[Edouard Louis rédac chef] La mère du philosophe et sociologue Didier Eribon est morte usée par les cadences infernales d’une vie à l’usine. Il se demande dans ce texte si, pour comprendre cette mort, il ne faudrait pas, en plus des conditions de travail, en plus de la question du genre et de la classe sociale, prendre en compte la manière dont la société traite et exclut les personnes âgées. En s’interrogeant radicalement sur la vieillesse, Eribon ouvre une nouvelle perspective pour la théorie critique.
Edouard,
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Tu m’as demandé de contribuer au numéro des Inrocks dont tu es le rédacteur en chef invité à l’occasion de la parution de ton nouveau livre, Qui a tué mon père. Quand tu me l’as fait lire, au tout début de l’année, j’avais été d’autant plus ému que ma mère venait de mourir. Ton père n’est pas mort. Mais tu te demandes ce qui le détruit, jour après jour, depuis tant d’années, aussi insidieusement qu’inexorablement. Et puisque cela s’apparente à une mise à mort programmée, tu entends dévoiler et dénoncer ce qui le tue, et donc ce qui l’a tué. Ou plus exactement : qui le tue, et donc qui l’a tué.
Le monde social exerce une violence permanente sur les pauvres, les dominés, les subalternes… mais il ne s’agit pas simplement d’une machinerie aux rouages impersonnels : il y a aussi ceux qui la font fonctionner, qui la défendent, qui la reproduisent sous nos yeux. A ces criminels – comment les nommer autrement ? –, tu entends demander des comptes. Et pour que les choses soient claires, tu donnes leurs noms, qui figurent dans les dernières pages de ton texte. Mais nous savons également, et toi et moi, qu’ils sont bien plus nombreux que ceux que tu désignes à notre colère. La liste serait longue, interminable. En amont et en aval des moments que tu évoques.
Au fil de tes paragraphes soigneusement ciselés, qui se succèdent comme des séquences cinématographiques, ce qui se dessine, c’est bel et bien une histoire de la violence, pour reprendre le titre de ton précédent roman
Le temps passe, les noms changent ; la réalité sociale perdure. Et l’on revient alors à ce point de départ incontournable : derrière les noms, il y a tout un système, celui de l’exploitation. Ton livre aurait pu s’intituler : “Ce que l’exploitation fait aux vies.” C’est-à-dire ce qu’elle fait aux corps et aux esprits. Tu nous offres le portrait d’un exploité, avec son corps et son esprit démolis. Tu montres du doigt les responsables, les coupables : pas d’exploitation sans exploiteurs ! Tu les hais. Tu t’insurges. Mais au fil de tes paragraphes soigneusement ciselés, qui se succèdent comme des séquences cinématographiques, ce qui se dessine, c’est bel et bien une histoire de la violence, pour reprendre le titre de ton précédent roman.
Ce qui m’a frappé, dans ta description littéraire si politique, c’est que la révolte et la lutte en sont quasiment absentes : ton père a-t-il été syndiqué quand il était ouvrier ? A-t-il participé à des grèves, à des manifestations ? Il semble que non. En tout cas, c’est en la gauche qu’il avait naturellement confiance, qu’il plaçait quelque espoir de se sentir représenté et soutenu. Las ! L’évidence n’était qu’illusion. S’en est suivi un désenchantement durable. Après un grave accident du travail, il a dû quitter l’usine – qui de toute façon serait bientôt fermée – pour devenir balayeur municipal. Son vote s’est porté sur le Front national. Comme des millions d’électeurs des classes populaires, la gauche officielle le dégoûtait. Il se tourna vers l’extrême droite. Avec, par intermittence, des retours à ses premières affinités. J’ai constaté de semblables évolutions dans ma famille. Plus prononcées encore. Tout cela compose l’arrière-plan du drame qui se déroule sur la scène de ton récit et du processus meurtrier qu’il dépeint.
