Dans ce livre autobiographique, Patrick Roegiers conte son enfance terriblement malheureuse et ses parents atrocement ordinaires.
Familles, je vous hais. C’est la base d’un accord tacite et partageable entre l’auteur Patrick Roegiers et son lecteur. Parents, vous méritez plus que de la haine, c’est la suite du contrat, avec des petites lignes qui enflent jusqu’à l’explosion, tel un carnage exponentiel à prendre ou à laisser. On prend.
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La Vie de famille n’est pas une autobiographie mais un torrent de boue. Et quand il n’y a pas assez de boue, Roegiers fouille la lie de la mémoire pour y arracher de nouvelles caillasses à balancer sur ses géniteurs. Le père ? “Un con, un minable, un pleutre…” La mère ? “Une affreuse araignée, une méchante.” Autrement dit : “Si j’étais une femme, je ne serais pas follement amoureuse de mon père” ; “Si j’étais un homme, je ne serais pas fou de ma mère.”
Rien à garder de ces parents honnis tous deux décédés ?
Pourquoi tant de haine ? “J’ai des souvenirs mais ils ne sont pas bons.” Lesquels ? L’opération d’un abcès au coude avec une aiguille à tricoter chauffée à blanc par une maman tortionnaire et qui, on le suppose, en jouit. La mise au cachot dans un grenier par le père, “parce que je suis trop infernal”, concède le narrateur. Par le fait, Roegiers le jeune passe beaucoup de temps à se rouler par terre, habité d’une colère, fatalement homérique, donc ancestrale : “Dès avant ma naissance, je m’y adonne tout entier, des pieds à la tête, de tout mon cœur.” Et surtout crier : “Crier est une manière d’être. C’est à peu près le même mot qu’écrire.”
Dès lors, on comprend sans l’approuver que le 22 septembre 1967, jour de ses 20 ans, les parents de l’infernal Patrick appellent les flics pour qu’ils le délogent de l’appartement familial. « Foutez-le dehors. Il se débrouillera tout seul », dit la mère. Se débrouiller, c’est écrire, pour crier d’une façon plus silencieuse mais pas moins assassine.
Le mythe de l’enfance comme paradis perdu dont il faudrait avoir la nostalgie
Un début de nausée pointe à encaisser tant d’outrances. Mais Roegiers a prévu ce « trop c’est trop ! », lorsque soudain, alors qu’on ne lui a rien demandé, il fait parler son lecteur : “Enfin, c’est incroyable ce que vous pensez d’eux. Vous le pensez vraiment ? Et de quel droit pensez-vous ça ? Moi, je vous le dis sans tourner autour du pot, on n’a pas le droit de penser ça et encore moins de l’écrire. Ça ne se fait pas.” Si, ça se fait, et c’est reparti pour un festival de castagnes à s’y fracasser les poings avec un acharnement si excessif qu’il vire à l’humour.
Rien à garder de ces parents honnis tous deux décédés ? Le sauvetage post mortem n’est pas la passion de Patrick Roegiers, qui estime cependant que, sous la terrifiante transparence de ses parents – le sourire polaire de la mère, la bonhomie atone du père –, perce une débâcle somme toute touchante : deux vies consciencieusement ratées. Ce qui expliquerait, ô stupeur de première minute, la dédicace du récit : “A mes parents.”
Deux bénéfices majeurs à cette mise à sac. Le mythe de l’enfance comme paradis perdu dont il faudrait avoir la nostalgie. La fable du roman familial comme valeur refuge tandis qu’alentour le monde fait rage. Tout de bruit et de fureur, Patrick Roegiers choisit le camp de la tempête et de l’avalanche plutôt que celui du havre de paix. Ce qui en général donne d’excellents livres.
La Vie de famille (Grasset), 192 p., 16,50 € Lire un extrait
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