Sorti en 2018, son premier album Sainte-Victoire n’en finit pas d’éclairer le talent de celle qui est cette année doublement nommée aux Victoires de la musique. Rencontre avec Clara Luciani pour parler guitares et féminisme.
Sainte-Victoire. Rarement titre d’un premier album aura été aussi visionnaire. Deux ans après la sortie d’un disque cathartique né d’un chagrin d’amour et certifié double platine (200 000 ventes), Clara Luciani est à nouveau nommée aux Victoires de la musique. Après avoir remporté le trophée de la révélation scène en 2019, la native de Martigues concourt déjà dans la catégorie reine de l’artiste féminine de l’année, aux côtés de l’aînée mitsoukienne Catherine Ringer et de la benjamine Angèle au succès stratosphérique.
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Derrière sa frange sixties et son sourire éclatant, Clara Luciani, qui fut l’une des premières chanteuses du groupe La Femme, raconte une ascension à la fois progressive et inexorable dans la pop française. Avec un sens aiguisé de la punchline et avant une nouvelle (sainte) Victoire ?
Après avoir remporté la Victoire de la révélation scène en 2019, comment appréhendes-tu cette 35e édition des Victoires de la musique, où tu es nommée dans les catégories artiste féminine et chanson originale de l’année pour Nue ?
Clara Luciani — Je suis assez résignée, vu la concurrence, à commencer par celle d’Angèle et de Catherine Ringer. Je suis déjà sincèrement honorée d’être nommée deux fois. Je garde un merveilleux souvenir de la cérémonie l’an passé. C’est même, je crois, un des moments les plus heureux depuis le début de ma carrière. Malgré la pression, j’étais enfin satisfaite d’une prestation télévisée – un exercice que je redoute en général et qui se passe rarement sans stress. J’avais d’ailleurs ébauché un scénario catastrophe où je me prenais les pieds dans le fil du micro. Gagner cette Victoire était encore plus inespéré, je me souviens de l’instant où j’ai pris ma sœur dans mes bras.
Ta Victoire de la révélation l’an dernier pouvait apparaître comme la consécration d’un parcours amorcé un an plus tôt avec la sortie de l’album. Or, l’exploitation de Sainte-Victoire s’est poursuivie depuis de manière spectaculaire et te permet d’atteindre un nouveau point culminant avec cette double nomination.
Cet album me ressemble car il fait son chemin lentement. Dans la vie, je prends le temps de faire les choses bien. C’est ce qui explique d’ailleurs que j’aie attendu d’avoir 25 ans pour sortir un album, alors que j’écris des chansons depuis l’âge de 11 ans. Et un single comme La Grenade a mis presque un an à passer à la radio. Les gens connaissaient encore mal ou peu l’album. On jouait encore devant des auditoires restreints. Un an après sa sortie en avril 2018, ce fut comme une deuxième naissance du disque. Parallèlement, j’interprétais de nouvelles chansons sur scène, que j’ai eu envie d’enregistrer et de rajouter en titres bonus sur Sainte-Victoire. Ce fut une aventure à rallonge, mais tout s’est fait très naturellement. De toute façon, je n’étais pas armée pour vivre un buzz immédiat.
“Je viens d’un milieu très simple et modeste, mais j’ai eu la chance que mes parents mettent la culture au centre de tout”
Quels métiers exerçaient tes parents ?
Mon père, qui a toujours joué de la guitare et de la basse, était employé dans une banque et ma mère, aide-soignante. Je viens d’un milieu très simple et modeste, mais j’ai eu la chance que mes parents mettent la culture au centre de tout. Je n’avais peut-être pas les dernières baskets à la mode ou des vêtements de marque, mais à chaque fois que j’avais envie d’un livre, on me l’achetait.
La littérature compte-t-elle autant que la musique dans ton parcours ?
Je me rêvais écrivaine avant de m’imaginer chanteuse. A 11 ans, j’étais dans un collège catholique et je me suis mise à lire beaucoup et à questionner l’existence de Dieu. C’est à cette époque-là que j’ai découvert Candide de Voltaire, avec ce magnifique poème introductif sur l’incendie de Lisbonne. Ce fut l’un de mes premiers émois littéraires. Tous les jours, en classe, on nous enseignait une heure de catéchisme. Je n’ai tenu qu’un an dans ce collège, mais j’ai réalisé le pouvoir des livres. Ils me permettaient de tout remettre en question et d’accéder à plein d’univers différents.
