflée. Dans cette approche documentaire est ensuite incubée une fiction. Sibel (incarnée par Damla Sönmez, révélation du film) est une jeune femme muette (mais sachant siffler). Sa communauté la rejette à cause de son handicap et de son comportement d’amazone, plus désireuse de rôder en forêt que de se trouver un mari. C’est pourtant là qu’elle capture un jour un fuyard qu’elle protégera de la traque menée contre lui.
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Si le couple de réalisateur.rice.s délaisse ici l’emploi de comédiens exclusivement non professionnels pour un casting mélangeant authentiques villageois et acteurs de métier, leur ethnofiction reste d’une finesse et d’une précision in situ impressionnantes. C’est justement dans le maillage entre réalité et fiction que réside le délicat sortilège d’envoûtement du film.
Le personnage de Sibel est ce corps imaginaire qui vient dérégler le réel. Sauvageonne rebelle dans un monde patriarcal et actrice professionnelle entourée de “vraies gens”, elle porte en elle un impérieux (et double) désir de fiction. Désir de fiction politique d’abord, d’utopie féministe. Comme le Mustang (2015) de Deniz Gamze Ergüven, Sibel bat en brèche l’ostracisme qu’une communauté traditionaliste exerce sur les jeunes femmes. Ces deux films d’émancipation partagent certains motifs : la maison familiale comme prison, la nature comme refuge. Désir de transformation de la fiction en mythe ensuite.
Sibel regorge d’éléments propres au conte, particulièrement celui du Petit Chaperon rouge : la mère-grand vivant au fond du bois, le grand méchant loup, le chasseur et la fille encapuchonnée. Le film s’amuse à intervertir les rôles au fil du récit. Ainsi Sibel est tour à tour chasseresse et chassée, menacée par le loup (qui renvoie aussi bien à l’animal qu’au fugitif traqué) ou acquise à sa cause. Partant d’un fascinant particularisme ethnologique pour aboutir à une subtile fable d’affranchissement, Sibel tient son pari d’équilibriste entre fiction et documentaire avec une maîtrise, une harmonie et une grâce prodigieuses.
Sibel de Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci (Fr., All., Tur., Lux., 2018, 1 h 35)
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