Entamée il y a sept ans (et même neuf pour ses concepteurs), l’aventure « Kentucky Route Zero » s’achève en beauté avec la sortie de son cinquième épisode et l’arrivée simultanée de l’ensemble de la série sur Switch, PS4 et Xbox One en plus des Mac et PC. Et aussi : l’audacieuse sortie au camping de « Wide Ocean Big Jacket » et les entêtants bavardages de comptoir de « Coffee Talk ».
« Un jeu qui, d’ici la fin de l’année, comptera cinq actes », annonçait-on naïvement, dans Les Inrockuptibles du 13 février 2013, à propos de Kentucky Route Zero dont le premier épisode venait alors de paraître. Depuis cette date, le planning de Jake Elliott, Tamas Kemenczy et Ben Babbitt, qui constituent à eux trois le studio Cardboard Computer, a quelque peu bougé et c’est finalement sept ans plus tard que s’achève cette saga vidéoludique sans pareil que beaucoup (dont nous) ont placé en bonne place dans leurs classements des meilleurs jeux de la décennie écoulée.
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Epopée surréelle
Au début de l’année 2013, donc, on avait fait la connaissance de Conway, un vieux chauffeur routier à la recherche du 5 Dogwood Drive, adresse où il devait effectuer sa toute dernière livraison. Celui-ci n’allait pas tarder à apprendre que la seule manière de s’y rendre était de passer par la mystérieuse Route Zero qui ne figurait sur aucune carte. Ainsi débutait une épopée surréelle qui allait nous mener, en camion pour commencer puis dans un bateau transportant aussi un mammouth mécanique géant, d’une mine abandonnée à un immeuble administratif dont un étage entier était occupé par des ours, d’une distillerie dont les employés sont des squelettes à une ex-gare routière désormais inondée et devenue un central téléphonique ne comptant plus qu’une employée (même si un homme, licencié il y a déjà longtemps, continue de venir y travailler quotidiennement). Et jusqu’à la petite ville où se déroule l’intégralité du tout nouvel Acte V, plus bref que les précédents et dans lequel, une fois n’est pas coutume, le joueur dirige un chat qui navigue de l’un à l’autre des personnages pour écouter ce qu’ils ont à dire. Ce qui, pour nous, prend la forme de nombreux textes.
Théâtre
Depuis le début, Kentucky Route Zero est un jeu qui se lit. Mais si les interactions au sens le plus traditionnel du terme demeurent limitées dans cet héritier des jeux d’aventure point & click mâtiné de walking simulator, il ne faudrait pas en déduire que le joueur se contente d’absorber une histoire qu’on lui raconte. Car le rapport même au texte devient ici ludique, notamment par le biais des choix que l’on est invité à faire au cours des scènes dialoguées. Des productions Telltale Games à Life is Strange en passant par les titres de Quantic Dream, on a largement intégré l’idée que ce genre de décisions devait avoir des conséquences sur la suite de l’aventure, entraînant le récit dans une direction ou une autre et modifiant la psychologie des personnages. Rien de tel dans Kentucky Route Zero, où les choix que l’on opère sont d’abord à notre propre bénéfice. Le joueur, ici, se dédouble pour devenir à la fois l’acteur de la scène (libre de choisir ses répliques, donc) et son premier public. C’est toujours maintenant, et devant nos yeux, que ça se joue. Et ce n’est pas pour rien que Jake Elliott souligne l’influence que le théâtre a pu avoir dans la conception du jeu.
Faulkner et Tarkovski
Nourri de toute la culture Southern Gothic (William Faulkner, Carson McCullers, Flannery O’Connor…) mais aussi de films aussi divers que ceux d’Andrei Tarkovski et de Michelangelo Antonioni, Kentucky Route Zero pourrait n’être qu’un (brillant) exercice de style hors du temps, mais c’est aussi un jeu qui nous parle de notre époque. Parfois de manière allusive ou cryptique, mais aussi tout à fait clairement par sa manière de montrer, même métaphoriquement, ce que le capitalisme fait subir aux terres et aux gens. Et s’il y a ici un « méchant », c’est incontestablement ce dernier (à travers la « Compagnie d’électricité »).
