De façon virtuose, Ozon contourne les codes du film-dossier édifiant pour scruter l’hypocrisie du pouvoir catholique. Un grand film pudique sur la parole et les différentes formes de famille, subie ou choisie.
En 2005, Romain, jeune photographe, apprenait subitement qu’il était atteint d’un cancer incurable. Il n’avait alors qu’une heure et demie de Temps (qui reste) à vivre pour accueillir cette mort prématurée. Cinq ans plus tard, Louis, lui, n’avait droit qu’aux premières minutes du Refuge avant de succomber à une overdose.
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Alexandre, l’un des héros de Grâce à Dieu, aurait pu lui aussi disparaître, comme ses deux frères de cinéma à qui Melvil Poupaud prêtait déjà ses traits. Il a finalement survécu. Le bourgeois lyonnais a bâti une vie “normale”, faite d’obligations professionnelles et de dîners de famille. Mais la photo dans un journal du père Bernard Preynat entouré d’enfants suffit à faire vaciller son existence.
Le film ne saurait se réduire à un objet polémique
Inutile de tergiverser puisqu’il ne s’en cache pas, bien au contraire, le nouveau film de François Ozon est une transposition sans filtre (témoignages rapportés, noms inchangés) de l’affaire Barbarin, cardinal accusé de non-dénonciation d’agressions sexuelles. Tout, dans le hors-champ du film, semble avoir été dûment élaboré pour provoquer la concomitance entre sa sortie en salle et le procès du scandale pédophile, achevé il y a plus d’un mois.
On reconnaît l’attrait du cinéaste pour le coup d’éclat, mais le film ne saurait se réduire à un objet polémique. Il est en réalité tout autre. Grâce à Dieu n’a ni l’allure d’un édifiant film-dossier ni la littéralité des images télé et des articles de presse. Il est même étonnamment doux, serein. Ce qui intéresse Ozon n’est pas tant l’auscultation des douleurs de ses personnages, que l’observation hallucinée de l’hypocrisie de l’Eglise et de ses dirigeants influents, volontairement aveugles. La première partie suivant les échanges de mails entre Alexandre et Barbarin est harassante : les mots envoyés, qui résonnent dans une sempiternelle voix off, sont autant de bouteilles jetées dans la mer de l’omerta.
Il n’y a ni traque ni insupportable attente (avouera, avouera pas ?) puisque dès le départ tout est donné : le bourreau confesse ses crimes en toute “innocence”. L’enjeu de Grâce à Dieu est ailleurs. Il réside dans le portrait de ce trio d’hommes à la parole enfin déliée, que composent Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud, et qui dessine une cartographie sociale aux contours délibérément grossis (le bourgeois, le cadre moyen, le prolo) de la France d’aujourd’hui. Dans ce feuilleté narratif où les itinéraires et récits de vie s’entrelacent avec la virtuosité d’une épopée, la parole heurtée ou assurée ne finit jamais.
La famille comme boudoir vénéneux et asphyxiant
Théâtre des névroses humaines, le cinéma d’Ozon, a souvent fait de la famille un boudoir vénéneux et asphyxiant. S’il n’a évidemment pas le décor ouaté de Huit Femmes, Grâce à Dieu ressemble aussi, à sa manière, à un petit théâtre de l’absurde où les paroles des enfants ne sont jamais entendues, où les regards fuient et les hontes grandissent, dans l’ombre des non-dits. Heureusement, pour les survivants attirés comme des aimants par leur passé commun, le groupe devient une famille, choisie, consentie.
Et c’est peut-être cela qu’Emmanuel (bouleversant Swann Arlaud) a attendu toute sa vie, comme Romain et Louis, attendaient leur propre mort. Il pensait ne disposer que du temps agonisant d’une vie subie. Il lui aura fallu attendre ces rencontres et la parole réparatrice qu’elles libèrent pour qu’enfin, réconcilié avec lui-même, il réapprenne à vivre.
https://youtu.be/9nMQEARiJC8
Grâce à Dieu de François Ozon (Fr., Bel., 2 h 17)
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