Virginie Linhart raconte sa relation avec sa mère – libre comme on pouvait l’être dans les années 1970 – et son propre vécu de femme ayant élevé seule sa fille. Et interroge ainsi la notion de transmission de mère en fille.
« La parole, quand j’étais enfant, était politique. On ne nous expliquait rien. Les adultes autour de nous étaient tous de bons théoriciens, mais la parole n’était pas un outil de transmission. »
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C’est en fin d’interview que Virginie Linhart a dit cela, nous laissant mesurer tout le chemin parcouru pour parvenir à écrire le texte autobiographique qu’elle publie aujourd’hui. Dans ce récit intime, elle raconte qu’il y a vingt ans elle a mis au monde, seule, une petite fille.
Tenter d’analyser sa situation d’alors l’a conduite à revenir sur sa propre enfance, passée aux côtés d’une mère à la personnalité complexe qui lui a apporté beaucoup de choses, sauf le moindre sentiment de sécurité.
Virginie Linhart est une documentariste et essayiste reconnue. Dire qu’elle est la fille du philosophe Robert Linhart n’est pas une simple anecdote biographique, car la vie et les engagements politiques de son père ont marqué son propre parcours professionnel. Robert Linhart, fondateur de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC-ML), est une des grandes figures de 68.
En 1978 il a publié L’Etabli (Minuit), dans lequel il racontait son expérience d’intellectuel parti travailler chez Citroën. De tout cela, Virginie Linhart a déjà parlé. Il y a eu un documentaire intitulé 68, mes parents et moi (2008) et deux livres : Volontaires pour l’usine (Seuil, 1994) et surtout le très beau Le jour où mon père s’est tu (Seuil, 2008).
Elle y interviewait des enfants de soixante-huitards, partageait sa propre expérience et interrogeait en particulier un événement traumatique. En 1981, après une tentative de suicide, son père s’est muré dans le silence. Une question d’absence de parole, encore et toujours.
Linhart parle vite, s’explique, raconte, déborde
On la rencontre chez son éditeur, Flammarion, et l’émotion est palpable. Linhart parle vite, s’explique, raconte, déborde, toute à la peur, semble-t-il, qu’on ne la comprenne pas, ou qu’on interprète mal ses paroles.
« Ça va ? Je ne suis pas trop confuse ? », demande-t-elle régulièrement. Rien de confus pourtant dans le propos extrêmement réfléchi de cette intellectuelle qui a décidé d’aborder l’histoire de sa vie d’un point de vue intime. Une première pour elle.
« Je suis documentariste, explique-t-elle. En général j’enquête, je pars du collectif pour tirer un fil individuel. Dans Le jour où mon père s’est tu, j’ai écouté les souvenirs d’enfants de révolutionnaires. A travers leurs récits de joie et de souffrance, j’ai réussi à retrouver ma propre enfance. Ici, pas du tout. Pour la première fois, j’ai eu envie d’assumer pleinement le ‘je’. Je ne suis pas allée voir des femmes de ma génération qui ont été élevées par des féministes. »
Au départ, il y a eu l’envie de parler de la façon dont la société regarde une femme qui fait un bébé toute seule. Une expérience qu’elle a vécue il y a vingt ans, à la naissance de sa fille. « Je me suis plus sentie dans un roman de Maupassant que dans un film d’Agnès Varda », confie-t-elle amusée. Car la liberté des années 1970, qu’elle avait connue enfant, avait laissé place à une ambiance plus moralisatrice. « J’étais sidérée. Je n’avais pas été élevée comme ça et je n’avais pas mesuré à quel point la société avait changé. »
Une jeune femme abandonnée par l’homme qu’elle aime
Le livre part d’une réflexion d’ordre politique, donc, mais pas seulement. Linhart confie avant tout le souvenir poignant d’une jeune femme abandonnée par l’homme qu’elle aime, qui attend des jumeaux mais va perdre un des fœtus, puis se retrouve seule avec un bébé sans pouvoir compter sur un quelconque soutien familial, une jeune femme à la fois dépassée, débordée et courageuse.
