Derrière la “courbe éléphant” imaginée par l’économiste Branko Milanovic, qui orne la couverture de la traduction française de son dernier livre, se cachent peut-être Trump, Brexit et “gilets jaunes”.
Les années soixante-dix avaient eu la “courbe de Laffer”, un graphique conçu sur une nappe de restaurant par un économiste américain proche des républicains pour défendre l’idée d’une baisse des impôts. Les années 2010 auront été dominées par la “courbe éléphant”, qui s’affiche ces jours-ci en couverture de Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, traduction française d’un livre publié en 2016 par l’économiste serbo-américain Branko Milanovic.
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En 2013, ce dernier, alors chercheur pour la Banque mondiale, rédige pour l’institution, avec son collègue Christoph Lakner, une note sur l’évolution des revenus à l’échelle mondiale entre la veille de la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, cette période de “mondialisation intense”. Un document austère mais dont une courbe suscite la curiosité des confrères, comme Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008 et chroniqueur très suivi du New York Times, qui y voit “l’histoire récente résumée en un graphique”. Au point qu’elle trouve très vite un surnom, repris par son auteur dans ses recherches ultérieures : la “courbe éléphant”.
Les plus riches forment la trompe du pachyderme
On y voit, sur vingt ans, la hausse en pourcentage des revenus de sept milliards d’êtres humains selon leur position dans la hiérarchie économique.
Les 50 % d’humains les plus pauvres, qui partaient de bas, ont vu leurs revenus augmenter fortement, jusqu’à quasiment doubler pour certains : c’est le corps dodu de l’éléphant, qui comprend notamment les nouvelles classes moyennes en Chine et en Inde. Les 5% les plus riches du monde n’ont pas eu à se plaindre non plus : ils forment la trompe du pachyderme, qui s’élève très haut puisque les milliardaires ont vu leur part du revenu mondial exploser (à tel point que pour certains, l’éléphant, vu de plus près, ressemble même davantage à un brontosaure). En revanche, la tête, baissée, de l’éléphant est moins bien lotie : elle correspond à ceux qui sont plus riches que 80% de l’humanité mais pas au point de faire partie des 5% à 10% les plus riches, et qui ont vu leurs revenus quasiment stagner pendant vingt ans. C’est à dire, en gros, les classes moyennes et populaires des pays riches, dont la France.
“En juin 2012, la première fois que j’ai vu ce qui allait devenir la ‘courbe éléphant’, j’ai été tout de suite frappé, expliquait Branko Milanovic en 2017 à la chaîne américaine PBS. […] J’ai pensé que cela correspondait exactement à ce que nous savions qui s’était passé. […] Nous savions que les Chinois et de nombreux Asiatiques, qui n’étaient pas riches en comparaison des Américains, s’en étaient très bien tirés. Que les classes populaires et moyennes aux États-Unis, au Japon, en Allemagne ne s’en étaient pas très bien tirées. […] Et que les 1% les plus riches s’en étaient bien sortis. […] Toutes les pièces du puzzle étaient là, la nouveauté était de les rassembler et de les voir ensemble en une seule image.”
Une explication des désordres politiques récents ?
Sa modélisation a depuis été critiquée mais s’avère si efficace qu’elle a surtout été largement reprise, des banques d’affaires aux dirigeants mondiaux, qui ont pu y voir, pour certains d’entre eux, une explication des désordres politiques récents : dans la tête de l’éléphant cohabiteraient l’ouvrier de Pennsylvanie qui a voté Trump, l’électeur de Sunderland qui a choisi le Brexit, l’habitant du périurbain qui occupe un rond-point, gilet jaune sur le dos… Tous ceux qui ont l’impression que la richesse mondiale croît et que les plus aisés de leur propre pays s’en tirent de mieux en mieux, mais qu’eux sont laissés de côté. Une tendance qui, si elle se poursuivait longtemps, explique Milanovic, nous ramènerait (on en est encore loin) au XIXe siècle, quand il était plus important de naître riche dans son propre pays que de naître dans un pays riche, quand les inégalités étaient plus fortes entre Français ou entre Chinois qu’entre les Français et les Chinois.
Selon Thomas Piketty, qui signe la préface de l’édition française d’Inégalités mondiales, “cette courbe est fondamentale, car elle aide à mieux comprendre le dialogue de sourds qui caractérise parfois le débat public sur la mondialisation”. Un dialogue entre ceux qui considèrent que notre planète va économiquement mieux (la pauvreté baisse) et ceux qui pensent que leur pays va de plus en plus mal (les inégalités augmentent). Sauf que le débat politique, et les élections au premier chef, a avant tout lieu à l’échelle des pays, pas de la planète : “Dans la mesure où le monde n’est pas fédéré sous un même gouvernement, il demeure indispensable d’observer la situation particulière des États‐nations”, écrit Milanovic qui, dès l’automne 2015, avertissait du risque de “régimes populistes qui céderaient aux frustrations des classes moyennes”. C’était avant même l’intronisation de Trump comme candidat républicain et la victoire du “Leave” au Royaume-Uni. Avant que l’éléphant ne fasse une entrée fracassante dans le magasin de porcelaine de nos fragiles démocraties.
Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, La Découverte, 288 pages, 22 euros.
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