[Chanteur du groupe The Prodigy, Keith Flint a été retrouvé mort ce lundi matin. Pour lui rendre hommage, nous republions notre grand entretien de 1997 avec le groupe anglais] En quelques chansons monstrueuses et un album taillé dans un métal en fusion, The Fat of the land, le triomphe de Prodigy a été l’un des événements les plus spectaculaires et divertissants de l’année musicale. Loin de la navrante lâcheté d’Oasis, cette équipe de sauteurs à l’élastique possède elle aussi un Liam : Liam Howlett, le cerveau passionnant de ce gang de faux durs.
On connaît beaucoup de légendes sur Prodigy. L’une d’entre elles, particulièrement cocasse, voudrait que le groupe soit dangereux et infréquentable. Il suffira pourtant de quelques minutes en sa compagnie dans un coquet et chaleureux hôtel de la campagne anglaise pour se convaincre que Prodigy n’est décidément pas ce terroriste que ses publicistes ont fabriqué dans son dos. D’ailleurs, on n’a jamais cru en ces sornettes on avait raison : on pourrait inviter ces quatre garçons à prendre le thé chez sa mère et ce n’est certainement pas l’odeur du soufre, le vernis de scandale, qui nous a fait adorer Firestarter ou le récent Smack my bitch up. Non, juste un don particulièrement anglais pour l’électronique percutante qui, de Frankie Goes To Hollywood à KLF, s’est curieusement toujours accompagné de provocations plus ou moins maîtrisées. Bref, on n’a jamais pensé une seule seconde que Prodigy était un groupe malsain ce qui ne l’empêche pas d’être un groupe malin.
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Une autre légende, idiote, consiste à voir en Prodigy une version rock de Robocop, que l’on opposerait à la vision beaucoup plus art & essai des Chemical Brothers ou Propellerheads.
Pour avoir fréquenté le rock depuis belle lurette, on sait ce que valent les avis d’excommunion des gardiens du temple : peau de zébi. Car Prodigy a commis un crime exemplaire : sortir les raves de l’underground pour démocratisation immédiate, dès 91 avec leur single Charly. Le magazine Mixmag, dans une de ses crises existentielles, s’interrogeait alors : « Est-ce que Charly a tué les raves en Angleterre ? » L’underground étant myope comme une taupe ramper dans les tunnels n’arrange pas les optiques , Prodigy serait ainsi un renégat, un social-traître. Il suffit pourtant d’avoir vu le groupe en concert bien luné pas en France, où on se débrouille toujours pour le faire jouer dans des festivals qui ressemblent au Salon de l’agriculture pour se convaincre que ce groupe possède autrement plus de tranchant, de mystère et de vie que trente mille matheux abonnés aux premières pages des crédibilités anglaises.
Une autre légende, à quart vraie, voudrait que Prodigy soit une machine maniaque de studio, un monstre obsessif, affamé de sons et de beats. C’est vrai si l’on réduit Prodigy aux idées extravagantes de Liam Howlett, l’homme orchestre qui inventa, tout seul, le fameux son Prodigy : ces breakbeats amphétaminés, ces synthés Moog furibonds, ces guitares découvertes en même temps que Nirvana, sur le tard. Mais, quelque part entre Holiday on ice et Mad Max, ce serait largement sous-estimer l’apport crucial du MC Maxim Reality, des danseurs Leeroy Thornhill et, surtout, de Keith Flint, le pou sauteur. Car, l’interview qui suit le confirmera, il existe deux Prodigy. L’un qui explore, l’autre qui explose. A l’heure des remises de prix de l’année 97, normal que ce bon élève maladroitement grimé en cancre soit récompensé : il fut, avec The Verve, l’une des rares raisons de fréquenter les hit-parades cette année, l’une des seules raisons de se baigner dans les eaux tièdes du mainstream quand tout poussait à rester sur les rives, à s’accrocher farouchement aux marges.
De l’extérieur, Prodigy paraît soudé comme un gang. Avez-vous toujours été si proches ou le succès vous a-t-il soudés ?