A cette époque, tu écrivais autre chose que des chansons ?
Toute petite, j’ai essayé d’écrire la suite d’Harry Potter (rires), qui tournait au roman à l’eau de rose autour d’une idylle entre Harry Potter et Hermione. Ensuite, j’ai eu un blog où j’écrivais des poèmes, mais ça a très vite concordé avec le moment où j’ai composé mes premières chansons à la guitare à 11 ans.
Quel·les sont les écrivain·es plus contemporain·es qui t’ont marquée ?
Je les ai connu·es plus tardivement, mais j’ai, par exemple, beaucoup d’admiration pour Annie Ernaux ou Nancy Huston.
As-tu gardé une trace de tes premières compositions ?
Je crains que mes parents les aient conservées dans un coin. Je n’ai pas intérêt à les décevoir ou à me fâcher avec eux si je ne veux pas qu’elles sortent un jour publiquement (sourire). Ce n’était pas jojo, comme des balbutiements. Je dis souvent que mon premier album est comme un voyage initiatique. Je sais identifier qui m’a apporté quoi. L’expérience avec La Femme a énormément compté. Moi, provinciale de 19 ans, je me suis retrouvée projetée dans un groupe complètement dingue, à l’énergie presque punk.
Deux mois après être arrivée à Paris, on jouait à Londres alors que je n’étais jamais montée sur une scène. Marlon (Magnée), Sacha (Got) et toute la bande m’ont beaucoup appris. Un soir où j’étais terrifiée de chanter avec La Femme, je me souviens encore du conseil de Marlon, qui m’avait rassurée en disant qu’on ne doit pas avoir peur de jouer de la musique. Dans le groupe, il a su insuffler cette énergie très joueuse. C’est évidemment plus facile de s’amuser à sept sur scène qu’en solo !
La chanson est-elle aussi importante que la pop dans ton éducation musicale ?
Complètement, ce sont les deux grandes familles d’artistes que j’écoute et qui me nourrissent. C’est toujours plus difficile en écrivant et en chantant en français de faire résonner la famille anglo-saxonne plus rock et plus rugueuse.
As-tu encore le temps de te tenir informée des nouveautés ?
Pas assez, car ça fait deux ans que je vis dans une bulle. Je vais à la facilité en écoutant les nouveaux albums des artistes que je connaissais déjà. Le seul groupe qu’on a vraiment découvert en tournée, c’est Pond et aussi Donny Benét, un chanteur qu’on a rencontré en Australie. Sinon, j’écoute toujours Metronomy ou Nick Cave.
A l’Olympia, en septembre dernier, tu avais repris Summer Wine de Nancy Sinatra en duo avec Alex Kapranos de Franz Ferdinand. Le retour du rock au début des années 2000 a-t-il compté pour toi ?
Bien sûr, même si j’étais encore préadolescente. L’énergie du rock me manque cruellement. L’autre jour, je lisais un article dans Le Monde qui expliquait que la guitare électrique est un instrument aujourd’hui complètement démodé. Dans les années 2000, c’était encore sexy de faire du rock. A mon petit niveau, je suis heureuse de jouer de la guitare électrique et de privilégier un son organique alors que les ordinateurs prennent de plus en plus de place sur scène. Avoir des cuivres sur mon album ou à mes concerts à l’Olympia m’a réjouie. Tout est cyclique. Et quand je vois Lomepal reprenant les Strokes, je me dis que le rock va finir par revenir à la mode.
D’ailleurs, les Strokes reviennent, et seront à l’Olympia le 18 février.
J’y serai bien évidemment.
Tu es originaire du sud-est de la France. Comment te sens-tu à Paris ?
Ça dépend des jours (sourire). C’est une ville magnifique, avec une offre culturelle incroyable. Encore la semaine dernière, je suis allée voir la rétrospective sur Greco au Grand Palais alors que, plus jeune, je rêvais de toutes ces expositions depuis ma banlieue marseillaise. Mais quand on a été une poule élevée en plein air, on vit parfois mal l’enfermement parisien dans les petits appartements (rires). Paris est une ville agressive, qui peut parfois être une source d’inspiration. La lumière du Sud me manque terriblement ici. Je suis très amoureuse d’Aix-en-Provence et de Saint-Rémy-de-Provence. Je comprends que Van Gogh ait été captivé par cette lumière-là.
