Tourné sans autorisation, financé en crowdfunding mais diffusé par Netflix, un portrait envoûtant et élégiaque de la jeunesse parisienne, nourri d’images documentaires de Nuit debout ou de la stupeur post-attentats de 2015.
“Nous sommes comme le rêveur qui rêve, puis vit dans son rêve”, expliquait Monica Bellucci dans une scène restée fameuse (comme 90 % des scènes, ceci dit) de Twin Peaks : The Return. Cette interrogation sur la nature du réel, poussée à son paroxysme par David Lynch ; ce sentiment diffus, expérimenté par tous un jour ou l’autre, que notre vie serait déjà écrite quelque part, dans un grand livre divin ou le réseau neuronal d’une intelligence artificielle, sont les sujets profonds de Paris est à nous, premier long métrage, distribué sur Netflix, d’un jeune collectif regroupé sous le pseudo Elisabeth Vogler.
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S’il met tôt dans la bouche de son héroïne des paroles ouvrant cette piste interprétative, le film n’en fait cependant pas le cœur de son récit ; plutôt un arrière-fond philosophique, un nerf sensitif. Son moteur, l’essentiel de ses quatre-vingt-trois minutes, est composé d’images déambulatoires dans Paris, qui mettent en parallèle les troubles existentiels d’une jeune femme (valant pour métonymie de sa génération) et la stupeur qui saisit la capitale française après les attentats de 2015. Sa trame tient en quelques mots, élimés mais nullement épuisés par un siècle de cinéma : une fête, girl meets boy, l’amour fou, la distance, les doutes, un accident… Sempiternelle reprise des mêmes motifs ? Pas n’importe où, pas n’importe quand. Les rues pleines après Charlie et les rues vides après le Bataclan, la République squattée par Nuit debout et la police partout, les ringardes Fêtes de la musique et même les obsèques de Johnny : Elisabeth Vogler a capté tout cela, à l’instinct, sans véritable scénario, seulement accrochée au visage de sa comédienne, la très douce Noémie Schmidt, déposant ses moues enfantines sur le désastre qui l’entoure, prise dans un vortex d’émotions contradictoires, se demandant si c’est bien elle qui vit tout cela ou si la Matrice lui joue des tours.
Tourné sur trois ans (2014-2017), sans argent ni autorisation (mais une postproduction financée par une campagne de crowdfunding ayant rapporté plus de 90 000 euros – un record), avec une petite caméra (l’ensorceleuse Blackmagic Design), Paris est à nous pourrait rappeler Donoma de Djinn Carrénard s’il n’en prenait l’exact contrepied esthétique : là où le premier était heurté et rugueux, celui-ci n’est que lyrisme et volupté, serti d’une belle musique originale de Jean-Charles Bastion (pour les orgues hans zimmeriens), et de trois morceaux de Laurent Garnier (pour la partie électro).
Au-dessus du film planent quelques ombres tutélaires, auxquelles la cinéaste semble toujours à deux doigts de faire la révérence – Terrence Malick (le grand angle à ras des choses), David Lynch (une blonde emperruquée dans un théâtre onirique), Gaspar Noé (la caméra dans tous les sens et les dialogues naïfs sur l’amour, semi-improvisés par des acteurs en roue libre ; pas ce qu’il y a de plus réussi donc) – mais avec juste assez de panache pour que l’exercice de style vire au style panaché. N’en était-il pas ainsi de même avec les premiers films de Carax, qui allaient puiser chez les anciens la sève servant à irriguer le neuf ? Parfois maladroit mais jamais avare, Paris est à nous est d’abord une fête des sens, un grand bain sensuel, une belle promesse.
Paris est à nous d’Elisabeth Vogler (Fr., 2019, 1 h 23). Sur Netflix
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