Victime d’une tentative de viol, Yamina Benahmed Daho a créé un monologue éclaté où, au ressassement du trauma subi, se greffent les déchirements vécus par sa famille harkie. Un second roman que son auteure revendique comme “politique”.
Page après page, Alya raconte. à un médecin, une gardienne de la paix, une psychanalyste, un juge d’instruction, un psychiatre, elle répète ce qu’elle a vécu durant la nuit du réveillon 2011. Dans un hall d’immeuble, un inconnu l’a plaquée à terre et a tenté de la violer. Elle a réussi à lui échapper, il s’est enfui. Depuis, elle ne vit plus et n’ose plus sortir de chez elle. Ses dépositions successives, lancinantes, rien d’autre, constituent ce texte à vif.
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Il est signé d’une jeune écrivaine, Yamina Benahmed Daho. Après un conte pour enfants, elle avait publié un premier roman en 2014, Poule D, fruit d’une saison passée dans une équipe de foot féminin. Avec ces deux titres consacrés au corps des femmes dans l’espace public, il faut désormais la compter parmi ces auteures d’aujourd’hui qui affrontent via l’écriture un sujet encore dérangeant.
Du vécu au récit
Lorsqu’on la rencontre chez son éditeur à Paris, elle arrive de Lyon, où elle vit, et repart dans deux heures. Yamina Benahmed Daho est chaleureuse et déterminée, directe. Ni arrogante ni faussement modeste, pas le moins du monde dans le buzz ou la promo, mais d’emblée dans la franchise, engagée tout entière dans la défense de son travail littéraire. Non, ce n’est pas le mouvement MeToo qui a provoqué son livre.
Elle l’a écrit à partir d’une expérience personnelle, une agression à laquelle elle a échappé in extremis. Elle a vécu ce qu’elle raconte, la violence brute, puis le dépôt de plainte, les rendez-vous et convocations multiples, des mois et des mois à répéter les mêmes faits, l’arrestation d’un suspect, et enfin un procès. MeToo a explosé alors qu’elle était en train d’écrire sur tout cela, comme un écho collectif à son propos. Et son livre semble rassembler tout ce dont on discute depuis des mois.
« L’effroi dans votre cerveau produit un court-circuit »
Au cours des pages, on prend conscience à quel point l’agression subie par Alya, que d’aucuns pourraient considérer comme anodine puisque le viol n’a pas eu lieu, est dévastatrice. Alya ne dort plus, s’enferme et s’isole, rate une année d’études, vit terrifiée. C’est cette peur paralysante que Yamina Benahmed Daho tenait à mettre en scène. “Imaginez la situation : vous entrez dans un immeuble plongé dans le noir et quelqu’un vous plaque au sol. Avant même de comprendre que peut-être vous allez être violée, parce qu’en tant que femme bien entendu vous y pensez, la première chose qui vous vient à l’esprit c’est : je vais mourir. L’effroi dans votre cerveau produit un court-circuit et ne va pas s’effacer du jour au lendemain.” Surtout, l’événement conduit Alya à repenser la place du corps de la femme dans la société, et ce qu’il peut endurer. Tout ce qui l’entoure devient hostile.
L’explosion de MeToo n’a pas modifié son projet ni sa manière d’écrire, mais l’a plutôt confortée
Yamina Benahmed Daho confie qu’elle-même, depuis l’agression qu’elle a subie, ne conçoit plus la vie comme avant, quand elle pouvait rentrer chez elle après une soirée sans se poser de question. “J’ai réalisé qu’être une femme dans la rue la nuit est en soi une prise de risque.” L’explosion de MeToo n’a pas modifié son projet ni sa manière d’écrire, mais l’a plutôt confortée dans l’idée que sa parole avait une place dans le collectif.
Elle ironise en revanche avec humour sur les femmes qui avaient défendu le “droit à être importunées” et autres réactions du même genre – “Il est surprenant de voir à quel point des femmes tiennent tant à être draguées dans la rue.” Lorsqu’on lui demande si elle considère que son livre est féministe, elle ne rejette pas le qualificatif mais dit préférer celui, plus large, de “politique”.