Tu as perdu ton accent du Sud-Est.
Attendez que ma mère m’appelle (sourire) ! Je suis très fière de mes racines sudistes, mais j’ai fini par perdre mon accent, même s’il n’est jamais bien loin. Franchement, mes amis savent dès que je suis au téléphone avec mes parents.
Quel rapport as-tu avec le mot “féminisme” ?
Etre féministe est aussi normal et banal que de ne pas être raciste. Ça m’étonne toujours qu’il faille encore le préciser. L’égalité hommes-femmes devrait être une obligation, mais c’est encore une lutte quotidienne.
“Je me souviens de mes premières scènes où j’arrivais avec ma pédale. Tous les techniciens m’aidaient à la brancher alors qu’ils ne se seraient pas précipités pour aider un mec”
La Grenade est devenu un hymne féministe…
C’est vrai… Au début, ça me paraissait être beaucoup pour mes épaules. J’ai été projetée porte-drapeau un peu malgré moi, mais très vite ça m’a portée. J’ai vécu comme une chance de pouvoir exprimer ce sentiment. Et puis peu à peu s’est mise en place une double lecture de la chanson qui m’a étonnée. Certaines femmes atteintes d’un cancer du sein ont pensé que la chanson parlait de leur maladie. Initialement, je n’y avais pas pensé, mais là aussi j’ai vécu ça comme une chance. La chanson est devenue un hymne au courage, au combat. C’est vraiment une sensation indescriptible lorsqu’une chanson qu’on a écrite seule dans une chambre se retrouve propulsée en hymne. J’ai vu mes paroles taguées sur les murs, des gens se les ont fait tatouer… Récemment, j’ai vu qu’on la chantait même dans les manifestations pour les retraites. Ça me dépasse complètement, mais tant mieux.
Dirais-tu que l’industrie de la musique est un univers sexiste ?
Je dirais plutôt que l’univers dans son ensemble est sexiste (rires). Pour l’instant, la prise de parole dans le milieu de la musique, pour parler des violences sexistes, ne s’est pas fait entendre de façon aussi forte que dans l’industrie du cinéma. Mais ça commence. L’an dernier, il y a eu un assez beau premier élan avec ce texte signé dans Télérama (un manifeste, “Femmes engagées des métiers de la musique”, signé par plus de 1 200 professionnelles du secteur – ndlr).
Le fait est que c’est très rare aujourd’hui de voir des maisons de disques et des labels dirigés par des femmes. Les pourcentages de femmes musiciennes et compositrices sont très faibles. C’est assez frappant de voir aussi à quel point les instruments sont encore genrés. C’est beaucoup plus admis de voir une musicienne jouer du violon que de la batterie ou de la guitare. Ça suscite toujours une forme d’étonnement. Je me souviens de mes premières scènes où j’arrivais avec ma pédale. Tous les techniciens m’aidaient à la brancher alors qu’ils ne se seraient pas précipités pour aider un mec et lui expliquer comment fonctionne une prise électrique. Ce n’était pas méchant, ce sont juste des automatismes. Il y a encore du travail.
Tu te sens contemporaine d’une scène française très fournie ?
Oui, bien sûr. Même si parfois j’ai le sentiment qu’on met abusivement tous les artistes d’une génération dans un même panier. L’artiste dont je me sens la plus proche, c’est Juliette Armanet. Mais même avec Juliette, je pense qu’on n’a pas tout à fait les mêmes sonorités, ni les mêmes influences. Ces derniers temps, on m’a souvent comparée à Angèle, alors qu’on est aux antipodes. Même si je l’admire et que je pense le plus grand bien de sa musique, je ne vois pas ce qui nous lie l’une à l’autre, à part qu’on est des femmes et qu’on fait le même métier au même moment.
Le plébiscite commun, non ?
Je ne suis pas certaine. J’ai l’impression que j’ai fait une chanson dans laquelle les gens se sont fortement projetés. Mais je ne pense pas être une icône générationnelle comme Angèle, une sorte de modèle, extrêmement douée pour décrire le monde contemporain. Moi je serais très mauvaise si j’essayais de parler avec humour d’Instagram.