Liam Howlett Pour être honnête, nous n’étions pas vraiment amis avant de former Prodigy. C’est le groupe qui nous a unis. On se connaissait de vue, mais on n’appartenait pas au même cercle d’amis surtout parce que moi, je suis plus jeune qu’eux. Le premier auquel j’ai parlé, c’est Keith : il m’a dit adorer la musique que je passais dans les soirées et je lui ai prêté une cassette où, sur la face A, je m’étais enregistré en train de faire le DJ. Sur l’autre face, en douce, j’avais mis quelques maquettes enregistrées dans ma chambre, une dizaine de chansons. A l’époque, nous étions totalement obsédés par la scène dance, c’était du fanatisme : nous pouvions parler pendant des heures d’un morceau, d’un son. On allait voir toutes les performances de DJ’s et soudain, en écoutant mes morceaux, Keith et Leeroy se sont dit « Ouah, tu imagines si c’était nous sur scène ? » On a commencé comme ça, pour animer les soirées. Dans notre campagne de l’Essex, il y avait un petit club The Barn, à Braintree qui était régulièrement élu parmi les dix meilleurs du pays. Tous les DJ’s londoniens, les meilleurs groupes venaient y jouer. Ça a planté les graines de ce qui allait devenir la scène rave de l’Essex.
Leeroy Thornhill Il y avait un très fort sentiment d’appartenance à une famille. Il suffisait, dans la rue, de voir ce que les gens portaient pour décider s’ils étaient des nôtres ou non. Ça a créé des liens sociaux très forts, je n’avais encore jamais rencontré autant de gens de ma vie. Au début, les clubs ne se rendaient pas compte de ce qui se passait, ça se passait chez les gens ou dans les prés, seules quelques radios pirates diffusaient la musique et les informations.
Liam Moi, j’avais déjà vécu ce côté gang au moment du hip-hop, avec le breakdancing et les graffitis. J’étais encore un gosse, mais je me suis investi à fond dans cette culture de rue, je me faisais sans arrêt courser par les flics… Mais ce qui a fini par me lasser dans le hip-hop, c’est ce côté asocial, l’esprit de clocher, où chacun marque et défend son territoire. Quand j’allais à des soirées à Londres, les banlieues sud méprisaient les banlieues nord, et vice versa. Dans les raves, tout le monde était ensemble, ça a brisé les frontières invisibles entre le sud et le nord de l’Angleterre. Et puis, le hip-hop n’acceptait alors que très peu les Blancs, il a fallu que les Beastie Boys arrivent pour que des mecs comme moi soient acceptés. C’est pour ça que j’en suis sorti. Mais dans mes bagages, j’ai emporté les beats. Tous ces trucs de Public Enemy, d’Ultramagnetic MC’s m’ont marqué à tout jamais : tout Prodigy a été bâti sur ces breakbeats.
Aviez-vous des complexes à venir de la campagne ?
Liam Historiquement, c’est ici, dans l’Essex, que tout a commencé. Nous ne sommes qu’à quelques dizaines de kilomètres de l’autoroute qui ceinture Londres et à l’époque, c’était là, dans les stations-service, que les gens se donnaient rendez-vous pour les premières raves illégales. Si bien que très jeune, je me suis retrouvé dans ces soirées, à prendre de la drogue en écoutant des musiques incroyables. C’était fascinant de se retrouver comme ça au coeur même d’une culture nouvelle, qui nous appartenait, qui était interdite. En général, on commençait dans ce club, The Barn, puis on finissait dans un champ ou sur une plage. Ces soirées improvisées étaient souvent plus intéressantes que les clubs, qui n’étaient qu’une mise en jambe pour une nuit entière de plaisir. Ça échappait à tout le monde et surtout aux escrocs : il n’y avait personne pour faire payer l’entrée, pour vendre des trucs foireux. Pourtant, au début, vers 88, j’étais réticent. Je travaillais alors à Londres, où j’écoutais en permanence les radios pirates, les seules à passer du hip-hop. Et petit à petit, les DJ’s des raves ont commencé à occuper l’antenne et je me souviens m’être demandé « C’est quoi, cette musique, ça sort d’où ? » Mes copains essayaient de me faire venir à ces soirées mais moi, j’étais têtu. « Non, les gars, ce n’est pas pour moi. Moi, j’écoute du hip-hop, pas vos trucs acid. »
Leeroy Au départ, ça nous fichait les jetons, ces histoires de soirées acid-house. Je n’avais pas envie de me retrouver avec des milliers de mecs défoncés, surtout que je ne comprenais vraiment rien à cette musique.
