Attendu avec impatience, le dernier volet de la trilogie “La vie augmente” débarque aujourd’hui avec pertes et fracas. L’occasion d’évoquer avec le rappeur belge ses failles, son ascension et les rimes de Wallen.
Ecouter La vie augmente vol. 3 d’Isha, c’est entendre un rappeur étaler son flow charismatique et faire résonner son spleen dans des morceaux captivants, car immersifs et narratifs. Écouter parler le rappeur belge en interview, c’est un peu la même sensation : c’est discuter avec enthousiasme et sincérité de sa mélancolie, de ses petits boulots et de son côté “bad boy sensible”. Rencontre.
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En 2018, tu rappais : “J’sors un CD, j’ai l’baby blues”. Là, comment tu te sens ?
Isha – Je suis forcément inquiet pour mon “bébé”, mais je n’ai que des bons retours sur le projet pour le moment. Ça rassure. D’autant que j’ai tenté certaines choses sur ce disque…
Il y a notamment Bad Boy, où tu rappes sur de la house…
Ça, c’est le pouvoir des beatmakers, ce sont eux qui m’encouragent à rapper sur des mélodies auxquelles je n’aurais jamais pensé. Que ce soit Eazy Dew, pour Durag, ou BBL, sur Bab Boy, les deux ont cette faculté à me sortir de mes habitudes. Ils savent que je suis quelqu’un d’ouvert et savent quand un son pourrait me convenir ou non. Moi-même, je les encourage à ça. Quand un beatmaker me demande ce que je veux au moment de m’envoyer une palette de prods, je lui dis systématiquement d’y mettre un maximum de sons diversifiés. Et avec le temps, je remarque que je choisis souvent leur prod la plus cheloue… Après tout, c’est encore le meilleur moyen de sortir de sa zone de confort, comme sur Bad Boy avec ce beat très UK.
Après avoir rencontré de gros succès d’estime avec les deux premiers volumes, l’idée est-elle d’aller chercher le succès public avec La Vie Augmente vol.3 ?
Tu sais, je ne suis pas con : je sais qu’un morceau comme Coco parle à une cible, que Magma risque de plaire à un public plus jeune et féminin, car sans doute plus mélodique, plus maîtrisé et moins cru. Mais l’idée était surtout de s’amuser. Je ne voulais pas rester sur mes acquis et finir par m’ennuyer.
De toute façon, tu es sans doute trop pointu pour atteindre le grand public, dans le sens où tu cites des rappeurs comme Lalcko, Biggie ou même la performance de DMX dans Never Die Alone…
Je commence à me dire que je fais le rap que j‘aime, et tant pis s’il est moins mainstream que d’autres. Ça ne me dérange pas de rester dans cette catégorie de rappeurs. Avec l’économie du rap à l’heure actuelle, qui permet aux têtes d’affiche de s’enrichir, on voit désormais apparaître une classe moyenne du rap : des mecs qui restent confinés dans l’underground, mais qui parviennent malgré tout à vivre de leur art. Dinos, Alpha Wann, moi… Je pense qu’on n’est qu’au début de ce “phénomène”. Mais la plus belle des récompenses, de toute façon, c’est d’être validé par d’autres rappeurs. Par exemple, je sais que SCH aime ma musique et ça me fait sincèrement plaisir. Je préfère largement recevoir ce genre de retour sur mon travail plutôt que de vendre des millions de disques à des enfants. Pour moi, c’est le meilleur des salaires.
Là, tu avais quelle ambition au moment d’entrer en studio ?
Ça ne marche pas comme ça pour moi. Contrairement à d’autres artistes, je ne me dis pas : “bon là, j’ai de la matière, je vais aller en studio”. C’est plus détaché que ça. Si je suis inspiré et que j’écris un texte le jeudi, j’irai en studio le lendemain si je sens que le texte vaut le coup. Je ne force pas le processus. La vie augmente vol.3 s’est donc fait très naturellement, comme les deux volumes précédents. Je l’ai enregistré à droite et à gauche avec, comme je te disais, cette volonté de m’amuser davantage. Je voulais également me mettre en danger.
À quel moment as-tu réussi à le faire ?
