[Hors série Cheek x Les Inrocks – Plaisir féminin] Pour beaucoup de jeunes filles biberonnées à la pop culture, les chanteuses ont joué le rôle salvateur d’initiatrices au désir. Tour d’horizon de celles sans qui notre vie sexuelle n’aurait pas été tout à fait la même.
14 septembre 1984. L’Amérique puritaine de Ronald Reagan s’offusque, les chrétiens avalent leur hostie de travers, les hommes hétéros sont mi-choqués, mi-excités, et les jeunes filles ont une révélation. La chanteuse Louise Ciccone alias Madonna, 26 ans, a déjà un album à son actif, mais ce soir-là, elle va devenir une méga star. Elle se produit en effet aux MTV Video Music Awards à New York et y chante pour la toute première fois en live le single tiré de son prochain disque, Like a Virgin. L’histoire ? Une fille qui se sent toute neuve, “comme une vierge”, et prend un nouveau départ après une rupture difficile. Un récit d’émancipation que la pop star vit jusqu’au bout sur scène devant les yeux ébahis du public. Vêtue d’une robe de mariée en dentelle, elle entre au sommet d’un gâteau de cérémonie géant. Sur sa ceinture, l’inscription “Boy Toy” indique cependant que l’heure n’est pas au romantisme. Les petites filles qui rêvaient d’un mariage de princesse vont découvrir d’autres fantasmes bien moins avouables.
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Et Dieu créa la Madone
La scénographie n’était pas, selon l’intéressée, calculée. Madonna perd un escarpin, et pour le récupérer, telle une Cendrillon punk, elle s’assoit, puis s’allonge sur scène pour mimer langoureusement un acte sexuel. Dans cet abandon où sa voix gémissante évoque l’orgasme, elle laisse voir sa culotte et ses porte-jarretelles. A la fin de la prestation, son manager est livide et les conservateurs estiment qu’elle véhicule une image dégradante de la femme. Mais ce n’est rien face au sentiment vivifiant qui s’empare de milliers de jeunes filles du monde entier dont elle devient la nouvelle héroïne. Enfin une femme puissante qui assume son corps (musclé) et ses désirs devant le reste de la planète. L’instant est l’équivalent de ce qu’Elvis Presley réalisait dans les années 1950 avec ses déhanchés torrides qui révulsaient les bien-pensants : un mélange de féminité et de masculinité donnant lieu à un climax érotique.
La Madone ne s’arrêtera pas là. Si le Vatican et la police essaient de faire arrêter ses shows dans les années 1990 (elle risquera la prison), elle ne cessera d’évangéliser des hordes de jeunes filles en fleurs et de femmes à la sexualité endormie au girl power, à la connaissance de soi, à l’indépendance et au désir. La masturbation deviendra sa spécialité sur scène pendant le Blond Ambition Tour et le thème (caché) du tube Into the Groove. L’artiste affectionne aussi l’amour avec les femmes, avec plusieurs personnes à la fois, avec les garçons plus jeunes – avant même l’invention du terme “cougar” – et les danses lascives avec des amis gays. Comme l’a écrit l’autrice féministe Camille Paglia dans un célèbre article du New York Times en décembre 1990 : “Madonna est la vraie féministe. Elle révèle le puritanisme et l’idéologie suffocante du féminisme américain coincé dans une posture ‘d’adolescent geignard’. Madonna a appris aux jeunes filles à être pleinement femmes et sexuelles, tout en contrôlant totalement le reste de leur vie.”
Pour comprendre l’ampleur de cette révolution sexuelle, il faut se refaire le film de la musique populaire. En 1976, il y avait bien eu Blondie qui chantait sur X Offender l’attirance d’une prostituée pour le policier qui l’arrêtait et Patti Smith, en 1978, qui rappelait que la nuit appartenait aux amant·es dans Because the Night. Mais le champ de la pop restait un désert aride en matière de voix féminine chantant le désir des chairs. Sans parler des exemples dans le hard-rock qui cumule les clichés agressifs ni dans le rap où la femme n’est souvent qu’un objet twerkant, soumise au désir du MC, la pop masculine regorge de modèles peu stimulants pour les femmes. C’est l’homme qui décide quand, comment, où… La fille, docile groupie, occupe à peu près la place d’une plante verte, que l’on prend puis que l’on jette dans un schéma de sexisme ordinaire, de Bob Dylan aux Beatles en passant par les Rolling Stones qui parlent d’une jeune femme “sous leur joug” dans Under my Thumb. Même les plus androgynes comme Depeche Mode chantent des zombies qui amènent “les filles faciles” dans des coins sombres sur The Dead of Night. L’apogée sera atteint en 2013 avec le misogyne Blurred Lines de Robin Thicke, T. I. et Pharrell Williams et son inaudible “I know you want it”. Le refrain est sensiblement identique dans la chanson française où les morceaux sont écrits par des hommes. Et quand une femme telle Jane Birkin atteint l’orgasme, c’est Serge Gainsbourg qui dicte le tempo.