Comment avez-vous finalement chaviré ?
Liam Comme je n’allais jamais dans les clubs, je n’avais pas entendu cette musique là où elle doit l’être, comme elle doit l’être : à fond. La première fois que ça m’est arrivé, ça a bouleversé mes certitudes, ma vie a basculé. Tous les week-ends, je ne faisais plus que ça et pourtant, pendant plus d’un mois, j’ai refusé de toucher aux drogues. J’en avais la trouille, par manque total d’information. Je me méfiais de tous ces trucs : marijuana, acide, LSD, ecstasy. Et puis, comme un mouton, j’ai suivi mes copains et j’ai commencé à tout essayer et à m’éclater. C’était au milieu de 89, j’étais comme hypnotisé par la musique. Elle m’inspirait tellement qu’un an après, j’ai commencé à composer des morceaux. En octobre 90, j’ai envoyé une première maquette à une maison de disques et j’ai immédiatement signé un contrat.
Avez-vous immédiatement pris Prodigy au sérieux ?
Liam En même temps que nous passions notre vie dans les clubs à nous défoncer, nous prenions déjà le groupe au sérieux. Sortir était un truc sérieux. Si par malheur je tombais malade le vendredi, ça me mettait dans une rage folle. Le reste de la semaine ne comptait pas, je ne vivais que par et pour le week-end. Pourtant, même si j’aimais bien notre musique, je n’étais pas bouleversé par Prodigy. C’est quand nous avons commencé à enregistrer notre second album, Music for the jilted generation, que je me suis rendu compte qu’il se passait quelque chose de spécial. C’est la première fois que notre musique m’a vraiment secoué. Soudain, tout s’est mis en place : les concerts, le son, les disques. Avant, on enterrait doucement la scène rave. Mais là, Prodigy est né.
Keith Flint Prodigy a montré l’exemple. Désormais, des gamins s’achètent des instruments et fondent leur propre label, car ils savent qu’on ne peut pas faire confiance à l’industrie du disque, qu’on ne doit compter que sur soi-même. Nous leur avons montré que l’on pouvait s’imposer sans se renier, sans rien rogner. Au début, personne ne croyait en nous, nous avons été rejetés, l’objet de sarcasmes. C’est pour ça qu’il existe des radios pirates en Angleterre : parce que personne ne voulait passer la musique de notre génération, parce qu’ils avaient peur de ces disques qui échappaient à leurs conventions. Ma fierté, c’est que personne dans ce milieu ne puisse dire « J’ai fait Prodigy ». Car personne ne nous a aidés. Et parce que nous n’avons jamais joué le jeu, nous avons toujours refusé de parler à la presse jeune, de participer au simulacre Top of The Pops. Nous ne devons notre succès qu’à la scène.
Alors bien sûr, aujourd’hui, tout le monde se raccroche aux branches, s’achète une crédibilité. Ces gens de radio feraient tout pour s’acheter un peu d’attitude, ils sucent ça comme un lychee. Mais personne n’est dupe, surtout chez ceux qui suivent cette musique. On se rend compte du ridicule qu’il y a à voir la BBC offrir son antenne, à minuit, à un ghetto drum’n’bass, en invitant des DJ’s de l’écurie Metalheadz. D’une certaine façon, c’est jouissif de savoir qu’ils sont maintenant obligés de passer nos disques, car les auditeurs les réclament. Mais c’est trop tard. Le fossé est creusé. Il y a deux générations, l’une dans la rue et l’autre dans sa tour d’ivoire. On ne pourra plus jamais se parler.
