L’écrivain de Tombeau pour cinq cent mille soldats est mort le 7 février, à 80 ans. La guerre d’Algérie, l’avant-garde, la fin des utopies, la subversion, une écriture sans concession, au risque de la censure et de la mort : voici notre interview avec le plus énigmatique des écrivains français, réalisée en 2005, à l’occasion de la parution de sa biographie, de ses carnets et de la réédition de ses deux premiers romans.
Pierre Guyotat a un statut étrange. Auteur légendaire d’un livre culte, Tombeau pour cinq cent mille soldats, puis d’un texte majeur, Eden, Eden, Eden, qui fonde la littérature contemporaine – bien plus que le Nouveau Roman –, peu le lisent aujourd’hui, mais beaucoup en ont entendu parler. Certains le croient mort, d’autres ignorent qu’il a continué, d’autres encore n’ont pas pu lire entièrement son tout dernier livre, Progénitures (2000), quand certains pensent qu’il s’agit du plus grand écrivain français vivant.
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Qu’est-ce qui fascine chez Guyotat ? Une œuvre radicale, l’explosion de tout clivage, un refus de toute concession, plus que jamais mis à nu dans le colossal travail biographique que livre aujourd’hui Catherine Brun. Quatorze années aux côtés de Guyotat qui lui ouvre ses archives, lui livre toutes ses notes, beaucoup d’inédits, des brouillons de lettres, des textes préparatoires à ses rendez-vous – “Je prépare tout”, dit celui qui cherche méticuleusement le mot juste. Catherine Brun a finement, précisément imbriqué la vie et l’écriture, tant l’une et l’autre se nourrissent, particulièrement chez Guyotat, jusqu’à frôler, fin des années 1970 – début des 1980, la mort via la dépression, l’amaigrissement et le coma.
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Pierre Guyotat naît en 1940 dans une famille bourgeoise de la campagne. Guerre, religion, père médecin, la pension, un viol, les lectures de Faulkner, Sade… Beaucoup d’hypothèses seront avancées comme fondements d’une écriture inclassable. Mais si le travail de Catherine Brun est magistral, essentiel, la vérité se niche dans les livres de Guyotat, et avant tout dans leur forme, même si beaucoup se sont arrêtés aux thèmes et aux images violentes de sexe, de viols, de tortures et de prostitution.
Les mécanismes de l’humain à travers les guerres
Sur un cheval (1961) et Ashby (qu’il écrit à son retour d’Algérie, en 1963, et qui sort en 1964), ses deux premiers textes, ressortent aujourd’hui, beaux romans d’inspiration vaguement sadienne, déjà polyphonique pour Sur un cheval. Mais Ashby semble être un repos obligé, une façon de se raccrocher au passé pour le jeune homme qui rentre alors d’Algérie, car très vite, ce qu’il a vu et éprouvé de la guerre éclate dans son livre suivant, Tombeau pour cinq cent mille soldats (1965). Dans une lettre à sa sœur : “Ce livre est un poème, j’ai désormais tout à fait abandonné le roman, genre mort aujourd’hui. Une sorte de poème narratif, guerrier, magique, religieux/la lecture en sera difficile.”
Au point que les difficultés éditoriales commencent : Le Seuil, qui a publié les précédents, le refuse pour cause d’“inadaptation (…) aux exigences du public” (!). Même Minuit, pourtant ouverte à toute liberté d’expression, n’en veut pas. C’est finalement Gallimard qui publie le livre : succès. Tombeau… sort en pleine apogée du Nouveau Roman, sauf que Guyotat va beaucoup plus loin et c’est peut-être, au fond, ce qu’on lui reprochera : descriptions de scènes de sexe et de torture, sans morale ni psychologie, pour aborder des sujets politiques graves et démonter les mécanismes (sexuels, donc existentiels) de l’humain à travers les guerres.
