Face à la montée de l’antisémitisme en France et dans le monde, les voix commencent à s’élever. Pourtant, ceux qui en ont été les plus grandes victimes semblent rester dans l’ombre. Afin de ne pas oublier, nous avons rencontré Ginette Kolinka, rescapée des camps de concentration. A 94 ans, elle nous raconte son histoire.
« Ma mère est morte huit ans après mon retour, jamais elle ne m’a entendue parler des camps. » Rescapée des camps de concentration, Ginette Kolinka passera cinquante années de sa vie à taire ce qu’elle a vécu, de peur d’« embêter les gens ». Aujourd’hui pourtant, elle est devenue une incontournable passeuse d’histoire et de mémoire. Depuis près de quinze ans, elle se rend dans les établissements scolaires afin de témoigner devant les jeunes générations. Pour que l’on n’oublie pas, pour que l’on ne recommence pas.
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Pourtant, l’actualité de ces derniers jours nous laisse penser que l’antisémitisme est toujours là et qu’il est de plus en plus visible au sein de notre société. Deux arbres à la mémoire d’Ilan Halimi tronçonnés, le portrait de Simone Veil défiguré par des croix gammées, « JUDEN » [« JUIFS » en allemand, ndlr] tagué sur la vitrine d’un restaurant, Alain Finkielkraut insulté, cette nuit encore, un cimetière juif profané… En France, les actes antisémites ont augmenté de 74% en 2018, et 30% des 18-35 ans déclaraient, la même année, ne pas savoir qu’un génocide des juifs a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, le témoignage de ceux qui ont subit la haine des Juifs proférée par les nazis semble plus que jamais indispensable à entendre et à relayer, avant qu’ils ne soient plus là.
Dénoncés comme communistes
Jeudi 14 février, en début de soirée, Ginette Kolinka nous accueille dans son appartement parisien du XIe arrondissement. A 94 ans, Ginette fait partie des rares rescapés d’Auschwitz encore vivants aujourd’hui. Autour d’un verre de jus d’orange, les yeux constamment fermés comme si elle revivait chaque moment, elle entame le récit de sa vie pendant la guerre, avant qu’elle soit embarquée par la Gestapo : « J’avais 14 ans et je vivais très bien. J’étais jeune, j’avais un cousin qui travaillait dans une auberge de jeunesse donc on rencontrait souvent de nouvelles personnes et on partait en week-end avec nos sacs à dos. »
Née dans une famille juive non-pratiquante d’origine ukrainienne, elle est entourée de ses parents et de ses six frères et sœurs. Malgré les restrictions imposées aux Juifs à partir de 1940, ils restent à Paris et tentent de continuer à vivre. Jusqu’au jour où un dossier les dénonçant comme communistes est déposé à la préfecture de police. Ginette précise : « Les nazis avaient très peur des communistes car ils avaient peur de leur propagande et parce qu’il y avait beaucoup de résistants parmi eux. Donc quand ils pouvaient en épingler, ils ne se gênaient pas. » Avertis par un fonctionnaire, ils décident de fuir en zone libre.
Arrêtés sur dénonciation
Au mois de juillet 1942, ils prennent la direction d’Avignon. Là-bas, Ginette, son père et ses sœurs travaillent sur les marchés. Cela durera quelques mois. Jusqu’à cette matinée du 13 mars 1944. Alors qu’elle rentre chez elle pour le déjeuner, Ginette tombe nez-à-nez avec la Gestapo : elle et sa famille ont été dénoncés. Toutes les personnes qui étaient alors présentes – sauf sa mère, souffrante, restée à l’étage – sont arrêtées : Ginette, son père, son frère Gilbert âgé de 12 ans et son neveu George, qui a 14 ans. Emmenés dans la prison des Baumettes à Marseille, ils sont transférés dans le camp d’internement de Drancy quelques jours plus tard. Ils y resteront un mois.
Le 13 avril 1944 marque le début de l’horreur. Ginette et sa famille son déportés à Auschwitz II-Birkenau par le convoi n°71. Elle ne souhaite pas revenir sur ses conditions de détention. D’une part, parce qu’on la sent fatiguée et dépassée par le nombre de sollicitations qu’elle reçoit en ce moment pour témoigner. D’autre part, parce qu’elle estime qu’on sait déjà tout : « Je ne vais pas répéter qu’on se faisait cogner, je ne vais pas répéter qu’on ne mangeait pas, je ne vais pas répéter qu’on avait froid, vous savez tout ça ».