Ce groupe était-il pour vous un moyen d’être accepté, reconnu ?
Liam C’était l’inverse : nous ne voulions être reconnus que des ravers, des clubbers. Personne en dehors de ça ne pouvait comprendre. Puis nous avons commencé à jouer dans des petits festivals, où les organisateurs invitent un groupe de rock, un groupe de dance et un groupe de hip-hop, histoire de toucher les trois publics. Et généralement, nous mettions les fans de rock dans notre poche, parce que nous étions plus durs et plus tranchants que les groupes de rock. C’était la première fois que je fréquentais des groupes de rock et ça a eu un effet énorme sur moi. C’est là que j’ai commencé à incorporer des éléments de rock ou même de punk-rock à notre musique. Ça a été fait sans le moindre calcul, en n’écoutant que mon enthousiasme. J’ai commencé à regarder l’émission Alternative nation sur MTV, pour voir ce qu’on faisait avec des guitares. Je m’imaginais, en direct, virer le batteur et le remplacer par mes beats. Au moment de Music for the jilted generation, en 94, je disais au revoir à la dance-music de la fin des années 80 et je posais les fondations de The Fat of the land. Tout ça, c’est la faute de Nirvana. Enfin, le rock avait le teint frais, ce n’était plus Bon Jovi et leurs solos. Nirvana est le groupe le plus cool de l’histoire de la musique, celui qui m’a fait venir au rock. Comme le hip-hop, cette musique restait au niveau de la rue, elle n’était pas couverte de paillettes. Keith était le seul au sein de Prodigy à venir du rock, à ne pas s’être intéressé au hip-hop. Quand Keith s’est retrouvé sur scène avec Prodigy, le punk qui sommeillait en lui a surgi comme un diable d’une boîte. Il a alors outrepassé ses fonctions de danseur et est devenu le taré de Prodigy (rires)…
Keith J’écoutais beaucoup de musique de la Côte Ouest américaine. Mais ce qui a fini par me dégoûter dans le rock, c’est les oeillères, les « Tu écoutes ça, je ne comprends pas que tu puisses aimer ça, ne prononce plus jamais ce nom devant moi »… Moi, j’étais l’éternel paria, celui que tout le monde regarde de travers, avec mes bottes de moto, mes fringues de l’armée. Enfin bon, je n’en étais quand même pas à porter des blousons avec écrit AC/DC ou Judas Priest en clous dans le dos (rires)… Je ne sais pas ce que j’étais, pas vraiment un hippie mais… Et puis je suis parti, à la fin de l’adolescence, en stop. D’abord en France, puis en Italie, pour finir en Israël. Pendant des mois, j’ai été exposé à toutes sortes de cultures et quand je suis rentré, avec mes cheveux sur les épaules, j’ai été estomaqué par l’étroitesse d’esprit des gens. C’est là qu’un copain m’a dit que je ferais bien d’aller voir ce qui se passe dans les champs la nuit, les premières raves… Ça m’a tout de suite emballé, car moi, quelle que soit la musique que j’aime, il y a une constante : j’adore danser, comme un dératé, c’est ma façon d’exprimer ma joie face à la musique. Je veux que ça se sache, alors je danse, en me fichant pas mal de ce qu’on en dira.
Jusque-là, c’était plutôt sur Led Zep, mais je me suis immédiatement reconnu dans l’acid-house. Tous ces gens qui, jusqu’ici, avaient été rejetés se retrouvaient sous une même bannière, tout le monde se parlait, sans le moindre sectarisme.
Et puis, la musique était crue, sale, agressive : ce que le rock n’était plus capable d’être alors.
A part Keith, vous ne vous étiez jamais intéressé au rock ?