Tu te sens atemporelle ?
C’est en tout cas mon plus grand souhait (sourire). C’est pour ça que j’essaie de faire un son pas trop typé 2020, de ne pas m’habiller comme tout le monde s’habille.
Tu as un rapport quotidien au passé, dans la musique que tu écoutes, les films que tu regardes ?
Oui, absolument. J’écoute beaucoup de musique des années 1950, 1960 et 1970 et je regarde pas mal de films anciens, parfois des années 1930… Mais ça ne m’empêche pas pour autant de me sentir une femme de mon époque. Et j’écoute quand même aussi beaucoup de choses d’aujourd’hui. Mais il faut être curieux, se nourrir de tout. Ce que je n’aimerais pas, c’est tomber dans le pastis… Euh non, dans le pastiche ! Tomber dans le pastis, ça ne me dérangerait pas du tout (rires). Je n’aimerais pas du tout que ma musique ressemble à une friperie ambulante. J’ai envie qu’on entende l’héritage des choses que j’ai aimées, mais je me soucie quand même de faire quelque chose de neuf. C’est important d’imiter au début d’une carrière, c’est formateur. Quand j’étais très jeune, j’étais obsédée par Nico et je chantais très grave, avec une voix sépulcrale. Et puis, à moment donné, je me suis dit : “En fait, non, ça va pas le faire !” (rires)
Catherine Ringer te touche ?
Ah, je l’adore. Elle me touche énormément, c’est une tornade. Elle est unique. Et, bien sûr, j’adore sa musique, je suis très fan des Rita Mitsouko. C’est probablement le plus grand groupe de rock français. Enfant, j’ai énormément dansé sur Le Petit Train.
Enfant, tu admirais qui ?
J’aimais beaucoup Britney Spears. Encore aujourd’hui, je regarde assidûment son Instagram. Elle s’est mise à la peinture, c’est un régal ! J’étais vraiment hyper-fan d’elle. Jusqu’à mes 11 ans, j’écoutais essentiellement Britney, les L5, Tragedy… Et puis un jour, j’ai pris le bus pour aller au collège et il y avait un mec que je trouvais hyper-cool parce qu’il avait les cheveux longs. Je me suis assise à côté de lui, il était un peu plus âgé que moi et il m’a fait écouter son iPod. Il m’a fait découvrir les Beatles, les Stones, Bowie, le Velvet… Mon père avait déjà essayé, mais ça m’ennuyait. Il suffisait d’un mec sexy pour déclencher un truc. Et d’un coup je suis passée de Lorie à Lou Reed ! (rires)
Aujourd’hui, tu aimes encore les tubes ?
Oui, ça me fascine. En France, par exemple, Maître Gims m’impressionne par sa capacité à fabriquer des tubes. Aya Nakamura aussi. Je ne crois pas qu’un tube ne soit que des recettes. Ça nécessite aussi une forme d’inspiration. Et quand tout à coup, une chanson comme L’Amour en solitaire de Juliette Armanet devient un tube, alors qu’elle est à rebours de tout le son qui domine les charts, c’est vraiment exaltant. Quand ça s’est produit, je me suis dit : “Hallelujah ! Un piano-voix est en train de séduire la France entière !” Ça m’a rendue très heureuse.
Tu penses déjà au second album ?
Depuis longtemps ! En mars 2018, alors que mon premier album n’était pas encore sorti, j’ai dit à mon label : “Je vais en Angleterre pour écrire des chansons.” Ils m’ont répondu : “OK, mais pourquoi, en fait ? – Pour mon deuxième album !” Donc ça fait longtemps que j’essaie de m’y mettre. Mes nouvelles chansons, je les ai intégrées à ma tournée et, du coup, je les ai ajoutées aux deux rééditions de mon premier album. Parce qu’elles appartenaient à cette histoire. C’est très compliqué un deuxième disque. Le premier, on le fait dans une grande zone de liberté. Et s’il marche, on fait le second tenaillé par la peur de décevoir. C’est une vraie pression. Mais il va falloir faire de cette pression une énergie créative.
Sainte-Victoire (Super édition) (Initial Artist Services/Universal)
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