Il flotte sur Kentucky Route Zero un parfum de fin du – ou en tout cas d’un – monde, mais cette dimension funèbre qui va de pair avec le rythme, plutôt lent, de l’aventure, ne la rend pourtant jamais désespérante. Car, même sous les eaux et dans l’obscurité persistent un peu de lumière et de beauté. « Persistance » pourrait bien être un mot-clé, d’ailleurs : ne pas se laisser abattre, tenir, rester. Même sous forme de spectre, même passivement, résister.
« Tourisme secret »
On ne prétendra pas avoir tout saisi à Kentucky Route Zero. Pas plus, disons, qu’à certains films de Jean-Luc Godard ou de David Lynch ou aux séries télé de Damien Lindelof. Mais tant pis, ce n’est pas grave – ce n’est jamais grave. Même en vrac, même de manière fragmentaire ou hors contexte, ce que le jeu de Cardboard Computer nous offre est précieux. Dans l’un des « interludes » qui sont autant de mini-épisodes intercalés entre les actes, on utilise un téléphone rose pour appeler le « Bureau du tourisme secret ». C’est une assez bonne définition de ce que nous amène à faire Kentucky Route Zero : du « tourisme secret », sans guide ni carte à suivre avec certitude mais avec une multitude de points d’intérêt.
Dans le dernier acte, la communauté qui s’est formée au fil du jeu est rassemblée dans une ville fantôme. C’est-à-dire : une ville à laquelle aucune route ne mène et dans laquelle on croise sans cesse, littéralement, des fantômes. Il fait beau, on entend chanter des oiseaux. Et puis le temps change, un peu. Des silhouettes apparaissent, se déplacent, repartent. Le chat court d’un côté à l’autre de la grande place, guidé par un oiseau lumineux que l’on fait voler à volonté. « J’ai l’impression d’être sur scène en ce moment », annonce quelqu’un. Et puis : « Cette inondation a rendu les choses inéluctables. » Ou encore, un peu avant : « Il est temps de trouver un autre toit. » Avec son dispositif aussi simple que magistral, cet Acte V profondément émouvant vient idéalement clore Kentucky Route Zero, cette aventure sans pareil. Ce jeu prodigieux.
Kentucky Route Zero (Cardboard Computer / Annapurna Interactive), sur Mac, Linux, Windows, Switch, PS4 et Xbox One, environ 23€
Et aussi :
« Wide Ocean Big Jacket »
Une virée au camping pour deux (jeunes) adultes, leur nièce volubile et le copain à lunettes de cette dernière : tel est le programme de l’étonnant Wide Ocean Big Jacket, qui cache derrière un style graphique faussement simpliste une belle profondeur dans son approche de l’intime. Ici aussi, le texte est essentiel, mais sa force naît directement de l’écart apparent avec le mode de représentation des vingt séquences de ce jeu idéalement resserré – compter environ une heure et demie pour en voir la fin – conçu par une toute petite équipe. En plus de tout le reste, il s’agit à ce jour probablement de la toute meilleure simulation de pipi dans les buissons.
Sur Switch, Mac, Linux et Windows, Turnfollow / Tender Claws, environ 7€
« Coffee Talk »
Après VAL-11 HALL-A et The Red Strings Club, voici Coffee Talk : le jeu de barman serait-il en passe de devenir un genre vidéoludique à part entière ? Dans le visual novel du fort recommandable studio indonésien Toge Productions (Rage in Peace, Ultra Space Battle Brawl…), c’est plus exactement le rôle d’un barista que l’on tient. Un barista qui n’en finit pas de recevoir les confidences de ses clients qui se rencontrent, deviennent amis ou au contraire s’affronte. Un peu « léger » dans son écriture (mais débordant de bonne volonté) quand il se pique d’aborder des sujets comme le racisme ou le sexisme, Coffee Talk emporte le morceau grâce à son casting joyeusement fantasy, car cette histoire prend place dans une réalité alternative où l’humanité partage la terre avec des elfes, des vampires, des loups-garous et des succubes adeptes, selon les cas, de l’expresso ou du chaï latte. Qu’entre deux discussions de comptoir, on ne se lasse pas de préparer.
Sur PS4, Xbox One, Switch, Mac et Windows, Toge Productions, de 10 à 14€
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