Liam J’ai commencé la musique par le hip-hop, en composant tous les beats et la musique pour Cut To Kill… D’ailleurs, quand je réécoute mes premières maquettes, je trouve que Prodigy est revenu à ce son-là. J’aurais donc pu continuer tout seul, sans aucun problème pour la musique. Mais l’idée de me retrouver seul sur scène m’effrayait. Ce que j’aime en musique, c’est l’idée de gang : les Specials, Madness, Public Enemy… Le hip-hop, c’était ça : une notion fondamentale de clique, de gang. Nous étions dix et nous passions notre vie ensemble. Prodigy se devait d’être ainsi. Et puis, les autres m’ont permis de sortir de moi-même, de prendre confiance. Liam Gallagher peut bien claironner qu’il joue dans le meilleur groupe du monde, ce n’est pas lui qui écrit les chansons. Moi, je dois sans cesse faire face à mes doutes. Je ne suis pas Mohammed Ali. J’ai besoin de leur approbation, de leur avis. En studio, je perdrais totalement ma route si j’étais seul.
Cela implique-t-il des compromis ?
Leeroy En ce qui concerne l’écriture, il n’y a jamais eu le moindre besoin. Nous aimons tous les mêmes beats, qui sont la fondation même de notre musique. Les morceaux sont soumis à tous les tests avant de trouver une forme finale : il existe des versions rapides, lentes, dépouillées de chaque chanson. Il n’y a pas de compromis, il y a des expérimentations. Tout est tenté, testé et jugé sur pièce. Liam n’a pas besoin de nous pour écrire et composer, nous ne sommes là que pour dire si ça fonctionne ou pas.
Pour s’échapper de leur musique, des groupes comme Chemical Brothers ou Underworld remixent celle des autres. Pourquoi ne le faites-vous jamais ?
Liam Je n’arrive pas à décrocher de notre musique, j’ai besoin de cette intensité. Sur scène, je perds toute concentration si je ne ressens pas quelque chose de très violent, de très claustrophobique dès les trois premières chansons. Le niveau du son est souvent plus fort sur scène que dans la salle. Il faut s’imposer des règles aussi extrêmes, s’approcher du danger pour nous faire réagir. Si je n’ai pas peur, je m’ennuie. C’est une des choses qui nous différencient de beaucoup de groupes techno. Chez nous, il n’y a pas un binoclard qui passe ses nuits à bricoler ses claviers. Mon approche de la techno est beaucoup plus punk que savante. Je n’ai rien à voir avec Orbital, par exemple. Quand je les vois, j’ai l’impression d’être en face de deux matheux.
Pourtant, on te dit tout aussi maniaque en studio.
Liam Je suis perfectionniste. Personne n’a le droit de traîner en studio quand j’y travaille. Je refuse de faire écouter quoi que ce soit aux autres tant que je ne suis pas certain d’être parvenu à mon but. J’ai parfois passé plusieurs semaines sur un simple son de batterie.
Leeroy Au début, il m’invitait à le regarder travailler. Mais il passait dix heures d’affilée sur le réglage d’un beat, ça me rendait maboul. « Euh, écoute, Liam, je repasse dans une semaine, d’accord ? » (rires)…
Maxim Reality Je ne considère pas Prodigy comme un groupe de studio. Physiquement, nous dépendons de la scène, de ces poussées de tension. A part Liam, il n’y aurait plus rien dans notre vie si Prodigy passait deux ans enfermé dans un studio, comme le font les groupes de rock. Je me retrouverais comme un junkie sevré de sa drogue si je ne voyais plus ces gens sauter devant moi. C’est une sensation inexplicable, que je ressens, à une bien moindre échelle, en faisant du saut à l’élastique… Les gens qui ne nous connaissent qu’en disque ne voient qu’une partie de Prodigy, pas la plus importante. Je ne me sens pas représenté par nos albums. Ça, c’est le domaine de Liam. Ce n’est pas nous qui passons nos nuits en studio. Mais ce qu’il finit par nous faire écouter nous affecte profondément. Avant Prodigy, mon style de rap était plutôt langoureux. C’est le groupe qui m’a rendu agressif, Liam m’a ouvert les yeux, m’a révélé une énergie incroyable.
