Sony a recommencé à en produire en mars 2018, Haruki Murakami en collectionne plus de 10 000 et le Japon est le pays qui compte le plus de magasins qui en vendent. Cette passion nipponne, c’est le disque vinyle. Grâce à un savoir-faire préservé, la galette garde une aura particulière au pays des humanoïdes et du Shinkansen.
“Je suis conscient de passer pour un fou.” Entre deux gorgées de thé vert, Junichi Miyaji considère les vinyles entassés sur les étagères de sa maison. 10 000 : “ce sont mes albums. Mais à l’étage j’ai tous mes singles”. Ajoutez 40 000 vinyles, et le collectionneur de Chigasaki peut se vanter d’avoir l’une des plus belles bibliothèques musicales au monde. C’est d’ailleurs le décor de la pièce principale de son café, perdu dans la banlieue de Tokyo. L’ancien cadre de l’industrie musicale japonaise y partage sa passion avec quelques habitués. Tous sont les bienvenus pour écouter un Southern All Stars (groupe de rock japonais) ou un 33 tours des Beatles, l’une de ses premières acquisitions, à 13 ans : “à l’époque, j’écoutais Far East Network, la radio des soldats américains, sur le transistor de ma grande sœur. Les tubes du moment c’étaient les Beatles, Les Stones et même Sylvie Vartan ou Dalida”. Les vinyles coûtant chers – 3 dollars -, pas possible d’en acheter plus d’un par mois. Ce n’est qu’avec l’arrivée des magasins d’occasions que Junichi Miyaji commence à s’offrir des vinyles quotidiennement. Aujourd’hui, il ne chine plus les disquaires. “Je suis passé à une autre échelle, sourit-il. Je viens de racheter un stock d’une ancienne radio : 10 000 vinyles. J’ai dû louer un local pour les conserver le temps de les trier, les étiqueter et les classer.”
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Retraité de la Warner, après avoir été “payé par Pioneer pour acheter des vinyles aux Etats-Unis” selon ses mots, il n’est pas surpris du succès des disques japonais aujourd’hui : “dans les années 1960, les pressages américains étaient les meilleurs car ils avaient les meilleurs cutting ingénieurs (les ingénieurs du son en charge de la gravure, NDLR). Les ingénieurs japonais, eux, étaient très conservateurs. Ils n’arrivaient pas à s’adapter aux sonorités du rock ou du disco, explique-t-il. Mais dans les années 1970, la situation s’est inversée. Les ingénieurs nippons se sont inspirés des arrangements américains et ont réussi à égaler, puis dépasser, la qualité des pressage US”. Une tendance qui serait toujours actuelle et expliquerait la réputation d’excellence qui entoure la production nippone. “Les cutting ingénieurs sont la clés de la qualité des vinyles”, insiste-t-il.
Le réveil du géant Sony
Premiers à intervenir dans le processus de production d’un vinyle, les cutting ingénieurs sont en charge de graver le signal audio sur une matrice en résine ou en cuivre. Ce sont eux qui transforment les fréquences d’une musique en microsillons, de leur précision dépend directement la qualité du vinyle. Un savoir-faire rare, que même un géant comme Sony a eu du mal à rassembler en mars dernier, au moment de relancer sa production de vinyle au Japon. Cette mini-révolution, après 29 ans d’arrêt, a forcé l’entreprise nippone à rappeler d’anciens salariés.
“La plupart des cutting ingénieurs sont partis à la retraite dans les années 1990, à une époque où l’on imaginait que le CD allait enterrer à jamais le vinyle, se rappelle Yorio Isshi, vice-président exécutif en charge de la communication de Sony. On a donc organisé des ateliers pour que nos anciens ingénieurs sortent un temps de leur retraite et viennent former leurs remplaçants.” Malgré ces efforts, Sony ne compte qu’un seul cutting ingénieur. Et, pour l’heure, préfère la jouer “safe”. En sortant des compilations et des best-of de vieilles gloires, la multinationale vise un public de fans. Premier titre sorti, 52nd Street de Billy Joel, date de 1978.
L’entreprise japonaise sait toutefois le potentiel du marché domestique. “Les vinyles sont redevenus très populaires notamment chez les jeunes, il y a donc des perspectives de croissance assez importantes.” Sony n’a pas encore d’objectif précis, certains évoquent une production de 800 000 la première année, mais des idées de développement : ouvrir leur production aux artistes non-japonais, par exemple.
“Aujourd’hui les ventes de vinyles ne représentent qu’1 ou 2% des ventes physiques au Japon, précise Yoichiro Hata directeur exécutif de la RIAJ, la Recording Industry Association of Japan, spécialiste du marché musical japonais. Mais contrairement aux CDs, ces ventes augmentent et vont continuer d’augmenter. Le retour surprise de Sony ne fait qu’encourager le phénomène.” La production de vinyle dans le pays a ainsi dépassé l’année dernière le cap symbolique des 1 million de copies. Pour Yoichiro Hata, l’archipel a plusieurs atouts : un pays de collectionneurs, où les vinyles sont autant recherchés pour leur qualité sonore que pour leurs covers et goodies, un réseau de 5000 magasins de ventes de CD, et des Japonais qui expriment leur respect pour leurs artistes préférés en achetant leurs disques. De quoi ouvrir l’appétit d’autres géants de la musique selon lui, JVC en tête.