Parce qu’elle s’est demandé comment elle avait pu se retrouver dans une situation aussi précaire et pourquoi elle avait désiré devenir mère contre l’avis du père, Virginie Linhart a entrevu que tout n’était pas dû au hasard. Alors elle a commencé à travailler sur son enfance, et sur la relation qu’elle avait eue avec sa mère.
Ce récit intime est construit avec toute la rigueur que cette titulaire d’un doctorat en science politique accorde à ses documentaires. Il ne s’agit pas d’un simple témoignage impressionniste. Linhart creuse son histoire, aligne et analyse des faits. Son livre, passionnant, est d’une grande sobriété car jamais elle ne tombe dans l’auto-apitoiement ni dans la rancœur. Elle estime d’ailleurs qu’il lui aurait été impossible de le penser sans cela : « On ne peut écrire librement quand on est dans le règlement de comptes. »
Le portrait qu’elle dresse de sa mère est fascinant autant qu’inquiétant. Elle décrit une femme engagée et responsable, qui reprend ses études et les réussit brillamment tout en élevant seule ses deux enfants, Virginie Linhart et son petit frère. Une femme qui milite au MLF, belle, gaie, qui fait constamment la fête et organise des vacances inoubliables dans des maisons pleines de gens intéressants.
“Maman me l’a expliqué : elle ne veut plus de contraintes, elle ne supporte plus aucune lourdeur”
Mais Linhart décrit aussi un mode de vie qui peut se révéler destructeur. Elle se souvient de son angoisse quand sa mère va habiter chez une amie, laissant ses deux enfants de 13 et 17 ans se débrouiller : « Entre deux coupes de champagne, maman me l’a expliqué : elle ne veut plus de contraintes, elle ne supporte plus aucune lourdeur, elle veut vivre comme elle le souhaite, au rythme qui lui plaît », écrit Linhart.
Un aspect de cette éducation, très bien analysé par Linhart, nous intéresse particulièrement en cette rentrée d’hiver 2020 marquée par le livre de Vanessa Springora, Le Consentement. C’est la façon dont cette mère brise les barrières entre les générations, dans une apparente insouciance.
Lorsqu’elle organise de grandes fêtes où sont invités autant ses amis que ceux de sa fille adolescente, lorsqu’elle mêle les conquêtes et les amants d’âges différents. « Ne pas savoir séparer les choses et tout mélanger est un trait de cette génération, explique Linhart. On ne portait pas attention aux enfants comme on le fait maintenant, et en même temps ils étaient toujours là. Cela a pu produire des désastres.”
“J’ai lu le livre de Springora. Elle rencontre Matzneff à une soirée et elle est fascinée. Les conditions de la rencontre, je les vois comme si j’y étais. » En quelques mots lapidaires, Linhart résume : « On supposait que nous étions assez matures pour nous débrouiller et parfois on le supposait un peu trop. Les adultes s’adressaient à nous comme si nous étions des adultes, sans précautions, ça allait avec tout le reste. »
« J’ai tenté de réfléchir à ce que cela signifie, être un survivant”
Tous ces souvenirs enfouis, Virginie Linhart les analyse, mais une autre histoire plane sur ces pages, une clef supplémentaire pour comprendre son parcours. C’est la Shoah, traumatisme qui a marqué l’héritage paternel. Des grands-parents cachés en zone libre, une famille restée en Pologne décimée par les nazis, Linhart aujourd’hui affronte la douleur et analyse ses conséquences dans sa vie.
« J’ai tenté de réfléchir à ce que cela signifie, être un survivant, de quelle manière ça a pesé dans mon destin de femme seule. Je n’ai jamais demandé d’aide ni osé me plaindre. Car il y a quelque chose que mon père m’avait appris : on ne va pas à la police, on ne porte jamais plainte, parce qu’on ne sait pas ce qu’il peut se passer. »
De la Shoah, Virginie Linhart se souvient aussi qu’on n’en parlait pas dans son enfance, et cet héritage du traumatisme, elle explique comment il s’est transmis dans le silence. Revenant explorer, encore et toujours, les mêmes questionnements autour de l’absence de transmission et de parole.
L’Effet maternel (Flammarion), 224 p., 19 €, sortie le 12 février
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