C’est ce qu’il radicalise avec Eden, Eden, Eden, son plus grand livre, commencé en 1967, publié, puis interdit de 1970 à 1981, jusqu’à la levée de sa censure par Jack Lang. Sur un mode répétitif, Eden… met en scène dans un vaste bordel les rapports clients/putains (masculins, féminins) comme incarnation glacée d’une humanité tout entière fondée sur des rapports dominant/dominé, des rapports économiques capitalistiques de corps-produits achetés, disposés et baisés par des consommateurs.
Les livres de Guyotat ressemblent à des tableaux de Bosch, mais sans qu’il s’agisse de l’enfer ni du paradis, du bien ni du mal. Et c’est peut-être, sans que personne ne l’admette, ce qui choque le plus, ce qui est le plus subversif : cette mise à nu, dans la forme de la narration même, de cette répétition d’asservissement des corps jusqu’à l’écœurement comme mécanique humaine lorsque l’humanité est hors des lois.
Guyotat va se radicaliser de livre en livre, jusqu’à inventer une langue
Gallimard, prévoyant le coup, demande trois préfaces (à Leyris, Barthes et Sollers) pour blinder Eden… Tel Quel, avec qui Guyotat s’est lié, le soutient. Foucault prend sa défense. Althusser salue son talent. “Eden, Eden, Eden est un texte libre : libre de tout sujet, de tout objet, de tout symbole : il s’écrit dans ce creux (ce gouffre ou cette tache aveugle) où les constituants traditionnels du discours (celui qui parle, ce qu’il raconte, la façon dont il s’exprime) seraient de trop”, écrit alors Barthes.
Dans ses Carnets de bord des années 1962-1969 (jusqu’à aujourd’hui, Guyotat n’a jamais cessé de tenir ses carnets), enfin publiés aujourd’hui, l’écrivain note à plusieurs reprises qu’il faut retrancher de l’écriture, enlever (psychologie, sentiments, adjectifs), être dans le “moins” pour être au plus près, au plus direct de l’essence même des mots, des actes. Assez vite, il commence la rédaction de Prostitution (1975), où l’écriture se meut encore davantage en langue, avec l’invention du “mot-valise” (quand deux termes entrent en collision).
Guyotat va se radicaliser de livre en livre, jusqu’à inventer une langue, nouvelle, la sienne, au risque de l’illisibilité. Et de devoir la dire : les performances s’enchaînent, le théâtre. Et Progénitures, son dernier texte, s’accompagne d’un CD. Guyotat s’engage politiquement, ne supportant pas l’injustice, l’humiliation faite aux autres. Déjà, en Algérie, il avait été jeté en prison, car il avait osé reprocher à un supérieur de maltraiter le peuple algérien. Il entre au PC, mais en sortira rapidement, comme beaucoup d’intellectuels, quand la bombe de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, sort en France – la fin des années 70 sonne celle des utopies politiques comme celle des avant-gardes. Guyotat continuera seul.
Ce Joyce français aura refusé toutes les concessions, fidèle à lui-même, à cette “langue à relief”, trouée, malmenée, violentée, mutilée, tels les corps prostitués de ses textes, qu’il s’est créée, et qui jure à côté de “la langue plate” des “chroniqueurs” français (comme il appelle les romanciers d’aujourd’hui). Radicaliser un travail littéraire comme l’a fait Guyotat, rendre extrême ce travail de la langue, c’est la transformer au risque que peu puissent la comprendre aujourd’hui. C’est la faire sienne : rarement on aura été aussi loin dans la subversion.
ENTRETIEN > Alors que sort une biographie qui vous est consacrée, vous allez bientôt publier votre propre autobiographie, Coma. Pourquoi ?
Pierre Guyotat – Coma est un projet bien antérieur, commencé il y a vingt ans, quand je suis sorti de ma dépression au début des années 80, de cette crise qui m’a mené au coma. Comme je le réécris depuis vingt ans, le projet s’est éloigné de ce qu’il devait être, ne traiter que de la période de crise, de l’amaigrissement dangereux, de l’état hallucinatoire du coma.