Deux morceaux en témoignent sur l’album. Le premier, c’est Les magiciens, ne serait-ce que pour ce texte autour du colonialisme, une thématique un peu brûlante. Je sais qu’il n’y a que des blancs à mes concerts, je voulais donc en parler sans haine, ne pas tomber dans un truc un peu vénère à la Black Panthers. C’est un récit, et quand je l’ai fait écouter à des mecs de mon entourage, issus de différentes cultures, ils m’ont tous dit qu’il n’y avait rien de choquant dans le propos. Le second, c’est Coco. Je sais que ce morceau peut être perturbant. Moi-même, je trouve qu’il n’est pas si lourd que ça… Alors que je voulais le clipper initialement.
Comment ça ?
Tu sais, je suis quelqu’un de très incertain. Ça me caractérise. Et là, j’ai l’impression qu’on s’ennuie après deux minutes… Ce n’est pas facile d’avoir cette sensation sur un de ses morceaux, et c’est pour ça que je tiens à sortir mes disques rapidement. Comme ça, j’évite de me lasser. Ce qui arrive souvent, finalement.
Ça veut dire que tu ne serais pas encore en train de peaufiner La vie augmente vol.3 si tu le pouvais ?
Non, il était prêt, je le sentais. Mais ça ne m’empêche pas d’en percevoir les imperfections, des trucs imperceptibles pour la majorité des gens, comme le placement de certaines rimes ou des mots mal articulés. Mais bon, mon agent dit que j’écoute trop mes chansons… C’est peut-être vrai. C’est juste que je suis méticuleux. Un mec comme 2Pac, lui, enchaînait les morceaux, il ne voulait pas perdre de temps, c’était presque industriel comme façon de travailler. Moi, c’est l’inverse.
Coco, dont tu parlais, a été produit par Sam Tiba, de Club Cheval. Comment est née cette rencontre ?
Tout s’est fait par DM. Il aimait ce que je faisais et je savais qu’il avait bossé avec Kore. Comme j’ai un grand respect pour ce dernier, notamment tout le taf accompli auprès de SCH, Zola ou Diddi Trix, toujours très léché, je n’ai pas hésité à lui faire confiance. Tu sais, j’ai besoin de sécurité et d’être entouré de mecs qui ont une plus grosse culture que moi. Plus d’expérience également. Avec Sam, c’était exactement ça : c’est lui qui m’a convaincu que Coco était une douille et qu’il fallait garder ce titre sur le projet. Pour tout dire, c’est sans doute lui qui va réaliser l’album à venir.
Ta vie a dû pas mal changer depuis le volume 1, sorti en 2017. Comment as-tu fait pour garder un fil rouge sur La vie augmente vol.3 ?
Le fil rouge, c’est moi. Je n’ai pas besoin de chercher, tout est là. Ce n’est donc pas vraiment compliqué de développer une certaine cohérence entre les projets.
Il y a quelques années, tu te croyais capable d’un tel rythme de vie, partagé entre les concerts, le studio, la promo, etc. ?
Honnêtement, ça m’a toujours fait rêver ! À l’époque, j’étais à fond dans un magazine comme Street Live, où tu avais des vidéos qui plongeaient dans l’intimité des rappeurs. Je rêvais d’être le sujet d’un de ces mini-documentaires. Mais cette vie n’en reste pas moins un challenge permanent. D’un point de vue physique, par exemple, je me suis surpris à pouvoir tenir sur scène 45 minutes ou une heure en sautant comme un fou pendant vingt minutes alors que je ne suis pas un sportif de base… Je me découvre grâce à ce métier, j’évolue.
Dans Idole, tu dis que tu es un “bad boy sensible”. C’est comme ça que tu aimerais être vu ?
Je sais que c’est tabou, mais je me définis ainsi, dans le sens où je suis un mec de rue qui a des réflexions bizarres pour un mec de rue. En vrai, beaucoup de gens des quartiers sont comme ça également, mais la plupart ne l’exprime pas. Tout simplement parce qu’on vient d’un milieu où ce n’est pas bon de se poser trop de questions. Il faut y aller, être sur le qui-vive, agir. Avec ma musique, j’ai l’impression d’avoir pour mission de débloquer tout ça, d’ouvrir le débat et de convaincre les gars des quartiers que ça peut faire du bien de se livrer à d’autres personnes.
