[Hors série Cheek x Les Inrocks – Plaisir féminin] Une poignée de femmes prennent la parole sur le web pour briser les tabous autour de la sexualité et du plaisir féminins. Mais cette initiative a un prix : celui de voir leurs contenus démonétisés, voire censurés, par la plateforme où ces sujets sont encore loin d’être normalisés.
Dans l’une de ses dernières vidéos, Chloé, alias Pure Human Soul, raconte son premier orgasme. Cette confidence personnelle est l’occasion pour cette aspirante sexothérapeute d’offrir à ses 437 000 abonné·es un discours pédagogique et accessible sur la sexualité. Sa chaîne en est remplie : sexe oral, poils, droit à l’avortement, masturbation… Depuis un an, Chloé s’attaque à tous les tabous avec un objectif, celui de sensibiliser les jeunes. “Je suis la personne que j’aurais aimé connaître étant plus jeune : une femme qui parle de sexualité sans tabou, explique celle qui déplore les lacunes de la société sur la sexualité, en particulier chez les ados. Je reçois des messages de certain.e.s d’entre eux.elles qui me remercient parce qu’il·elles estiment que je fais le travail de l’Education nationale !”, poursuit Chloé qui voit en YouTube “une plateforme 2.0 de l’apprentissage sexuel”. Comme elle, une poignée de femmes en France dédient une partie de leurs contenus, voire la quasi-totalité de leur chaîne, à la sexualité et au plaisir féminin.
La loi des annonceurs
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Suivie par plus de 200 000 personnes, Sophie Riche a elle aussi décidé de parler régulièrement de sexualité sur YouTube pour “libérer la parole, aider les jeunes filles et les jeunes femmes à se sentir mieux dans leur corps et à le connaître”. Mais les créatrices qui s’engagent à briser les tabous sur la plateforme sont confrontées au problème suivant : “Dès que l’une de mes vidéos parle de sexualité, il y a quasiment automatiquement démonétisation”, explique Sophie Riche. En d’autres termes, YouTube estime que le contenu de la vidéo n’a pas été approuvé par les annonceurs. Aucune publicité n’apparaîtra pendant son visionnage et donc, aucun euro ne sera reversé à l’autrice. Bien sûr, il existe la vérification manuelle, qui consiste à faire appel de cette décision auprès des examinateur·rices de YouTube. “Parfois ça fonctionne, parfois non, assure Sophie Riche. Par exemple, l’une de mes dernières vidéos parle des poils – et pas du tout de sexualité – et a été démonétisée même après cette vérification.” Chloé témoigne, elle aussi, d’une démonétisation systématique, voire d’une “censure”. “Cela a été également le cas pour la vidéo où je présente ma bibliothèque !, poursuit-elle. C’est comme si ma chaîne avait été blacklistée.”
Charles Savreux, responsable communication de YouTube France, se défend de toute censure, arguant que “les consignes de monétisation décidées avec les annonceurs sont transparentes et accessibles à tous les créateurs et les créatrices”. Par ailleurs, il affirme que “les contenus non monétisés restent visibles et disponibles pour l’ensemble des utilisateurs et utilisatrices”, de la même manière que les contenus monétisés. Le responsable reconnaît cependant qu’il peut y avoir “des erreurs” et “un petit temps d’adaptation” dus au changement récent des règles de monétisation sur la plateforme. Il encourage alors les créatrices à faire usage de cette fameuse vérification manuelle…
Engager un dialogue
Face à ces règles strictes, Clémence, alias Clemity Jane (133 000 abonné·es), a décidé de désactiver l’option de monétisation et de miser sur un autre modèle économique. “Je ne vis que des partenariats que je mets en place moi-même, toute seule, avec les marques”, détaille celle dont l’une des dernières vidéos a été publiée en partenariat avec une maison d’édition. Même son de cloche chez Sophie Riche qui adapte, elle aussi, son modèle économique au contenu de ses vidéos : “Quand je parle de sexualité sur ma chaîne, je pars du principe que je vais être démonétisée et que, ce mois-ci, je vais devoir gagner de l’argent autrement.”
Pour aider l’ensemble de ces créatrices, le collectif Les Internettes avait lancé l’année dernière une campagne intitulée #MonCorpsSurYouTube pour engager un dialogue avec la plateforme. “La campagne est née de ce ras-le-bol de voir les créatrices non rémunérées à la hauteur de ce qu’elles faisaient, alors qu’elles parlent simplement des choses de la vie”, précise She Deraz, vice-présidente du collectif. “À la suite de cette campagne, on a réussi à engager un dialogue avec YouTube”, ajoute-t-elle. Selon elle, le vrai problème n’est pas la plateforme “mais les annonceurs”.
A l’image du sexisme ambiant
Un point de vue partagé par Marine Périn, journaliste derrière la chaîne Marinette – Femmes et féminisme, suivie par plus de 27 000 personnes : “YouTube n’est pas une plateforme militante, c’est une entreprise qui veut choyer les annonceurs et avoir du contenu qui les contente.” Pour elle, la perception des vidéos touchant de près ou de loin à la sexualité des femmes est à l’image du sexisme ambiant. “Quand les hommes disent ‘bite’, c’est drôle, quand c’est une femme, c’est vulgaire”, explique celle qui porte un regard pessimiste sur l’évolution de la situation, malgré la mise en place par YouTube France du programme #EllesFontYouTube, dont elle est d’ailleurs l’une des bénéficiaires.
She Deraz, elle, est plus optimiste : “Même si on a l’impression d’être dans une impasse, le changement sociétal va dans le bon sens et des marques se positionnent sur ces questions. Il ne faut pas se décourager par la démonétisation car ces créatrices et vidéastes entreprennent un travail essentiel, à l’origine de cette évolution sociétale.” Charles Savreux abonde dans ce sens et renvoie la balle aux annonceurs : “Il se peut qu’un jour nos règles évoluent sur certains aspects mais c’est un débat qui doit être mené plus largement.”
Alors pour accélérer la conversation, toutes les créatrices sont d’accord sur un point : il faut parler des corps des femmes, de sexualité féminine, soutenir ces contenus en ligne et ne jamais se taire. Sur YouTube comme ailleurs.
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Le Hors série Cheek x Les Inrocks « Plaisir féminin » sera disponible en kiosque à partir du 7 février