Porter la culotte
Face à ce torrent de chansons d’hommes pour les hommes, souvent hétéronormées et centrées sur le plaisir de la star mâle, difficile pour une jeune fille de trouver son point G. Il aura fallu que des amazones intrépides reprennent la leçon de Madonna à bras-le-corps pour faire passer le message. Au rayon indé, dans les années 1990, ce sont les rockeuses qui font le job. En 1992, PJ Harvey chante sans complexe sur Dry : “you leave me dry”. Kathleen Hanna de Bikini Kill est plus enjouée sur le titre Sugar, en 1993, aux paroles cash : “Oh baby, I want you/Your so fuckin’ big/Your so big and hard, You’ve got such a big cock”. Hole frappe un grand coup avec son Violet en 1994 : “You should learn when to go/You should learn how to say no”. Courtney Love y raconte l’histoire d’une femme puissante qui offre son corps avant de se refuser, rappelant l’importance du consentement. Toujours au registre des rockeuses en colère, Beth Ditto et Peaches ouvrent le champ des possibilités sexuelles en incluant les LGBTQI+.
La chanteuse de Gossip, grosse et ouvertement lesbienne n’hésite pas à poser nue dans la presse en imposant un autre érotisme, pas formaté. Et Peaches s’amuse sur scène avec des ceintures godes ou des barbes postiches et déclame : “Fuck the Pain Away”. Dans les héroïnes alternatives, on se délecte aussi de l’ode à l’onanisme Icicle de Tori Amos, en 1994. Elle y évoque une jeune fille qui se masturbe dans sa chambre alors que ses parents et des ami·es croyant·es attendent dans le salon : “And when my hand touches myself/I can finally rest my head (…) Getting off, Getting off/While they’re all downstairs.” Une situation que beaucoup d’ados ont dû vivre en écoutant cette chanson intimiste.
Mais pour l’opinion publique, l’heure est encore trop souvent au slut-shaming. Comme le résume Christina Aguilera dans son duo avec Lil Kim, Can’t Hold Us Down : “The guy gets all the glory the more he can score/While the girl can do the same yet you call her a whore.” C’est l’apparition de la chaîne MTV qui va étendre l’éveil sexuel initié par Madonna au niveau mainstream : l’interprète d’Express Yourself organise la passation de pouvoir vers une autre génération en embrassant Britney Spears et Christina Aguilera lors des MTV Video Music Awards de 2003. Le message d’émancipation sexuelle est désormais prêché par les stars de la pop et du r’n’b. Britney “Bitch” Spears donc (I’m A Slave 4 U, If U Seek Amy, Touch my Hand), J-Lo, Lady Gaga (Sexxx Dreams), Mariah Carey (Touch My Body), Katy Perry (I Kissed a Girl), TLC, Kylie Minogue, les Spice Girls (2 become 1), Pink (Fingers), Janet Jackson (Any Time, Any Place), Cassie (Me & U) ou encore Nicki Minaj n’hésitent pas à parler sans détour de sexe et à mettre en scène leurs désirs dans des clips chorégraphiés. L’image de la “bitch” sûre d’elle, conquérante et sans complexe qui revendique son droit au plaisir (avant celui de l’homme) s’impose.
L’inversion des rôles est ici jouée à outrance comme pour mieux éradiquer des schémas patriarcaux tenaces, et au passage, les schémas hétéronormés. En 2002, Missy Elliot chante une sexualité brutale sur Pussycat : “Pussy don’t fail me now/I gotta turn this nigga out/So he don’t want nobody else/But me and only”, tout en imposant un corps différent des archétypes dans ses vidéos. Quant à Miley Cyrus, elle est la première à s’affirmer pansexuelle dans la pop. En 2016, elle déclare au magazine Variety : “Je n’ai jamais vraiment aimé être une fille. Et être un garçon ne m’attirait pas vraiment. L’alphabet LGBTQ pourrait continuer pour toujours, mais il devrait inclure un P pour pansexuel.” Dans ses clips, elle impose une image très sexuelle teintée de culture queer (la coupe rasée “butch” et le slip de mec).