Ça rejoint ce que tu dis dans Boulot/Baobab : “J’suis souvent au boulot pour chanter la misère du monde”. Tu as besoin de cette motivation pour prendre le micro ?
L’idée, c’est de me nourrir de tout ce que j’ai emmagasiné et de le transformer en chanson. Et pas uniquement via les mots : tout ce que j’ai vécu, tu peux le ressentir également dans mon interprétation, l’instru ou le placement des voix. Tout ça, c’est ce qui suscite l’émotion.
Tu parles également de burn-out sur ce disque. C’est un thème rarement évoqué dans le hip-hop….
La population des ghettos est majoritairement d’origine africaine et, dans ces cultures-là, le burn-out n’existe pas. Au Sénégal, on ne parle pas de ça, c’est tout juste si on connaît le terme “psychologie”. Pour eux, si quelque chose ne va pas, c’est que tu as été marabouté. Ils ne se disent pas que ça peut être lié à un trouble psychique.
Avec La vie augmente vol.3, s’agissait-il d’exorciser quelque chose ou au contraire de fouiller des sentiments que tu ne maîtrises pas encore ?
C’est clairement thérapeutique. Et c’est pour ça que j’aime les interviews. J’en parlais encore récemment avec mon manager : j’aime cet exercice où je me raconte, j’ai l’impression d’être chez un psy. Ça me fait toujours du bien de parler. Dans Idole, je dis : “J’suis cramé comme journal intime”. Bref, ça me fait du bien de me livrer, et j’ai tendance à penser que ça peut faire du bien aux autres d’entendre ce que j’ai à dire.
Penses-tu que le fait de chanter des choses très intimes, parfois pas à ton avantage, comme lorsque tu avoues avoir déjà envoyé des photos de ton sexe à des filles, c’est ce qui permet à l’auditeur de se projeter dans tes morceaux ?
Ça va fédérer une catégorie de personnes, et en détourner d’autres. C’est certain. Un peu comme lorsque je dis que j’ai découvert mon sexe en regardant mes sœurs par le trou de la serrure. Ça interpelle, mais je ne parle finalement que de découverte, de la curiosité d’un gamin qui cherche à comprendre. Si certains ne peuvent pas encaisser ça, ou trouvent ça choquant, alors tant pis. Ce qui est important, c’est d’être suivi par ceux qui comprennent cette émotion. L’avis de tonton Marcel, je m’en fiche. Je suis nettement plus heureux de pouvoir discuter de ce sujet avec les Inrocks. Là, j’ai l’impression de m’élever. Toute ma vie, j’ai fréquenté ce public-là, je veux parler avec d’autres personnes désormais.
La mélancolie que tu prétends explorer, elle vient d’où ?
De l’enfance, probablement. Je me vois encore regarder par la fenêtre, à travers la buée, et repenser à toute cette peine liée à notre passage sur terre. Ça finit par ressortir aujourd’hui. Après tout, c’est un des traits de ma personnalité. J’avais déjà ça étant gamin, et je le reformule différemment à présent. Quand j’étais petit, mon frère était tombé sur mon journal intime et s’était moqué de moi. Du coup, je l’avais jeté… Je suis sûr que si je retombais dessus aujourd’hui, j’y verrais les bases de La vie augmente.
Tu étais comment quand tu étais enfant ?
Je n’avais pas vraiment de chose pour canaliser cette mélancolie, donc ça se transformait en colère, en violence et en incompréhension. Je n’expulsais rien. Au fond, j’étais un produit de mon environnement. Aujourd’hui, c’est différent : j’ai un statut de grand frère, ça m’oblige à rester correct.
Le fait de grandir entre Bruxelles et Sarcelles, ça a été délicat à gérer ?
Non, dans le sens où je suis arrivé assez tard en France. En fait, je galérais à trouver du travail à Bruxelles, où il faut bien souvent parler néerlandais. Au moment d’aller travailler à La Défense, où je gérais les stocks chez C & A, ça a été l’inverse. À croire que les Français ont une bonne image des Belges, on passe pour des gentils, un peu naïfs. Je suis resté deux ans là-bas, ils m’ont licencié et m’ont repris six mois plus tard. Par la suite, j’ai également bossé au triage à la gare de Drancy. Donc, non, ce n’était pas une période difficile, même si je buvais beaucoup à ce moment-là.
