Un anonyme à la personnalité complexe en prise avec l’histoire contemporaine : Clint Eastwood décline en évitant la redite son motif du héros malgré lui aux frontières entre le bien et le mal.
On répète depuis dix ans sur Clint Eastwood et ses films une seule et même rengaine, celle des “héros anonymes de l’histoire contemporaine”, dont l’acteur-réalisateur se plaît à faire le portrait en ajustant, au cas par cas, quelques variables : version blockbuster stéroïdé, mâtiné de douteux stéréotypes raciaux mais sauvé par la précision de l’examen psychologique du post-traumatisé dans American Sniper (2015), version film-dossier rigoureusement purifié, anti-spectaculaire et frappant de droiture avec Sully (2016), enfin version lo-fi et retorse, avec le cruellement moqué mais probablement incompris 15h17 pour Paris (2018).
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Et on aurait pu en arriver à un stade de lassitude sur ce Cas Richard Jewell (intrigant ajout au titre de la VF du “cas” – on y revient) s’il ne permettait à l’increvable cow-boy (89 ans) de synthétiser, mais aussi de questionner, empoisonner bizarrement et finalement guérir son obsession pour la figure du héros. Car Richard Jewell est un héros compliqué, connu pour avoir, lors d’un concert attenant aux Jeux olympiques d’Atlanta où il officiait comme agent de sécurité, repéré une bombe trop tard pour l’empêcher d’exploser mais assez tôt pour limiter le nombre de ses victimes. Il l’est surtout pour être passé quelques jours plus tard du statut de héros national à celui de coupable désigné, après le leak d’une enquête du FBI le soupçonnant d’avoir lui-même piégé le colis dans le but de s’ériger en justicier.
https://www.youtube.com/watch?v=bgPuJN2p43s
Jewell, tout innocent qu’il soit, n’en est pas moins coupable
Pourquoi le soupçonne-t-on ? Non pas à cause d’éléments matériels ou de témoignages, mais parce qu’il correspond à un type : celui de l’ex-flic frustré, rejeté par la société, avide de reconnaissance et prêt à risquer la vie d’innocents pour usurper le mérite de les avoir sauvés. Lui s’en défend, résolu à braver la colossale conjonction de pouvoirs qui s’abat sur lui (le FBI et une presse aussi penauds que complices qui s’acharnent pour sauver leur peau), tandis qu’il s’adjoint, faute de mieux, les services d’un petit avocat de sa connaissance (Sam Rockwell savoureux en attorney David contre le Goliath militaro-médiatique).
Jewell sera innocenté du crime dont on l’accuse, on s’en doute dès le départ. Mais cette couche superficielle du récit, la lutte des deux versions des faits, se gazéifie totalement tant le film ne crée aucun suspense sur la mascarade totale de l’accusation, l’injustice objective qui s’abat sur l’agent de sécurité. Sa partie solide, sa vraie substance, est juste en dessous : c’est que Jewell, tout innocent qu’il soit, n’en est pas moins coupable d’être un type bizarre. L’affaire Richard Jewell intéresse moins Eastwood que son cas : celui d’un type entre deux eaux qu’il ne fallait certes pas condamner, mais qu’on aurait presque eu tort de ne pas soupçonner.
Janitor solitaire d’un open space où plus personne ne le remarque, un peu plus tard officier de sécurité d’un petit campus qui finira par l’exclure au motif de méthodes excessives, Jewell est dans l’œil d’Eastwood un paria : un homme de bonne volonté, pétri de prévenance et de professionnalisme, mais dont le zèle confine au stalking anxiogène (trouvant dans les poubelles du patron des emballages de barre chocolatée, il en achète un stock de la même marque) ou au fantasme d’autorité malsain (il se déguise en flic pour étendre ses prérogatives).
Eastwood voit le bien et le mal à leur juste mesure
Pas de quoi en faire une mauvaise graine, pour un cinéaste qu’on attend bien sûr du côté de la défense passionnée de ces figures de vigilantes mal-aimés ; mais assez pour lui donner aussi des airs de Travis Bickle, le vétéran de Taxi Driver : ex-gardien de l’ordre condamné à l’exclusion sociale, à la misère affective et sexuelle (il n’a que sa mère pour toute fréquentation), obsédé par les armes et persuadé de devoir veiller sur une société vulnérable car trop insouciante.
Eastwood voit le bien et le mal à leur juste mesure (à l’exception notable de la journaliste interprétée par Olivia Wilde, gros point noir du film, qu’il caricature en cocotte à scandales échangeant scoops contre faveurs sexuelles – ce qui a valu au réalisateur une menace de procès de la part du journal) : il ne cesse jamais de chercher l’un et/ou l’autre, il est bel et bien moral et jamais “neutre” (tant mieux), mais aime que la chimie soit hétérogène.
Il voit en Jewell un homme bien intentionné, mais aussi l’esclave de pulsions puériles déshonorantes (un bébé adulte dont le film souligne avec acharnement un rapport infantile à la nourriture, à la mère, au pleurnichement). C’est cette chimie qui rend infiniment dialectique le cinéma de ce libertarien trop souvent caricaturé. Il semble ici presque répondre aux errements de son camp adverse (avec sa campagne de presse punitive, Richard Jewell peut être vu comme un film sur la cancel culture), à tout le moins répondre à sa propre caricature, et se montrer bien plus lucide qu’on ne le croit : il n’a pas attendu les polémiques d’American Sniper ou, dans une moindre mesure, du 15h17 pour Paris, pour découvrir que les héros sont des types bizarres.
Théo Ribeton
Le Cas Richard Jewell de Clint Eastwood, avec Paul Walter Hauser, Sam Rockwell, Kathy Bates (E.-U., 2020, 2h10)
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