Les joies du féminisme pop
Néanmoins, les plus proches héritières de Madonna époque Erotica restent Beyoncé et Rihanna. Cette dernière laisse libre cours à ses nombreux fantasmes comme ceux, sadomaso, exposés sur le morceau S & M, en 2010 : “Now the pain is for pleasure/’Cause nothing can measure”. Elle n’hésite pas non plus à rappeler que le sexe avec elle est grandiose (Sex With Me, 2016) s’inscrivant ainsi dans une lignée de chansons vantardes chantées traditionnellement par les hommes. Enfin, elle met en scène une héroïne qui tue de sang-froid l’homme qui l’a violée dans le puissant Man Down, en 2010, dont le clip provoqua une vive polémique.
L’autre prof d’éducation sexuelle des millennials via YouTube et le streaming, c’est Beyoncé. Reine incontestée du féminisme pop, elle se fait appeler Madame Carter pour son Mrs Carter Show World Tour, mais c’est bien elle qui porte la culotte (en strass) dans le couple formé avec Jay-Z. Avec les Destiny’s Child, elle faisait déjà du girl power son arme de séduction massive (et un efficace argument de vente). Dans ses albums solos, elle peaufine le propos, exprimant de plus en plus ce dont elle a envie. Dans son album éponyme de 2013, elle se montre ainsi plus sexplicite que jamais. Sur la perle disco funk Blow, elle susurre : “Tu aimes quand c’est humide et moi aussi.” La chanson parle ouvertement d’un thème encore très peu abordé jusqu’ici par la pop : le cunnilingus. Queen Bey est tantôt énigmatique : “Peux-tu lécher mes Skittles, c’est plus doux au milieu, rose est le parfum, résous la devinette”, tantôt transparente : “Tu aimes lécher, alors je fais pareil, tu aimes lécher, alors je fais pareil/Je sais que tu ne perdras jamais une goutte/Je me demande parfois quel sentiment/Délicieux ce doit être d’être à ton goût.” Et tout le long du jeu, c’est elle qui tient les rênes : “Fais en sorte de m’attirer/Fais en sorte de me faire chanter/De me faire gémir.” Dans Rocket, issu du même album, elle continue la leçon de sensualité en expliquant étape par étape à son partenaire ce qu’elle aime qu’on lui fasse. La force de la pop star, c’est que le cours ne s’arrête pas là. Elle continue de faire passer des messages en interview, rappelant dès qu’elle le peut à celles et ceux qui en doutaient qu’on peut être féministe et se déhancher en micro-short. Dans le magazine gay Out d’avril 2014, un numéro spécial intitulé Power, elle met les choses au clair : “Il y a deux idées qui persistent quand on parle de sexualité. D’un côté, les hommes sont libres et, d’un autre, les femmes pas du tout. Cet état de fait est révoltant (…). C’est fou. Tu peux être une businesswoman, une mère, une artiste, une féministe, ce que tu veux, mais toujours être vue comme un objet du désir.”
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Ce message, les chanteuses actuelles semblent l’avoir pleinement intégré. A l’étranger, FKA Twigs chante désormais l’amour en solitaire, Cardi B joue les maîtresses femmes, Lizzo donne envie aux filles de s’aimer dans un esprit body positive et Janelle Monáe inspire en se déclarant pansexuelle. Les Françaises aussi prennent le micro pour chanter tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Chris veut être “lover” et pas simple “girlfriend” tandis qu’Angèle rêve d’une relation lesbienne dans Ta Reine. Le point d’orgue de cet inversement des rôles (la fille n’est plus le sujet désiré mais le sujet désirant) ? C’est Juliette Armanet qui casse son image de chanteuse sage avec une étonnante et chaude reprise de The Weeknd en français : Je te sens venir. Difficile face à tant d’audace et de finesse de rester de marbre.
Le Hors série Cheek x Les Inrocks « Plaisir féminin » sera disponible en kiosque à partir du 7 février
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