Finalement, j’ai choisi d’y intégrer d’autres choses, dont, surtout, une analyse de ce que constitue le mystère, l’étrangeté de la création artistique, c’est-à-dire l’aspect quand même hallucinatoire de la chose. On ne peut pas faire de fiction ou de théâtre sans être projeté dans une disposition particulière qui n’a plus rien à voir avec le réel. Imaginer des figures, des scènes, surtout les miennes, suppose une extraction du courant habituel de l’imagination. On peut aussi sortir très vite de cet état, mais sur le moment, c’est très particulier, mystérieux…
Ce qui l’est moins, pour vous, et dès un âge très jeune, c’est la conscience de faire une œuvre. Saviez-vous, en écrivant Tombeau…, que vous écriviez un texte d’avant-garde majeur, novateur ?
Dès que j’ai commencé à écrire, à 14 ans, j’ai ressenti cette nécessité de faire une œuvre, et pas n’importe laquelle. Et je l’ai retrouvée au moment de l’écriture de Tombeau pour cinq cent mille soldats. Quand j’ai eu écrit un certain nombre de pages, j’ai bien vu que c’était une œuvre qui allait changer des choses, j’étais dans un état d’hallucination, j’inventais un monde en parallèle, un monde qui m’était presque étranger, qui n’était pas moi-même. Ecrire, pour moi, c’est depuis toujours un acte cérébral.
L’idée qu’on écrit ce qui passe par la tête est d’une totale stupidité, ça n’existe pas. Ecrire, c’est penser, et penser, c’est déjà dominer la situation. Ecrire ces notes de prison (voir les Carnets de bord – ndlr), par exemple, comme je l’ai fait en Algérie, c’est aussi transformer la réalité. J’étais dans une cave infecte où l’on jetait tous les ivrognes du bataillon, et dans mes notes, cela devient un local plus spacieux. Il me fallait dominer, dominer la situation et me maîtriser moi-même. J’ai été en pension très tôt, et je me suis habitué très tôt aux épreuves, aux choses à traverser, l’Algérie fut une épreuve, et l’écriture un défi.
“En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. Beaucoup d’esclaves s’échappaient, s’accrochaient aux vainqueurs mais quand ceux-ci voulaient les faire parler sur la résistance des occupés, les esclaves refusaient de livrer le nom de leurs anciens maîtres, ils retombaient alors dans une plus grande servitude.”
Début de (Tombeau pour cinq cent mille soldats) (L’Imaginaire/Gallimard, 1967).
Catherine Brun avance quatre faits comme fondateurs de votre écriture : votre naissance en 1940, au seuil de la guerre, votre bégaiement pendant l’enfance, un viol subi à 7 ans, et surtout la guerre d’Algérie. Êtes-vous d’accord ?
Elle a raison. Mais il y a autre chose, c’est la certitude, dès l’enfance, que j’aurais un destin, une vocation… comme les martyrs. C’était ce qu’on m’enseignait comme figures héroïques, les martyrs. Rien ne me paraissait plus beau que ça. C’est sans doute cette scénographie de la cruauté qu’on retrouve dans Tombeau… L’idée d’une épreuve, toujours, le martyre étant l’épreuve maximum. J’étais dans cet état d’esprit car mon environnement était religieux, voire mystique. Donc je ne concevais pas la vie autrement qu’ainsi.
J’étais aussi fasciné par les figures criminelles, qui comprenaient l’idée de remords, de rédemption : un martyre peut effacer toute une vie de turpitudes. Oui, voilà, l’héroïsme, le stoïcisme… Alors l’Algérie, oui, mais entre autres événements. Disons que l’Algérie m’a donné un élément de cadre, le droit d’y aller, de mettre le paquet, d’écrire sans aucune entrave. Ce livre est d’une certaine façon plus féroce et plus libre que ce que j’écris aujourd’hui.
