A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, la philosophe a choisi d’écrire un texte qui dénonce les dérives autoritaires du gouvernement.
Enfumer (verbe transitif)
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1. Remplir ou environner de fumée.
2. (Familier) Tromper par des mensonges.
Cela fait des mois que vous nous enfumez, à Notre-Dame-des-Landes et puis les samedis à Paris ; et depuis l’automne, partout en France, de Lille à Marseille, de Strasbourg à Fort-de-France ou Pointe-à-Pitre. Les canons à eau, les LBD, les matraques, les grenades de désencerclement, assourdissantes, les bombes lacrymogènes, tirées en cloche, à terre, à vue, à bout portant, avec leurs nuages qui étouffent, asphyxient, assourdissent, aveuglent, leurs éclats qui blessent, ensanglantent, mutilent, assassinent.
On n’ose imaginer la manne financière que représente le déploiement d’un tel exercice du pouvoir. La France, pionnière et leader de l’industrie de l’armement, a maintes fois violé les embargos sur la vente d’armes à certains Etats ; elle a également su s’aménager un marché intérieur : sa population est une niche sur laquelle écouler ses stocks d’armement létal invendus sur d’autres fronts.
Haro sur le peuple saturé d’emprunts, de centres commerciaux et de Black Fridays
Après les saltimbanques, les punks à chien, préférant, à vos rêves d’aéroport vivre au rythme du chant des oiseaux, construire des cabanes, des potagers et des bibliothèques dans les champs en sniffant de la chlorophylle, haro sur les pompiers, le personnel hospitalier, les égoutiers, les gaziers, les cheminots, les postiers, les dockers, les enseignants, les étudiants, les lycéens, les écologistes… haro sur le peuple saturé d’emprunts, de centres commerciaux et de Black Fridays.
Les départements et territoires d’outre-mer, les quartiers populaires, paupérisés, les campements de Roms, la traque des étrangers rendus illégaux ne suffisaient plus, le lobby de l’armement est tout aussi gourmand que celui des industries agroalimentaires, pétrochimiques, nucléaires, pharmaceutiques ou des banquiers…
Le gouvernement punitif, la brutalité obsessionnelle que chaque jour vous incarnez un peu plus éclairent d’un sens nouveau ce que vous entendez par “Etat de droit” : vous parlez de la défense de vos privilèges, de vos intérêts et de ceux qui vous ont portés au pouvoir.
Le 20 janvier 2020, dans le dernier rapport sur les inégalités d’Oxfam, on peut lire que 2 153 milliardaires détiennent plus d’argent que 60 % de la population mondiale. Il est instructif d’y lire qu’en France on compte 41 milliardaires, soit quatre fois plus qu’après la crise de 2008, l’équivalent d’une hausse des fortunes de 34,8 % depuis la fin 2018, soit 69 milliards d’euros. La même année, 400 000 personnes en France ont basculé dans la pauvreté. Les inégalités connaissent la plus forte progression depuis 2010 : on compte 9,8 millions de pauvres dans le pays.
Votre obstination viriliste est un hoquet nauséeux de l’histoire politique
Vos laïus offusqués de gardiens de la démocratie sont un écran de fumée à l’indifférence crasse envers celles et ceux que vous sermonnez en termes de “délinquants”, de “fainéants” ou de “profiteurs”, d’“hystériques” ou d’“ultraviolents”, de “gens” qui ne comprennent rien, ne se maîtrisent pas, se laissent emporter par leurs émotions, se victimisent, s’arc-boutent sur leurs privilèges d’un autre temps…
Votre obstination viriliste – parfaitement figurée par vos gardes du corps, vos barbouzes et voltigeurs nouvelle génération – est un hoquet nauséeux de l’histoire politique, une mise en pratique grossière de vos cours de management du capital humain.
A force d’inhaler du 2-chlorobenzylidène malonitrile, la petite classe moyenne majoritairement blanche est pourtant sortie de sa torpeur idéologique. D’après le baromètre Edelman 2020, paru le 21 janvier dernier dans le Huffpost, le capitalisme ne fait plus rêver.
Depuis vingt ans, à partir d’une enquête dans 28 pays dans le monde et auprès de 34 000 salariés, pour la première fois, en 2019, 56 % des personnes interrogées estiment que le capitalisme apporte plus de mal que de bien… On ne parle pas de peur irrationnelle de l’avenir, d’incompréhension, de manque d’information, de “pouvoir d’achat” ou d’esprit d’entreprise… En effet, on parle bien du devenir de la démocratie elle-même.
Le roi est nu, mieux vaut alors ne pas toucher aux pensions de retraite de la police et de l’armée.
Les “vraies gens”, comme vous aimiez à les désigner, ont cessé de regarder le 20 heures ou de partager sur les réseaux sociaux des photos de vacances qu’ils ne peuvent plus s’offrir : en lieu et place, la réalité qu’elles et ils vivent s’apparente à la chronique sidérante de vos exactions policières, sociales, écologiques, intellectuelles et culturelles.
Enfumez qui vous voulez sur la violence intolérable des coupures de courant des syndicalistes, quand vous coupez le courant à 519 000 foyers par an pour impayés ; sur les baisses du chômage quand des millions de personnes sont radiées, confrontées à Pôle emploi, cette institution devenue kafkaïenne ; sur la pénibilité au travail quand des ouvriers meurent chaque année sur les chantiers, des infirmières d’épuisement, quand des salarié·es, des fonctionnaires ou des directrices d’école se suicident.
En Belgique, en Angleterre, en Italie ou ailleurs en Europe, tous les yeux sont rivés sur l’issue du conflit social en France en connaissance
Enfumez qui vous pouvez quand vous évoquez les déficits et la dette publique, quand vous organisez l’évasion fiscale de 100 milliards d’euros par an (en faveur des Gafa – ndlr), quand vous exonérez d’impôts les grandes fortunes, les grandes entreprises ou encore le commerce de l’huile de palme… quand vous offrez un marché de morts-vivants endettés jusqu’au cou aux fonds de pension. Glosez encore sur la qualité de vie en… 2040, quand vous interdirez le plastique.
Vous abattez la contestation sociale massive à laquelle vous ne pouviez de toute façon échapper, comme un mari violent qui tabasse sa femme, tout en enfumant “le reste du monde” pour qui vous êtes un homme charmant, bourré de talent, bon mari, bon père de famille, toujours le sourire et un petit mot gentil autour du barbecue dominical entre amis… ou une poignée de journalistes patentés complaisants.
Pourtant, en Belgique, en Angleterre, en Italie ou ailleurs en Europe, tous les yeux sont rivés sur l’issue du conflit social en France en connaissance de cause des saccages de la privatisation des transports, de l’éducation et de la culture, de l’accès aux soins, de l’assurance chômage et de la retraite ; de ce que signifie vivre sous le commandement du néolibéralisme et de son pendant : un Etat autoritaire.
Un vent souffle sur Paris, Santiago, Beyrouth, Hong Kong, Alger… Partout, les manifestations se répondent, les résistances entrent en écho, se rendent hommage, pensent, inventent des possibles et fabriquent des mondes, retissent des liens et réapprennent à prendre soin du commun, à prendre soin de nos vies, mais aussi à ériger des barricades, à faire corps, à trouver de nouvelles armes, à mettre de nouvelles armures et à se battre.
Dernier livre paru Se défendre – Une philosophie de la violence (La Découverte)
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