Simone Veil, sa « copine de camp »
A notre demande, elle nous raconte tout de même sa rencontre avec Simone Veil : « Le hasard a voulu qu’on travaille ensemble alors qu’il pleuvait des cordes. La kapo qui nous surveillait, qui avait la réputation d’être très dure, est tombée en extase devant Simone et nous a laissées nous mettre à l’abris dans un mirador. On s’est endormies dans les bras l’une de l’autre pour se réchauffer. Quand on est sorties, la kapo a donné des robes à Simone et lui a annoncé qu’elle la ferait changer de camp. Je n’ai jamais su pourquoi Simone m’en avait donné une alors qu’elle aurait pu la donner à sa mère ou sa sœur, je pense qu’elle l’a fait par gentillesse. Je n’ai passé qu’une heure avec elle parce qu’elle a tout suite changé de camp, mais je l’ai revue après, lorsqu’on a été rapatriées. »
En octobre 1944, elle est transférée dans le camp de Bergen-Belsen, en Allemagne, mais son calvaire est loin d’être terminé. Pourtant, elle relativise : « Les conditions étaient terribles, la nourriture se faisait encore plus rare qu’à Auschwitz, mais au moins, on n’était plus battus puisqu’il n’y avait plus de kapo ou de blokova et en plus, on ne travaillait pas. » Elle y reste environ trois mois, avant de partir en direction du camp de travail de Raghun, près de Leipzig, pour travailler dans une usine : « Il y avait les entrepôts et des baraques avec des lits – enfin ! – pour loger les ouvriers. La nourriture était encore rare mais de meilleure qualité, et nous étions habillés. »
De l’enfer des camps au « train de la mort »
En avril 1945, devant l’approche des alliés, elle est embarquée dans le camp de Theresienstadt en Tchécoslovaquie par le « train de la mort ». Pendant plus d’une semaine, elle vit un véritable enfer : « Le voyage, qui aurait normalement duré deux jours, a duré plus de huit jours. La vermine nous envahissait, nos robes grouillaient de poux. Naturellement, il y avait des morts tous les jours. » Elle témoigne alors de l’horreur de la situation et de l’état psychologique dans lequel elle se trouvait : « Certaines femmes du wagon étaient plus humaines que les autres et essayaient de rassembler les corps dans le fond du wagon. Moi, j’en avais une à côté de moi et je l’ai gardée jusqu’au bout. Elle me tombait sur l’épaule, je la redressais. Je pensais qu’il allait peut-être y avoir une distribution de nourriture et je voulais faire croire qu’elle dormait pour pouvoir récupérer sa part. Voilà comment j’étais. » Elle – ainsi que toutes les personnes qui se trouvaient dans le train – passeront finalement huit jours sans boire ni manger. A son arrivée en Tchécoslovaquie, elle est atteinte du typhus. Plus affaiblie que jamais, elle est hospitalisée jusqu’à son rapatriement à Lyon en mai 1945.
A son retour en France, Ginette est encore très malade. Elle pèse 28 kilos. Alors qu’elle attend d’obtenir un lit dans un hôpital de Lyon, elle raconte : « Un jour, une dame s’approche de moi, s’arrête devant moi et me reconnaît. Elle m’apprend que ma mère et mes sœurs n’ont pas été déportées et qu’elles ont récupéré l’appartement que nous avions à Paris. » Malgré son état de santé, elle décide alors de retourner à Paris.
Après un passage obligé à l’hôtel Lutecia – où toutes les personnes qui avaient été déportées devaient se rendre à leur retour –, elle prend un bus en direction de l’appartement familial : « Quand je suis rentrée, ma mère m’a ouvert et on est tombées dans les bras l’une de l’autre. Je ne sais plus si elle a pleuré ou pas, en tout cas moi je ne savais plus pleurer. » Elle raconte alors la manière dont elle a annoncé à sa mère la mort de son père et de son frère : « Elle m’a accompagnée sur le canapé parce que je ne tenais plus debout. Là, elle me dit ‘Demain, on doit me donner des nouvelles de papa et Gilbert’. Or, je savais qu’ils étaient morts puisque c’est moi qui leur avait dit de monter sur les camions et que je sais désormais que c’était pour aller aux chambres à gaz. Elle ne peut pas avoir de nouvelles, c’est faux, elle va attendre bêtement leur retour alors que je sais très bien qu’ils ne viendront pas. Alors, froidement, sans prendre de précautions, je lui dis, méchamment : ‘Tu ne risques pas d’avoir de leurs nouvelles, ils ont été gazés et on a brûlé leurs corps !’« Du remord, Ginette n’en éprouvera pas, ou du moins pas tout de suite. C’est en 1953, à la naissance de son fils – qui n’est autre que Richard Kolinka, le batteur du groupe Téléphone – qu’elle prend conscience des choses : « Le remord m’a assaillie, mais le mal était fait, pauvre maman… ».
Du silence au témoignage
Ginette est restée dans le silence pendant plus de cinquante ans. Elle ne voulait pas « embêter les autres » avec son histoire : « Ma mère est morte huit ans après mon retour, jamais elle ne m’a entendue parler des camps. Comment voulez-vous que je raconte à une mère, à une épouse, tous ce que les nazis nous ont fait subir alors que son mari, son fils, sa fille aînée et d’autres personnes de sa famille sont morts dans de telles conditions ? » Aujourd’hui, si elle est encore incapable de parler à ses proches, Ginette est devenue une véritable passeuse de mémoire en témoignant régulièrement dans les établissements scolaires « pour que ça ne se reproduise pas. Pour montrer où mène la haine. Pour leur démontrer qu’Hitler a fait tout ça par haine, la haine des Juifs ».
Face aux tristes événements qui font l’actualité de ces derniers jours, Ginette semble perdre espoir : « Ça fait peur. Ça fait mal au ventre. Qui sont ces gens-là ? Est-ce que ce sont vraiment des gens qui pensent ce qu’ils font ou seulement des jeunes idiots qui veulent se faire remarquer ? En attendant, ils font des actes qui sont dangereux. » Elle poursuit : « Ce ne sont pas des vieillards qui commettent des actes antisémites, mais des jeunes d’une vingtaine ou trentaine d’années. Pourtant, ça fait bien 25 ans que mes camarades et moi nous rendons dans les établissements pour parler. Ces personnes nous ont entendus. »
D’après elle, « on espère que les gens sont assez intelligents pour réfléchir et être ni antisémites, ni racistes, mais je crois qu’on se trompe beaucoup. Espérons tout de même que certains, persuadés du bien-fondé de mon discours, le répéteront autour d’eux. » Nous en sommes persuadés.
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