Avez – vous relu Ashby et Sur un cheval, qui ressortent aujourd’hui ?
Non, et je n’en ai qu’un vague souvenir, un souvenir de la construction. Les gens me demandent ce qui s’est passé entre Ahsby et Tombeau…, comme s’ils ne comprenaient pas le lien entre ces livres. Le lien, c’est peut-être le retour de la guerre, qui fut très dur : vous passez de la guerre à un monde où les gens ont continué à vivre civilement, et se réadapter est douloureux. Alors Ashby est sorti, car on ne parle pas de la guerre tout de suite en rentrant, puis j’ai écrit un texte qui s’appelle La Prison, et c’est cet épisode de la prison qui m’a donné le droit d’écrire Tombeau….
On croit que quelqu’un qui a vécu quelque chose peut immédiatement le raconter. C’est faux. C’est tellement dur d’avoir vécu ça, et surtout d’avoir vu mourir les autres et d’en avoir réchappé. Beaucoup de mes camarades ne pouvaient pas en parler après être rentrés, pas parce qu’ils voulaient dissimuler quoi que ce soit, comme on l’a dit bêtement, mais tout simplement parce qu’on ne peut pas tout de suite.
En Algérie, j’ai fait énormément de gardes de nuit : vous avez tout pouvoir avec votre mitrailleuse dans votre mirador, vous pouvez la pointer sur qui vous voulez. J’ai vu cette malheureuse population pressurée de tous les côtés, pas seulement par l’armée française, mais par l’ALN, les collecteurs d’impôt, les maquisards, l’OAS après… Et puis ce qui m’a marqué aussi dans la vie militaire, c’est l’état d’asservissement dans lequel vous vous retrouvez, quand vos supérieurs ont droit de vie et de mort sur vous.
Vous avez eu du mal à faire éditer Tombeau… Est-ce à cause de cette barbarie que vous y décriviez ?
Ce qu’on a d’abord refusé dans Tombeau…, c’est que cela ne soit pas réaliste. Si ça avait été réaliste, même avec des scènes de viol, ça aurait passé… Là, ça allait plus loin. Pour moi, c’est en fait la Seconde Guerre mondiale qui est le fondement de l’œuvre. Le livre montre le lien entre cette guerre et les guerres coloniales. La tragédie, c’est que l’Algérie faisait partie de la France ; si ça avait été une simple colonie, la France l’aurait lâchée depuis longtemps.
“Je sais que ça fait un peu Jeanne d’Arc, mais tous les artistes ont une voix, qui vient d’on ne sait où”
A l’époque, vous êtes lié à l’avant-garde. Pourtant, on vous sent toujours vous constituer hors de tout groupe.
Quand Tombeau… est sorti, j’ai assez vite opéré une jonction avec Tel Quel et l’avant-garde. Cette jonction s’est peut-être faite sur un malentendu, puisque j’arrivais avec un livre qui n’avait rien à voir avec le programme de Barthes, ou de Derrida, et je m’en fichais… Je n’ai jamais écrit en fonction d’une stratégie littéraire, même élevée. Assez rapidement, j’ai vu ce qui me distinguait d’abord, puis me séparait, de l’avant-garde, et puis après j’ai eu une période d’isolement. J’ai été rejeté par tous les épigones de l’avant-garde, et aussi par mes propres épigones, les flatteurs, ceux qui me copiaient, qui m’ont lâché dès que j’ai fait ce “saut de langue” en 1973 (écriture de Prostitution – ndlr), qui m’ont même accusé de folie.