“Longtemps après avoir arrêté de travailler, ma mère souffrait toujours beaucoup”
Ma mère est morte en octobre 2017. Elle avait 87 ans. Au fond, si je cherchais à établir qui a tué ma mère, la réponse serait d’abord : l’âge. Mais cela ne suffit pas. L’espérance de vie connaît de grandes différences selon les classes sociales, et quand les niveaux tendent à se rapprocher, c’est dans l’espérance de vie en bonne santé que persistent les inégalités. Il faut inscrire l’histoire singulière de ma mère dans cette histoire plus générale de la violence sociale et de la manière dont elle opère par l’effet de ce que j’ai appelé les “verdicts sociaux”. En l’occurrence, car il y en a d’autres, le lieu et le milieu où l’on vient en monde et le destin scolaire, social, professionnel, etc., que cette “origine” nous assigne, avec des marges de manœuvre plus ou moins grandes (le plus étant du côté des classes privilégiées, le moins du côté des classes défavorisées). Ces verdicts nous définissent et impriment à tout jamais leur marque au plus profond de nous-mêmes. J’ai raconté dans Retour à Reims que ma mère était devenue “bonne à tout faire” à l’âge de 14 ans, “placée” par l’Assistance publique dans des familles d’employeurs après avoir été abandonnée par sa mère quand elle était enfant. “J’étais la bonniche”, disait-elle avec amertume, quand elle consentait à se raconter. Elle fut longtemps femme de ménage. Plus tard, elle devint ouvrière. Dans le bruit et la chaleur de l’usine, pendant plus de quinze ans, elle a travaillé à la chaîne, debout huit heures par jour devant des bocaux de verre qui défilaient sur un tapis roulant et dont elle fixait les couvercles, au rythme des cadences infernales imposées par un patronat sans scrupules au nom de la nécessaire rentabilité. Ses épaules, ses bras, ses mains, ses jambes, ses genoux, ses chevilles en furent définitivement abîmées.
Par une étrange alchimie, la violence sociale, l’infériorisation, les humiliations qu’elle avait subies tout au long de son existence se transmuaient en violence verbale contre des gens qu’elle se sentait en droit de mépriser
Elle souffrait beaucoup. Longtemps après avoir arrêté de travailler, elle souffrait toujours beaucoup. Plus elle avançait en âge, plus elle souffrait. Comme si on avait injecté un acide corrosif à effet lent dans ses os, ses muscles, ses articulations. Quand je l’ai retrouvée, après des années d’absence, cette vieille femme assaillie par la douleur m’inspira de la compassion, de la tendresse, malgré tout ce qui nous avait séparés et continuait de nous séparer. Son racisme obsessionnel m’exaspérait, et pourtant je ne protestais que mollement quand elle se lançait dans une de ses habituelles diatribes contre les Arabes ou les Noirs. Pour ne plus entendre de tels discours, j’avais cessé de la voir. Si je voulais la revoir – et je le voulais, ou le devais –, il me fallait l’accepter telle qu’elle était. En m’efforçant de la comprendre. Par une étrange alchimie, la violence sociale, l’infériorisation, les humiliations qu’elle avait subies tout au long de son existence se transmuaient en violence verbale contre des gens qu’elle se sentait en droit de mépriser : sa véhémence quand elle regardait la télévision n’avait d’autre signification que celle-ci ; se doter elle-même, l’éternelle inférieure, d’un sentiment de supériorité. La dignité tristement distinctive de ne pas appartenir à des catégories à ce point stigmatisées ou stigmatisables que même quelqu’un comme elle pouvait les ostraciser et les insulter. Avec pour toile de fond ce racisme immémorial qui prospère dans les classes populaires et dont, enfant et adolescent, j’entendais presque chaque jour dans ma famille des expressions imagées et hideuses.
C’est également le sort réservé aux personnes âgées dans nos sociétés qui a conduit au décès accéléré, je devrais dire prématuré, de ma mère. Mes frères et moi venions de l’installer dans une maison de retraite, à trente kilomètres de Reims. Un Ehpad : Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Elle avait du mal à marcher chez elle, était tombée plusieurs fois, incapable de se relever…
“Comment ne pas mentionner l’état désastreux de l’hôpital public ?”
