A mi-chemin entre l’école d’art et le circuit institutionnel, le salon de Montrouge propose chaque printemps sa sélection des nouveaux talents de l’art contemporain. A retrouver chaque semaine pendant cette 63e édition, un gros plan sur un jeune artiste.
Sous l’alias The Big Conversation Space, Clémence de Montgolfier et Niki Korth inventent les dispositifs d’une expérience collective des médias. Le modèle de la conversation comme pratique dissidente à l’ère des « bulles de filtre ».
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Le « brouhaha », voilà la condition du contemporain. Telle était du moins la définition qu’en donnait récemment le théoricien de la littérature Lionel Ruffel dans un essai percutant érigeant l’onomatopée en titre. A peine s’entend-on parler, et encore moins penser, dans ce « village planétaire » où se mêlent, s’accordent et s’entrecoupent les menus échanges quotidiens, les bribes de breaking news et le story-telling publicitaire. Tout le monde bavarde, mais personne ne converse vraiment. Pour répondre à ce constat, les deux artistes Clémence de Montgolfier et Niki Korth unissent leurs forces pour imaginer un projet qui ferait de la conversation un art. En 2010, The Big Conversation Space était né. « Nous essayons de proposer une autre expérience de partage, de transmission et d’échange d’idées et de formes culturelles. On pourrait peut-être l’appeler un média artistique ? »
Matérialiser la parole dans l’espace
Une grande partie du projet est suspendue à cette mise en interrogation. The Big Conversation Space crée des dispositifs d’échange de paroles afin d’inventer de nouveaux modèles d’interactions où s’hybrident l’art, les médias et l’activisme. Actuellement, les pièces sonores s’avèrent particulièrement prisées par les jeunes artistes (de Hanne Lippard à Hannah Black), manière d’inventer une dématérialisation qui échapperait aux quatre murs de l’institution pour se reconnecter avec le réel. Chez Clémence de Montgolfier et Niki Korth, ce n’est pas tant la parole que la manière dont les médias la véhiculent qui constitue le cœur du sujet. Leur installation au Salon de Montrouge permet de s’en rendre compte. Comment en effet matérialiser dans l’espace la parole, et a fortiori la parole partagée entre plusieurs interlocuteurs ?
La réponse implique quelques éléments aussi anciens que l’histoire de l’humanité : une table, un jeu de société et un foyer – la télévision ayant remplacé le feu de nos ancêtres des cavernes. Le visiteur est invité à prendre place autour de la première, s’essayer au second et contempler le troisième ; l’ensemble anticipant le prochain épisode de la websérie BCC Channel qui est une autre composante du projet du duo. Intitulé Empathie, savoir et gouvernement (de soi), ce cinquième épisode actuellement en tournage intégrera certaines des conversations collectées à Montrouge. Sur l’écran de télévision, il est d’ores et déjà possible de visionner un extrait de l’entretien qu’ont mené Clémence de Montgolfier et Niki Korth avec le psychanalyste Serge Tisseron, auteur de l’un des ouvrages de référence sur le sujet : Empathie et Manipulation.
L’expérience collective à l’ère des « bulles de filtre »
Si les deux artistes se rencontrent à la faveur d’un échange entre leur école d’art respectives, le San Francisco Art Institute pour Niki Korth et l’Ecole des Beaux-Arts d’Anger pour Clémence de Montgolfier, elles aussi ont toutes deux un pied dans le monde académique – ayant respectivement étudié la littérature allemande et la représentation de l’art contemporain à la télévision. The Big Conversation Space s’enracine donc dans leurs recherches personnelles transdisciplinaires et des dynamiques qu’engendre la collaboration à distance à travers deux continents. Dans le format de la web-série BCC Channel en particulier, elles citent également l’influence tant de programme télévisés culturels (« Des Mots de Minuit » en France ; « Art21 » aux Etats-Unis) que de projets artistiques (Warhol TV ; la galerie télévisée de Gerry Schum ; Good Morning Mr Orwell de Nam June Paik ; ou les interventions d’artistes à la télévision depuis les années 1960 comme Richard Serra ou Chris Burden).
Aujourd’hui encore, l’aventure télévisuelle fascine les artistes. L’été dernier, Francesco Vezzoli se faisait le commissaire d’une magistrale proposition à la Fondation Prada à Venise, traversée hypnotique de l’histoire fantasmée et fantasque de la télévision publique italienne. Il montrait alors comment, dans les années 1970, la Rai a servi de caisse de résonance aux expérimentations artistiques, politiques et sexuelles les plus radicales de l’époque. Le contexte depuis lequel s’expriment Clémence de Montgolfier et Niki Korth est quelque peu différent. Nous le connaissons bien, car c’est notre présent immédiat : l’époque des « bulles de filtre » (« filter bubbles » en VO), où s’instaure à l’insu de l’utilisateur un isolement intellectuel et culturel résultant de la personnalisation du contenu sur internet. Chez elles s’ajoute alors aussi une dimension plus prescriptive, guidée par l’envie d’inventer un média qui rendrait à nouveau possible l’expérience collective. Avec comme but ultime de réveiller « le sentiment de regarder quelque chose ‘ensemble’ au même moment. Ce qui est ce que le théâtre, le cinéma et les télé-clubs ont fait (ou font encore) ; c’est ce que la chat-room et le livestream apportent, même à une petite échelle« .
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