Un vent nouveau souffle dans la gastronomie grâce à ce collectif de chef·fes qui souhaitent replacer leur travail dans le monde.
Déguster la cuisine sauvage de René Redzepi – du restaurant Noma, à Copenhague – en plein Paris ? C’était l’option d’un soir, rendue possible au restaurant de Christophe Pelé (Le Clarence) par le collectif de chef·fes GELINAZ !, pour The Grand GELINAZ ! Shuffle Stay in Tour au mois de décembre. L’idée ? Que des chef·fes échangent le temps d’un repas non pas leurs restaurants (ça, c’était une autre fois, en 2017), mais leurs recettes…
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Après tirage au sort, chacun·e des 148 engagé·es sur les cinq continents recevait une liste anonyme de plats à réaliser, avant que l’origine n’en soit révélée après le dîner. Une manière de réchauffer l’esprit compassé des événements culinaires, enjeux commerciaux majeurs pour les sponsors et les chef·fes instagrammables depuis que la cuisine a intégré la pop culture, mais la plupart du temps sans grand apport créatif…
“Le projet s’est construit en opposition aux grands shows de cuisine, face au ras-le-bol de la part des intéressé·es de faire et refaire leurs plats signatures sur une scène devant un public peu réceptif”, confirme Patricia Meunier, la codirectrice de GELINAZ !
Les grands écarts de la cuisine contemporaine
Ici, Selassie Atadika, d’Accra au Ghana, a vu ses recettes remixées par le triple étoilé de Modène Massimo Bottura. Des restaurants mondialement connus croisaient des bistrots plus simples, à l’image des grands écarts que produit la cuisine contemporaine.
“Ce collectif a été créé en 2005, explique son codirecteur, le journaliste Andrea Petrini. La première idée était que des chef·fes remixent, détournent, retournent comme un gant un plat iconique – Fulvio Pierangelini et ses saint-jacques farcies à la mortadelle au fenouil par exemple – à la manière d’un DJ ou d’un musicien électronique. On visait à remettre en question le statut du (grand) chef, et surtout la notion de copyright. Personne, et encore moins Iñaki Aizpitarte du Chateaubriand ou René Redzepi, qui allaient rejoindre le collectif quelques mois plus tard, n’avait encore lu Post-Production de Nicolas Bourriaud (Postproduction – La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain aux Presses du Réel – ndlr), l’un des livres de chevet de GELINAZ !”
Beaucoup plus que des restaurants
Après avoir associé la gastronomie à des concepts venus de l’art contemporain et de la musique, Petrini cite Alain Chapel, héraut de la nouvelle cuisine durant les seventies : “La cuisine, c’est beaucoup plus que des restaurants.” Une référence vintage qui tape juste à notre époque, où l’on ressent à la fois un certain essoufflement (la bistronomie issue des années 2000 est souvent devenue sa propre caricature) et un désir de la part d’une génération de transformer les anciennes conceptions du bien manger.
“L’enjeu est d’attirer l’attention sur certains sujets, comme le retour des murs et des frontières, les inégalités qui se creusent, le réchauffement climatique, explique Patricia Meunier. En France, ce qui m’interpelle en ce moment, ce sont ces enfants d’immigrés ayant grandi ici, dont les parents ont monté des restaurants pour pouvoir rester et qui reprennent l’affaire familiale. Ils puisent dans les plats de maman pour leur carte, mais modernisent radicalement l’approche, souvent en crossover avec le design, la musique et la mode.
Je pense à Ama Siam, qui a ouvert fin janvier à côté de Lao Siam (celui des parents – ndlr) dans le quartier de Belleville à Paris. C’est aussi le courage des chef·fes comme Céline Pham de ne pas avoir de restaurant, de se faire un nom sans un lieu identifié… Mais la révolution principale est celle du reste de la filière : des vignerons, des bouchers, des dealers de produits de la mer, des maraîchers, des chocolatiers psychopathes de la qualité, du goût et de la traçabilité. L’artisanat redevient libérateur avec un look très contemporain qui fait du bien. Les lignes ont bougé et, forcément, on retrouve du sens dans l’assiette et dans le restaurant.”
Quand les Gilets jaunes s’attaqueront au siège de Michelin
Sortir la cuisine hors les murs deviendrait le mot d’ordre, la remettre dans le monde avant qu’il ne soit trop tard. Andrea Petrini propose une forme de manifeste postgastronomique : “Souvent, dès qu’un restaurant trouve son modus operandi, il se fige dans une délétère crispation identitaire évidemment autoritaire. Il y a des années, Libé avait sorti un hors-série en demandant à des centaines d’écrivain·es : ‘pourquoi écrivez-vous’ ? On pourrait retourner la même question aux chef·fes : ‘pour QUI cuisinez-vous ?’ Pour les classes aisées accros au fine dining comme à leurs privilèges ? Pour les foodies des quartiers hipsterisés ? Pour les réseaux sociaux ?
Il est essentiel que le monde de la cuisine et des restaurants se frotte enfin au réel, ait le courage de remettre en question la hiérarchie phallocentrique, le passéisme des formules ankylosées (le menu dégustation), le copier/coller des goûts supposés correspondre aux critères des classes supérieures. La cuisine est toujours une affaire de petits-bourgeois, et c’est regrettable. On attend des Gilets jaunes qu’ils s’attaquent, après les ronds-points et l’Arc de triomphe, aux sièges de Michelin et de TOUS les précepteurs de la bouffe.”
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