A plusieurs reprises, les pompiers avaient dû intervenir. Il n’y avait donc pas d’autre solution. Elle refusa d’abord, puis s’y résigna, en pleurant. Mais elle se sentit abandonnée. Elle me laissait des messages sur mon téléphone portable me disant qu’on la maltraitait, qu’on lui interdisait de se lever, de prendre des douches, de sortir de sa chambre, que personne ne venait quand elle sonnait… J’appelais les infirmières, le médecin… On me répondait que, pour qu’elle se lève, il fallait que deux aides-soignants, deux hommes, la soutiennent. Ils n’étaient pas assez nombreux. Donc ils ne s’occupaient d’elle qu’une fois par semaine… Ma mère ne bougeait plus de son lit, aux barreaux relevés des deux côtés pour qu’elle ne glisse pas. Au téléphone, sa voix traduisait son désespoir… J’ai gardé un de ses messages. Je n’ose le réécouter. Elle sombra très rapidement et se laissa mourir, refusant de parler, de boire, de manger… Le rapport avec la classe sociale ? Si elle avait disposé de plus d’argent, si mes frères et moi avions disposé de plus d’argent, nous aurions pu choisir une maison de retraite où le personnel aurait été plus nombreux. Mais les tarifs mensuels nous rendaient de tels établissements inaccessibles. Trop chers. Beaucoup trop chers.
La gestion des maisons de retraite est uniquement comptable. Avec pour conséquence, ce phénomène que les rapports officiels nomment la “maltraitance institutionnelle”, pour faire mine de la déplorer avant de passer autre chose
Que l’on me comprenne bien : je n’incrimine personne. Du moins pas celles et ceux qui, à des titres divers, s’occupent des personnes âgées dépendantes. Ce sont des métiers difficiles. Avec des salaires de misère. Comment ne pas mentionner l’état désastreux de l’hôpital public ? Un soudain problème de santé m’a conduit aux urgences de Cochin, il y a quelques mois. J’ai vu de mes yeux le délabrement du service public, son manque de moyens et de personnel, ses locaux vétustes, inadaptés. Et le dévouement de ceux et celles qui y travaillent, débordés, jusqu’à l’épuisement. Un même constat s’impose pour les maisons de retraite. Quand elles relèvent du public, leurs moyens financiers sont très largement insuffisants. Quand elles relèvent du privé, c’est la logique du profit qui y prévaut. Dans les deux cas, la gestion de ces établissements est uniquement comptable. Avec pour conséquence, ce phénomène que les rapports officiels nomment la “maltraitance institutionnelle”, pour faire mine de la déplorer avant de passer autre chose.
Le personnel des Ehpad a récemment attiré l’attention sur l’état sinistré des structures d’accueil des personnes âgées. On ne peut que les applaudir. Leur lutte est salutaire. Qui d’autre pourrait la mener ? Pas les personnes âgées elles-mêmes, cela va de soi. Leurs plaintes et leurs protestations ne quittent pas la chambre dans laquelle elles sont émises. Cris étouffés, donc, ou voués à rester inaudibles. Ils ne nous parviennent, ne nous atteignent que dans le cadre des relations individuelles, familiales…
“Il revient à d’autres de devenir leurs porte-parole”
Dans La Vieillesse, paru en 1970, Simone de Beauvoir s’est intéressée aux personnes âgées et à la destitution civique et politique dont elles sont l’objet. “Les vieillards qui ne constituent aucune force économique n’ont pas les moyens de faire valoir leurs droits”, écrit-elle dans l’introduction. Et d’ajouter : “J’ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la manière dont ils la vivent.” Elle a elle-même rapproché cet ouvrage de celui qu’elle avait publié vingt ans auparavant, Le Deuxième Sexe. Or, l’une des questions qu’elle posait en 1949, était la suivante : comment les femmes peuvent-elles passer d’un statut d’objet des discours masculins à celui de sujet de leur propre discours. Elle s’étonnait que les femmes ne disent pas “nous”, comme les prolétaires, les Noirs aux Etats-Unis, les Juifs… le font depuis longtemps. Elle insistait sur l’ancrage géographique, spatial, des mouvements politiques et sociaux : c’est la cohabitation dans les mêmes quartiers, les mêmes lieux de travail, etc., qui permet la formation d’un sujet collectif, d’une parole en première personne du pluriel. Quand les individus sont spatialement séparés les uns des autres, il est bien difficile de passer de la “sérialité” au “groupe”. Une situation partagée de subordination joue parfois le même rôle que la proximité géographique ou professionnelle, quand des voix surgissent pour la dénoncer, des théories pour la thématiser et diverses formes d’organisation pour la combattre et essayer de la défaire. Mais comment les “vieux”, et encore plus les “vieillards”, les personnes “dépendantes”, invalides, isolées, pourraient-ils constituer un “nous” ? Passer de la “sérialité” au “groupe” leur est impossible, physiquement, mentalement.
