A l’occasion de notre numéro spécial ”Comment ça va, la France ?”, la comédienne évoque le fossé grandissant qui sépare le gouvernement des manifestants.
Quel regard portez-vous sur l’état de la France ?
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Ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu une expression aussi forte de ce que l’on appelait avant les “classes laborieuses”. Elles se sont soulevées, ont retrouvé leur dignité dans ce mouvement – car ce sont des classes qui ont une immense dignité. Et en face de ça, j’ai l’impression que toute une bande de gens s’en fout – et c’est en cela qu’ils ne sont pas politiques. C’est comme s’ils étaient au gouvernement non pas pour essayer de penser le futur d’un pays, mais pour essayer de mettre en place le néolibéralisme dans toute son amplitude.
Il n’est plus question de la France : il est question de mettre en place des choses qui vont aider le capitalisme à se régénérer. Aucun parti politique de gauche aujourd’hui n’est véritablement crédible. Je ne dis pas qu’ils ne cherchent pas, mais tout s’est tellement émietté depuis vingt ans que leur parole est dispersée, tout comme la parole de la rue, des classes populaires. Des gens crèvent la dalle. Le gouvernement sait-il ce que ça veut dire pour les gens, de faire deux mois de grève ? De ne pas avoir d’argent ? Au fond, ce n’est pas leur problème, ils s’en foutent.
Il y a une sorte de fossé, d’abîme qu’ils ont réussi à construire. Il y a ceux d’en haut, qui vivent entre eux, parlent entre eux, avec leur langage à eux ; et puis il y a les autres, qu’on regarde la plupart du temps d’en haut, et qu’on essaye la plupart du temps de faire passer pour des voyous. Je ne sais pas lesquels sont les voyous. Quelqu’un qui marche dans la rue, qui crie des slogans, et qui a une parole non-policée, est-ce un voyou ? C’est un peu ce que j’ai l’impression d’entendre.
Vous dites que Macron et son gouvernement ne sont “pas politiques”. Vous voulez dire qu’ils ne sont plus ni de droite ni de gauche ?
Bien sûr ! Ils sont juste des agents du néolibéralisme. Quand j’étais môme, des batailles se menaient contre les gens de droite, qui avaient eux-mêmes un certain statut, une manière de fonctionner, un langage qui leur appartenait, tout comme les gens de gauche. C’est fini, ça. Si vous regardez bien, même pour les municipales, tout le monde se mélange. On est dans le grand n’importe quoi, le confusionnisme.
Avez-vous été surprise par la force du mouvement, malgré l’absence d’organisations de gauche fortes, et de vision structurée de l’avenir ?
Oui, j’ai été très respectueusement surprise. Ça raconte l’état dans lequel sont les gens. Ce n’est pas rien d’affronter le fait que cette réforme survienne, comme par hasard, juste avant les fêtes de Noël. Les pauvres n’ont pas pu, à cause d’autres pauvres, aller acheter leurs cadeaux de pauvres pour faire un Noël de pauvres. Mais les gars et les filles ont tenu.
Des gens se sont levés, des profs, du personnel médical… Comment ne pas avoir de respect pour tous ces gens-là ? Le personnel médical est en grève depuis des mois mais continue à soigner les gens, parce qu’ils ont une conscience professionnelle incroyable. Moi, quand j’étais jeune, j’ai accouché à l’hôpital parce que c’était l’endroit où j’étais sûre d’être bien soignée. Mes enfants vont peut-être accoucher dans une clinique, parce que les filles se disent qu’elles seront mieux suivies. Vous ne trouvez pas ça grave ? Moi je trouve ça d’une gravité absolument épouvantable.
“Tout s’est émietté depuis vingt ans”
Dans Gloria Mundi, la société représentée par Robert Guédiguian est divisée, résignée, abattue, c’est le règne du chacun pour soi. Vous jouez d’ailleurs une casseuse de grève…
Gloria Mundi est un cri d’alerte. Mais il faut être très bienveillant avec ceux qui ne font pas la grève, car bien souvent ils ne le peuvent pas, parce qu’ils sont dans la survie. La bienveillance existe encore dans les milieux populaires, mais on essaye aussi de la tuer. C’est pour ça que je dis que tout s’est émietté depuis vingt ans. Peut-être que le personnage que je joue, il y a vingt ans, serait arrivé à faire passer des valeurs à ses propres enfants. Pour moi, les deux filles et leurs maris dans le film sont des gens perdus. Ils ne sont pas responsables de ça, mais ils sont le produit du néolibéralisme.
Robert Guédiguian a voulu illustrer le fait que le discours des dominants est désormais soutenu par des dominés. Ce mouvement prouve-t-il qu’on peut résister à cette pente ?
Je suis très heureuse de vous dire que j’espère que oui. Les images qui ressortent de ce mouvement de grève sont enthousiasmantes. Quand des filles en tutu se mettent à danser devant l’Opéra de Paris, ça ne s’est jamais fait ! Quand un orchestre se met à jouer devant l’Opéra de Paris, ce n’est pas rien.
Quand le chœur de Radio France se met à chanter pendant les vœux de sa présidente, ce n’est pas rien. C’est sublimissime. Et ils s’en vont en dignité, sans faire n’importe quoi. C’est cette pauvre dame qui doit se sentir très mal à ce moment-là. Et si elle ne se sent pas mal, je la plains vraiment, parce qu’elle a une vie de merde.
Qu’est-ce qui vous fait rêver aujourd’hui ?
Les mêmes choses qu’il y a quarante ans. Je fais un spectacle en ce moment avec Didier Bezace sur Aragon et Elsa Triolet, et je suis toujours frappée que tant de gens viennent écouter de la poésie. Si les gens le font, ça veut dire que ça respire encore. Et que tant que ça respirera, je respirerai avec. Guédiguian cite souvent Mao Tsé-Toung qui disait que l’artiste est “celui qui est un pas avant les autres”. Juste un pas. Quand les filles dansent devant l’Opéra de Paris, c’est ça qu’elles font, c’est ça qu’elles disent. L’art vous aide à vous sentir moins seul. Or nous sommes dans des temps de solitude épouvantables.
Actuellement sur scène dans Il y aura la jeunesse d’aimer
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