Pour eux, je n’étais plus conforme. Ça a été difficile, je n’étais pas en état, il me manquait un surcroît de force, de liberté, pour accepter d’écrire ce que j’étais en train d’écrire, pour avancer seul dans l’inconnu. On n’a pas toujours la force de sa force, je n’avais pas celle de l’avancée que je faisais dans l’écriture. La dépression m’est tombée dessus parce que je n’acceptais pas ce que je faisais. J’aurais voulu, à ce moment-là, être soutenu par des pairs. Je suis passé très près de la mort parce ce que je n’arrivais pas à accepter cette transformation de la langue…
Radicaliser la langue, la rendre aussi “asociale” que vous le faites, c’est forcément une façon d’extraire son propre corps du social, et de la vie. Vous avez nié tous les codes de la langue pour en recréer une.
Mais je la crée avec tout ce que nous donne la langue française, dans sa totalité. Cette langue est une synthèse de la langue française. Et puis il y a aussi ma voix, qui m’a été donnée, et il fallait que je la transcrive. Je sais que ça fait un peu Jeanne d’Arc, mais tous les artistes ont une voix, qui vient d’on ne sait où. La voix annexe tel ou tel mot, dans sa forme ordinaire, ou dans une formule, une expression.
On a plutôt envie de vous parler de l’importance de la musique que de tel ou tel autre écrivain. Quand vous écrivez Eden…, vous écoutez Stockhausen.
J’avais un amour de la musique qui a sans doute influencé le tour que mon écriture allait prendre, dès Eden, Eden, Eden. Mais je suis beaucoup plus sensible à la musique dans la langue, et cela dès l’enfance, c’est pourquoi les lectures d’enfance sont très importantes. La voix de la mère ou d’une autre grande personne qui vous fait la lecture. Les voix que j’ai entendues pendant l’enfance m’ont marqué, surtout les voix paysannes, puisque je vivais à la campagne.
La voix populaire est très importante dans mon travail, je l’ai sentie très vite, l’apparition de cette voix comme substitution à l’abandon assez rapide chez moi d’un militantisme collectif. Ce qu’on appelle le peuple a été une obsession permanente, et cette obsession passe dans cette langue : vous y trouvez des formules, des accentuations rurales ou ouvrières. Quand je parle de synthèse de la langue, je parle d’une synthèse historique mais aussi de tous les parlers de classe, mais surtout pas de la classe dominante, qui ne m’intéresse plus depuis très longtemps.
Ce qui m’intéresse, c’est donner la parole au peuple. Il se venge sans doute, par la langue, de ma naissance dans un milieu bourgeois. L’intrusion de cette accentuation dans le paysage mondain littéraire français, à l’époque… c’était impensable ! C’est bien quand il s’agit de Joyce, mais dès que quelqu’un le fait en France, tout le monde lui tourne le dos. Ici, redoubler une consonne ou couper le “e” muet, c’est une catastrophe.
Pourquoi selon vous ?
Ça va de pair avec l’histoire du pays, et puis avec son rapport à la littérature. L’histoire tellement riche de ce pays doit s’introduire dans l’œuvre, car l’histoire se fait beaucoup avec la littérature, avec le discours. Qui dit politique, dit discours. C’est pour ça qu’aujourd’hui la politique est si terne, parce qu’il n’y a plus de discours.
Les Français tiennent au discours, même les Français qui viennent d’Afrique ou du Maghreb aiment ça, et ils s’intègrent en France par, justement, leur goût du discours. Il n’y a pas d’un côté le discours et de l’autre la vie, discours et vie, c’est la même chose, c’est pourquoi il n’y a plus de vie en politique. Ils sont tous coincés, n’osent plus parler. Ou peut-être n’ont-ils rien à dire, en dehors de la gestion d’un pays ? Mais parler, donner quelque chose d’autre, un but, soulever un peu les gens… non, rien d’autre que de la gestion !
Comment avez-vous réagi aux menaces de censure qui ont frappé le livre de Louis Skorecki, Il entrerait dans la légende, et le roman Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin ?
Je suis contre toute censure, même si je n’approuve pas forcément tous ces livres. Je suis pour la liberté la plus complète, tant qu’elle ne limite pas la liberté de l’autre. Ça m’est insupportable qu’on puisse censurer un discours. On parle là de censure policière, judiciaire, mais en Europe, ce qui est pire, c’est l’autocensure. On ne laisse plus parler les gens. Ils disparaissent des médias. On n’autorise les médias qu’aux gens qui sont dans le discours général, avec juste quelques petites déviations télégéniques.
