En juillet 93, Agnès Varda, électron libre du cinéma français, sautait les époques en notre compagnie, nous parlant de ses débuts de photographe, de son travail sur la fiction et le documentaire, et toujours de la rue Daguerre et de Jacques Demy. Morceaux choisis dans cette interview-fleuve.
Dans Ulysse (1982), vous dites que vous n’alliez jamais au cinéma dans votre jeunesse. Dans ces conditions, quel est le cheminement qui a fait de vous une cinéaste ?
Je ne sais pas vraiment. Vers 24-25 ans, comme ça, sans avoir appris le cinéma. Jane Campion non plus n’a pas fait d’école de cinéma, elle n’était pas spécialement cinéphile. Moi, j’étais pire que « pas cinéphile », j’étais ignare. J’ai grandi partout. Je suis née à Ixelles en Belgique, j’ai été élevée à Sète dans l’Hérault, mon père était grec, ma mère jurassienne… Bon, les parents ont une influence sur les enfants : les miens ne m’emmenaient pas au cinéma, tout simplement. A cette époque-là, les enfants étaient très dépendants des parents. On sortait le dimanche, on allait marcher, faire des balades. Enfant et adolescente, j’ai aussi beaucoup joué : des jeux d’affabulation, des jeux d’extérieur. Non seulement je n’allais pas au cinéma, mais je n’ai pas lu du tout les livres d’enfants. J’ai commencé à lire à 15 ans. J’aimais beaucoup Prévert et j’avais quand même vu Quai des Brumes et Les Enfants du Paradis, qui m’avaient beaucoup plu. J’ai étudié à l’école du Louvre, je me suis passionnée pour la peinture : pas peindre, regarder la peinture. Et j’ai fait l’apprentissage de la photo, les cours du soir pour le C.A.P.
La chanson est souvent présente dans vos films, sans parler de ceux de Jacques Demy.
C’est moi qui ai commencé à faire des chansons, pas Jacques Demy. Quand il tournait Lola, il voulait une chanson pour le film et il m’a demandé d’en écrire une. Il m’avait dit qu’il ne savait pas faire cela. Après, il en a fait des cinquantaines ! Quand on est jeune, on n’ose pas se lancer, c’est comme ça. Moi, peut-être que je refoulais d’être Piaf, je ne sais pas. Une chanson, c’est une façon d’être, de la gaieté, de la mélancolie. J’aime les chansons tristes, comme celles de Prévert et Kosma. J’aime pleurer pour une chanson, j’aime pleurer au cinéma.
Demy et vous faisiez partie de la Nouvelle Vague sans en faire partie. Quels étaient vos rapports avec toute cette bande ?
Parfois, on m’a appelée « »l’hirondelle de la Nouvelle Vague » », d’autres fois « »la grand-mère de la Nouvelle Vague » ». Tout simplement parce que j’ai commencé avant eux. L’autre précurseur était Melville. J’ai tourné en 1954, La Pointe courte : c’était le premier film de Philippe Noiret. Un film libre, tourné avec une petite équipe, des petits moyens, en noir et blanc et décors naturels… C’était un film nouvelle vague avant la Nouvelle Vague. Jacques Demy, il n’écrivait pas de critiques mais il était copain avec les gens des Cahiers, il fréquentait régulièrement Rivette, Godard et les autres, tandis que moi, pas du tout. Quand le mouvement a éclaté, historiquement, on m’a incluse dans le paquet, mais il n’y avait pas de théorie de groupe, chacun était différent. Le point commun, c’était la génération et les budgets. J’avais deux avantages sur tout ce petit monde. D’abord, je n’ai jamais été une théoricienne. Et j’étais ignorante en cinéma. Si j’avais connu ces beaux films que j’ai vus après, je n’aurais peut-être jamais osé me lancer. Pour La Pointe courte, le montage se passait ici même et le monteur était Alain Resnais – eh oui, il était encore monteur. Il habitait le 14e, il venait travailler chez moi à vélo. De temps en temps, il me disait « Oh, cette scène me fait penser à La Terre tremble. »Moi, je n’avais jamais entendu le nom de Visconti. Il me citait Antonioni, Dreyer, d’illustres inconnus pour moi ! Resnais s’étonnait : « »Tu n’es jamais allée à la Cinémathèque ? » » J’avais 26 ans et je ne savais même pas qu’il existait une Cinémathèque à Paris ! Ignare j’étais, et parfaitement fraîche. Mes influences, c’était la peinture, les livres et la vie. J’avais choisi Sylvia Monfort parce qu’elle avait un long cou, comme les femmes chez Piero della Francesca. Référence comme une autre, mais pourquoi pas ?