Le contraste entre l’agressivité de vos concerts, de vos vidéos et votre douceur dans la vie de tous les jours est assez saisissant. Vous sentez-vous parfois prisonniers de ce rôle ?
Keith Ce qui me déprimerait, c’est que les gens me trouvent drôle. Mes cheveux rouges, ce n’était pas pour provoquer ou pour amuser la galerie, c’était naturel, ça a toujours été une de mes façons de m’exprimer. Il n’y a pas de rôle. Jouer un rôle, ça serait de te cracher mon Coca à la gueule, pour que vous écriviez que oui, Keith est complètement dingue. Mes danses, mes bonds, c’est ma façon de réagir à la musique de Prodigy. Quand j’étais gamin, c’était déjà comme ça quand j’écoutais mes disques préférés : je me retrouvais devant le miroir de ma chambre à hurler dans ma brosse à cheveux… Je voulais avoir l’air furieux, sexy, malsain… Je n’ai aucune honte à faire revivre sur scène ce petit garçon fanatisé. Je me revois écouter The Jam à fond dans ma chambre, avec mes parents hurlant « Baisse le son » au salon. Un jour, j’ai même failli décrocher le lustre. Cette musique me donnait envie d’éclater ma tête contre les murs, de tout détruire dans ma chambre. Quand j’allais à des boums et que quelqu’un mettait un de mes disques préférés, je ne pouvais plus me retenir : je hurlais « Ouaaaaiiis » et je fonçais danser. Je voulais que tout le monde autour de moi sache à quel point j’adorais cette chanson. Et dès la première répétition de Prodigy, la musique de Liam m’a mis dans un état similaire à ce que je ressentais en écoutant The Jam. Il y a deux choses qui me font cet effet : la musique et ma moto. Je la conduis à fond sur les routes de campagne. Depuis que j’ai ça dans ma vie, je n’ai plus besoin de drogues. Prodigy est la drogue la plus dure qui soit.
Maxim Les gens n’osent pas m’aborder, avouent avoir peur de moi. Et effectivement, quand je vois des vidéos de mes concerts, je ne me reconnais pas, je me fiche la trouille. Ce personnage s’est développé dans mon dos, il ne sort de sa cage que lorsqu’on arrive sur scène. Cette musique nous fait sortir de nous. C’est pour ça que ce groupe compte autant pour moi.
Accordez-vous le moindre crédit, la moindre confiance aux avis extérieurs ?
Liam J’ai beaucoup de mal à faire confiance et même à parler aux gens de l’extérieur. Je sais que je ne peux compter que sur quatre ou cinq copains, qui comprennent ce que je vis au quotidien, avec les hauts et les bas. Aucun d’entre eux ne travaille dans le music-business. On ne peut pas faire Prodigy le week-end. Je pense au groupe 24 heures sur 24, je réfléchis en permanence aux pochettes, aux vidéos, car il est hors de question de déléguer quoi que ce soit. J’adore ce contrôle artistique. Même notre manager n’a aucun contrôle sur moi, il obéit à mes directives. C’est la seule façon d’avancer. Même si on doit, au passage, tirer un trait sur les relations sentimentales, sur une vie privée. Je suis stressé et souvent seul. Ça m’aide sans doute à composer une musique aussi agressive.
Comment cette violence s’exprimait-elle avant la musique ?
Ma colère, c’est la faute de l’industrie du disque. J’étais un gamin plutôt calme et doux. Je n’étais pas très sportif, mais j’aimais les activités où l’adrénaline se décharge d’un seul coup, comme le bicross, le snowboard ou le breakdancing. Mais bon, il ne faut pas croire : la vie de Prodigy, ce n’est quand même pas comme une pub Hollywood chewing-gum.
Prodigy, The Fat of the land
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