Un monologue fragmentaire
Il ne faudrait pas passer pour autant à côté de sa dimension littéraire, car ce livre est remarquable aussi et surtout par sa construction, sa phrase. Elle ne publie pas un témoignage mais un véritable travail littéraire, qui repose sur le choix d’avoir construit un monologue fragmentaire, composé de dépositions éparses auprès de divers locuteurs. Il suppose une écriture clinique, presque administrative, qui échappe au pathos mais permet une sorte de ressassement circulaire, avec un même événement sans cesse raconté. Et le personnage d’Alya prend forme sous nos yeux. Car peu à peu s’agrègent au récit de l’agression des détails sur son passé, sa famille et sa vie.
“Je voulais cette composition où des récits enchâssés mettent à jour le fonctionnement de la mémoire. » Yamina Benahmed Daho
Cette démarche d’écrivaine, on le suppose, vient de loin. Née en 1979 en Vendée, Yamina Benahmed Daho a fait des études de philosophie et de lettres à Nantes, avant de passer le Capes et devenir prof de français. Une vie de lecture et d’écriture, donc, qui détermine aujourd’hui un travail où le souci de la structure est constant. “Quand j’écris, je n’ai pas le sentiment d’être dans quelque chose de thérapeutique. Je cherche un intérêt littéraire. Là, je me suis dit que j’avais une forme intéressante pour parler de la mémoire traumatique. C’est ça mon sujet.” Et cette mémoire est sollicitée en permanence et de manière contrainte.
Peut-être qu’Alya voudrait passer à autre chose, oublier ce qu’elle a vécu, mais on la convoque pour aller identifier un suspect, puis elle doit rencontrer le juge, une psychologue clinicienne en vue du procès. Elle est sans cesse rattrapée par une procédure qui dans le roman s’étale sur quatre années, survolées d’ellipses temporelles qui engloutissent parfois plusieurs mois entre deux chapitres. “Je voulais cette composition où des récits enchâssés mettent à jour le fonctionnement de la mémoire. L’entrelacs temporel m’intéresse, cette succession suppose une écriture du fragment, qui me semble moderne et me correspond.”
Vers un traumatisme plus ancien : la guerre d’Algérie et l’exil
L’obsession de la mémoire traumatique, il faut en tenir compte pour saisir l’univers de Benahmed Daho et découvrir le roman à l’intérieur de son roman. Il est dans l’histoire familiale qu’Alya se met soudain à raconter à la psychologue clinicienne. Une histoire démarrée en Algérie et poursuivie en France, à la fois banale et unique, magnifique. Un père harki dévasté par la guerre d’indépendance, la traversée de la Méditerranée et l’avalanche des difficultés. Une mère qui tente comme elle peut, de construire une famille, les naissances successives et la mort d’un bébé.
“Je pense que leur vie mérite d’être restituée tant elle est à la fois douloureuse et puissante. » Yamina Benahmed Daho
Des pages d’une beauté rare, sobres et chargées d’une douleur indicible, suggèrent en peu de mots le déracinement. On se dit alors que ce roman sur une agression a peut-être été écrit tout entier pour pouvoir raconter cette autre histoire, ce traumatisme plus ancien, plus profond, la guerre d’Algérie et l’exil. Yamina Benahmed Daho reconnaît que depuis longtemps elle songeait à parler de ses parents. “Je pense que leur vie mérite d’être restituée tant elle est à la fois douloureuse et puissante. Je suis très impressionnée par la façon dont ils ont tenu debout pendant toutes ces décennies.”
C’est ici un autre aspect de ce texte, qui d’un fait divers – une femme agressée – s’ouvre sur une histoire collective, comme si la mémoire d’une violence en ravivait d’autres. Reste que l’on se demande pourquoi Yamina Benahmed Daho n’a pas écrit directement sur la vie de ses parents, les harkis et l’immigration. Là encore, tout est affaire de mémoire : “Alya le dit, elle a hérité de fragments. C’est la grande difficulté des récits d’immigration, je pense en particulier pour les descendants de harkis. Si je suis fière d’une chose pour ce roman, c’est d’avoir pu placer ces éléments-là.”
De mémoire (L’Arbalète/Gallimard), 144 p., 14,50 €
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