La précarité et l’isolement qui caractérisent ces professions rendent délicates et fort aléatoires toute idée de mobilisation et d’organisation collectives
Depuis fort longtemps sont apparus des mouvements de retraités. Ce qui passe évidemment par la création de branches spécifiques dans les syndicats qui représentent les travailleurs en activité et continuent ainsi de les défendre après leur cessation d’activité, ou par l’émergence d’associations qui élaborent leurs propres plates-formes revendicatives. Dans les deux cas, l’on a recours à des modes d’action traditionnels : réunions, pétitions, manifestations, pressions sur les pouvoirs publics, etc. Pierre Bourdieu a parlé de “miracle social” à propos du mouvement des chômeurs. Il n’est pas facile de rassembler des gens qui n’ont ni lieu de travail, ni habitat communs. Syndicats et associations remplissent cette fonction. Les individus concernés y participent, de façon tantôt éphémère, tantôt durable. Il en va de même pour les retraités. Mais pour les personnes dépendantes ? Celles qui ont perdu leur autonomie physique, et à qui il n’est guère loisible d’être partie prenante d’une mobilisation collective, d’adhérer à une organisation, de devenir les locuteurs d’un discours critique énoncé publiquement, etc. ? Il revient à d’autres de devenir leurs porte-parole. C’est en parlant à leur place que l’on parle pour elles. Sinon, elles ne parlent pas. Le projet de Simone de Beauvoir dans La Vieillesse était de “faire entendre leur voix”, puisqu’elle avait bien conscience qu’il leur est matériellement interdit de prendre la parole.
Nous touchons ici aux limites de la mobilisation sociale et de l’action politique. Comment penser l’action de ceux et celles qui ne peuvent agir ? C’est le cas de ceux que de Beauvoir appelait les “vieillards”. Cependant, ce cas limite nous permet d’interroger de manière plus générale les catégories de la politique, et celles de la théorie politique. Car il en va de même, à n’en pas douter, pour les travailleurs précaires, aux emplois temporaires ou incertains. Ton père, Edouard, en est un parfait exemple. Ta mère aussi, qui exerça le métier d’aide à domicile pour personnes âgées, dans le village où tu as passé ton enfance et que tu décris dans En finir avec Eddy Bellegueule. La précarité et l’isolement qui caractérisent ces professions rendent délicates et fort aléatoires toute idée de mobilisation et d’organisation collectives.
Etre “précaire”, être isolé, c’est être vulnérable. La vulnérabilité entraîne la peur, et la peur la soumission à l’ordre social
Etre “précaire”, être isolé, c’est être vulnérable. La vulnérabilité entraîne la peur, et la peur la soumission à l’ordre social. Ainsi, entre la personne âgée immobile sur son lit de souffrance et qui ne peut que hurler intérieurement contre son malheur et le travailleur au dos cassé par la dureté des conditions de travail, comme c’est le cas de ton père, il y a un point commun : l’avenir est fermé, et avec lui l’espoir d’une transformation sociale, qui rendrait meilleures et les situations individuelles et la situation collective.
La question se pose avec acuité, dès lors que l’on réfléchit sur qui a tué ton père, et sur qui a tué ma mère : quelles sont les conditions de formation de ce que Sartre désignait comme des “ensembles pratiques”, c’est-à-dire des groupes sociaux mobilisés ? Et celle-ci également : qui parle ? qui a droit à la parole ? qui peut prendre la parole ? Et si ce geste politique élémentaire reste inaccessible à tant de gens qui comptent parmi les plus dominés, les plus dépossédés, n’est-ce pas la tâche qui incombe aux écrivains et aux intellectuels de parler d’eux et pour eux, de les rendre visibles, et de leur “donner une voix” ?
Dernier ouvrage paru : Principes d’une pensée critique (Fayard)
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