“Japanese pressing”
A Tokyo, pas besoin d’aller bien loin pour trouver un disquaire. A deux pas de la gare de Shibuya, quartier hyperactif et néonisé de la capitale, les bonnes adresses pour diggers et DJ fourmillent. Disc Union et Tower Records, avec leurs neuf étages respectifs, sont immanquables. Mais les vinyles se vendent aussi dans des enseignes plus humbles, souvent rassemblés dans d’anciens immeubles d’habitation. “Au Japon, les gens traitent les vinyles comme des diamants”, explique Luya, vendeur dans la petite boutique de Manhattan Records. Spécialisé dans le hip-hop, il fait une différence entre les vinyles faits au Japon, et les autres : “les pressings nippons retranscrivent mieux le détail des notes de chaque musique, mais les américains sont meilleurs pour les basses”. Face Record, Manhattan Records, Mother Record, Next Records… Toutes les enseignes, aux noms bien anglicisés, confirment le succès des vinyles auprès des clients étrangers. Exit les kanji qui occupent habituellement 90% des panneaux du pays, les bacs à vinyles affichent fièrement “Japanese pressing” ou “Japanese vinyls”.
Jusqu’en mars 2018, et le retour de Sony, la totalité de la production nippone était assurée par Toyo Kasei, une entreprise d’une centaine de salariés (600 à “l’âge d’or” du vinyle) située dans la banlieue de Yokohama. Après les retraits successifs de tous les mastodontes de l’industrie musicale dans les années 1990, l’entreprise s’est retrouvée, de fait, en situation de monopole, devenant la gardienne de ce savoir-faire. La soixantaine passée, Kazumi Toyuko est l’un des trois cutting ingénieurs de Toyo Kasei. A ce titre, il veille notamment à la qualité du moule originel, qui sert à imprimer une série de vinyle. C’est l’une des étapes les plus sensibles : “nous vérifions chaque sillon avec un microscope. Il faut être sûr que les rayures soient parallèles pour que l’aiguille ne sorte pas. Chaque sillon doit faire 90° d’ouverture”, explique-t-il en scrutant le disque d’un rockeur japonais des années 80 dont l’entreprise prépare une réédition. C’est d’ailleurs au rythme du j-rock, à fond dans son studio, que l’employé travaille.
“Nous avons des contrôles de qualité très stricts. Comme nous faisons tous le processus de production au même endroit, nous pouvons contrôler la qualité à toutes les étapes”, explique Hitashi Ishimaru, directeur de la production et présent dans l’entreprise depuis plus de 48 ans. Avec la chute des ventes, la plupart des grands producteurs de musique préféraient sous-traiter leurs productions résiduelles de vinyles. Les principales étapes (cutting, plating, pressing) ne se faisant plus au même endroit : “avant nous produisions même notre propre PVC”, détaille Hitashi Ishimaru en évoquant la matière dont sont constitués les vinyles. Seule la production de la laque, utilisée pour la gravure, a toujours été externalisée.
Un marché mondial pour deux
Réputés pour être de meilleure qualité, les vinyles gravés sur laque se font rares. Et pour cause : seules deux entreprises produisent encore cette matière. L’une est une compagnie californienne, Apollo Masters, et l’autre une petite structure japonaise nommée MDC, sur laquelle très peu d’informations circulent. “Gérée par un grand-père depuis son garage” pour certains, “modeste entreprise familiale” pour d’autres, MDC refuse tout contact. Ni adresse mail ni site internet donc, l’entreprise préférant passer par un intermédiaire pour faire affaire avec ses clients. Un comportement étrange pour un producteur en situation de quasi-monopole sur ce marché, que pense pouvoir expliquer un spécialiste de l’industrie : “de ce que l’on sait, c’est une entreprise de taille réduite, qui dispose de capacités de production limitées. Ils ne veulent pas se faire connaître davantage, ils ne pourraient pas supporter de nouvelles commandes.”
Seuls représentants de la galette japonaise pendant près de 30 ans, les disques gravés sur laques de Toyo Kasei ont contribué à la notoriété du pays en la matière. Trente ans qui ont permis à la compagnie de Yokohama d’aborder le futur sereinement. “Le retour de Sony, populaire chez les jeunes, devrait élargir le marché à un nouveau public. A la fin, nous pensons que cela sera bénéfique pour nous tous”, explique Hitashi Ishimaru. Dans leur “salle des machines”, un hangar où tournent cinq chaînes de production à plein temps, une pyramide de cartons sont prêts à la livraison.
Retirant le saphir de la platine posé sur l’un de ses albums, le collectionneur Junichi Miyaji se montre lui aussi confiant pour son avenir, et celui des vinyles au Japon. “Ma famille ne comprend pas ma passion, regrette le sexagénaire, père d’une fille. J’ai eu peur que ma collection ne touche personne et soit oubliée. Mais il y a peu de temps, j’ai eu la chance de rencontrer d’autres collectionneurs acharnés.”
De ces nouvelles rencontres est né un projet : monter un musée du vinyle.
Par Maxime Gravier et Romain Ouertal
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