Avoir enchaîné ces petits boulots, c’est ce qui te permet de garder un pied dans la réalité aujourd’hui ? Là où beaucoup de rappeurs, et d’artistes en général, accèdent au succès rapidement, sans avoir jamais réellement travaillé.
J’y pense souvent. En tant qu’artiste, on prend souvent l’avion, on s’occupe de nous… T’es tellement matricé que ce serait facile d’oublier la réalité du travail, les conditions dans lesquelles bossent des millions de gens. Et j’en connais des artistes qui ne voient plus les gens autour d’eux, qui font des remarques déplacées parce qu’ils sont déconnectés du monde. Moi, je pense que je ne perdrai jamais ça. Mes parents ont toujours hébergé des gens chez moi, c’est mon éducation, ce sont mes valeurs.
Dans Chaud devant, tu dis justement : “Papa, jamais je ne me moquerai de ceux qui n’ont pas un radis”…
Honnêtement, je ne peux pas comprendre qu’un ancien pauvre puisse se moquer des gens qui triment. Dans Celle qui a dit non, Wallen le rappelait déjà : “Pendant que la course aux richesses nous distrait/Chacun de nous passe à côté du vrai”… C’est pour ça qu’il faut rappeler aux mecs qui percent que, même s’ils créent de l’emploi avec leur musique, ça n’aide que cinq ou six de leurs potes. Le reste de leur entourage continue de galérer… Alors, se mettre à rapper des phrases comme “J’suis millionnaire, t’es aux Assedic”, ça veut dire quoi, franchement ?
Tu as peur que ce métier finisse par te déshumaniser, à l’image de la pochette ?
Cette pochette fait référence à deux points précis. Le premier, c’est que j’arrive désormais à activer des mécanismes pour ne pas déclencher trop d’émotion. Un peu comme si j’étais une machine… Le second, c’est le rap : quand je monte sur scène ou autre, on ne me demande jamais si je vais bien, je dois faire le job, peu importent les conditions. Or, je ne suis pas un robot, je peux moi aussi me foirer, sur scène comme en interview.
La scène, c’est une source d’angoisse ?
Je continue d’apprendre. Le problème, c’est qu’être un artiste en développement fait que tu ne sais jamais si les gens sont là pour toi ou pour les autres artistes avec qui tu partages la soirée. C’est angoissant. Mais bon, la scène, ça reste la partie que je préfère, avec l’écriture. C’est le moment où tu sens la connexion avec le public. C’est la fin du processus, en quelque sorte. Après, tu peux enchaîner avec un nouveau projet.
La suite, c’est donc l’album pour toi ?
Ouais, j’aimerais quelque chose de mieux ficeler encore que le travail accompli sur les trois volumes de La vie augmente. Un peu dans la veine de Tony Hawk, où tu entends des violons dans l’outro du morceau. Pour moi, c’est ce qui marque la différence entre une mixtape et un album : les arrangements, les détails. Là, très honnêtement, je pense que des titres comme Chaud devant, Tradition ou Idole auraient pu être plus profonds. Si j’avais travaillé sur ces titres pour un album, je me serai davantage interrogé, j’aurais mis la rythmique plus en avant ou fait plus de cut.
Doit-on s’attendre à un concept sur ce disque ?
Le concept, ce sera moi. Mais ce que je souhaite avant tout, c’est trouver un titre très fort, qui donne son nom à l’album et au morceau charnière du projet. Un peu comme Le général de Mac Tyer. La chanson titre est juste impressionnante sur ce disque, avec notamment cette phrase : “Tu veux ma vie, prends-la, mais j’avais déjà le cœur assassiné depuis l’état fœtal”. Ça donne le ton au disque.
Tu n’as pas peur de ne pas réussir à te surpasser un jour ?
Non, la créativité est un don de Dieu. Je sais que ça peut être épisodique, mais que ça reviendra toujours. Et puis si je n’arrive plus à écrire un jour, j’irai vivre un peu, je gagnerai en expérience et je sais que l’inspiration reviendra. C’est une source inépuisable.
Propos recueillis par Maxime Delcourt
Album : La vie augmente Vol. 3 (Zone51 / A.R.E. Music / Parlophone / Warner Music France)
En concert le 25 février, à la Machine du Moulin Rouge (Paris) – Retrouvez toutes les dates ici.
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