Alors que la démocratie, c’est entendre l’autre, même avec des projets inacceptables. Cela m’inquiète : notamment pour l’islamisme, on ne laisse pas parler les gens, et vous vous doutez bien du mal que je pense de l’islamisme… mais il faut faire parler, écouter, car c’est en parlant qu’on peut discuter, convaincre. Quelqu’un qui est islamiste aujourd’hui ne le sera peut-être pas dans dix ans, et c’est cette année-là qu’il faut préparer.
Alors que si on coupe la parole aux gens dans ces dispositions, on fait une chose très grave : on les radicalise. Empêcher toute une génération de jeunes musulmans de s’exprimer, c’est très dangereux : si on les efface, ça ressortira autrement, et pas de la meilleure façon. S’ils ne parlent pas devant tout le monde, ils iront parler dans les quartiers. Il faut savoir ce qu’on veut : si on veut les intégrer, il faut les entendre…
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Vous passez de plus en plus de temps à écrire vos livres : dix ans pour Progénitures, vingt ans pour Coma. Qu’en est-il de Labyrinthe, votre livre en cours ?
Progénitures a pris dix ans parce qu’il y a eu un moment où je me fatiguais de l’œuvre en cours. Alors j’arrêtais un peu et je faisais des ébauches, des esquisses ; certaines ont dix feuillets, d’autres une centaine, que j’appelle “Ecrits en liberté”. Labyrinthe sort de ces esquisses, j’en ai ramassées deux, qui datent de 1996, qui deviennent dès lors le projet central. Labyrinthe, c’est parce que le livre est un trajet, durant toute une nuit, dans un taudis. Un taudis, c’est ce que nous avons connu après la guerre, des vieilles maisons insalubres, avec de la marmaille, surtout dans les régions minières, toutes noires, au bord de rivières industrielles pleines de déchets, une vie difficile. Aura-t-on changé d’état en en sortant ? C’est l’histoire d’“un” putain, qui serait peut-être affranchi, et de son convoyeur.
La thématique de l’affranchissement, et de l’asservissement, à travers les “putains”, est toujours très présente chez vous ?
Ou plutôt, c’est la question : est-ce que l’asservissement est vraiment l’asservissement, et la liberté, vraiment la liberté ? J’éprouve profondément cette question, poétiquement, elle fait partie de ma forme. C’est une chose très ancienne chez moi, que j’ai ressentie dans mon corps. Quand on est asservi, par quelqu’un, un Dieu, etc., on se sent aussi bien asservi que complètement libre. La notion qu’on nous inculquait, c’est qu’on était le bien de Dieu. Dieu conçu comme un immense propriétaire de corps et d’âmes.
“Le” putain, dans mes textes, est privé de liberté, d’être, mais plus il en est privé, et plus il est doté de verbe. Je dis “le” putain, mais c’est un masculin tout à fait provisoire chez moi, les figures sont très doubles, car du reste, à quoi bon faire de l’art si on n’essaie pas de transformer la vie. Chez moi, cette tension à la transformation, organique même, est très forte. C’est aussi ne pas descendre des autres (des parents, de la religion…), c’est descendre de soi, se faire soi. D’où mon engagement dans le communisme dans les années 70. Je n’avais pas de vision de masse, mais je voulais que chacun ait les moyens de descendre de soi, ait son propre destin, mais, bien sûr, les moyens pour cela ont été terrifiants.
Faudrait-il alors ne s’engager dans rien ?
Si on attend une cause pure pour s’engager, on ne peut plus s’engager dans rien. Alors qu’à mon sens, il faut s’engager. Surtout en ce moment, où la situation intérieure de notre pays est en plein délitement.
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