Quand l’usine General Motors de Janesville ferme, ses milliers d’ouvriers sont mis à la rue. Amy Goldstein, journaliste du Washington Post, signe un grand livre sur les victimes de la crise de 2008.
Les journalistes ne serviraient plus à grand-chose, déconnectés qu’ils seraient de la réalité ; ils ne comprendraient plus le peuple ni cette majorité de la classe ouvrière qui vote pour l’extrême droite. Contre cette opinion, de plus en plus populaire depuis le surgissement de phénomènes aussi imprévus que l’élection de Trump outre-Atlantique ou les Gilets jaunes ici, la lecture de Janesville d’Amy Goldstein peut être salutaire. Son auteure est l’une des plumes les plus respectées du Washington Post, Prix Pulitzer 2002.
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De Wall Street à Janesville
L’idée remonte à la crise des subprimes, qui mit le pays à genoux il y a onze ans. Tandis que les pages économiques des journaux se focalisent sur la façon dont la classe politique réagit, elle décide d’enquêter sur les premières victimes du phénomène : les ouvriers licenciés en masse et ce que les délires de Wall Street leur ont fait subir. Elle choisit la mythique General Motors Factory de Janesville, Wisconsin, où l’activité a cessé brusquement fin 2008, laissant des milliers de travailleurs sur le carreau.
Sur place, elle va d’abord voir le gigantesque bâtiment, “désormais verrouillé derrière un périmètre de chaînes. Le logo commence à rouiller (…) Derrière, la nature a repris ses droits sur une étendue où des rangées de 4×4 scintillants stationnaient avant d’être expédiés ailleurs – ce sont des champs désormais, les arbustes poussent partout.” Elle tâche ensuite de saisir comment le drame s’est répercuté dans la population, rencontre les employés licenciés, leurs familles, les figures politiques, syndicales et religieuses de la ville. Ces protagonistes sont présentés en quelques lignes en préambule de l’ouvrage, comme les personnages d’une tragédie classique.
Des vies humaines touchées
Pendant six ans, elle suivra de près plusieurs familles, chacune incarnant un choix différent face à la crise, une façon distincte de réagir aux événements. Jerad Whiteaker, employé treize ans à l’usine d’assemblage, refuse la mutation qu’on lui propose à des milliers de kilomètres : que deviendraient sa femme Tammy et leurs jumelles ? Chez les Vaughn, on est ouvrier et syndiqué à chaque génération. Mike est même le président local du plus grand syndicat de cette branche, tout comme son père Dave le fut avant lui. Une scène bouleversante montre le fils honteux avouant au père qu’il accepte de travailler pour “l’ennemi”, le patronat, car c’est la seule solution pour mettre sa famille à l’abri du besoin.
Ils vivent dans l’attente d’une réouverture, qui ne vient pas. Le mot “communauté” prend alors tout son sens
Au fil du livre, le cauchemar se fait de plus en plus suffocant. Les années passent, pourtant l’usine reste fermée. Les habitants ne peuvent y croire, leur entreprise ayant toujours, tel le phénix, su renaître de ses cendres. “Passer à autre chose serait pour eux une hérésie, écrit Goldstein, ce serait trahir l’histoire de Janesville”, celle glorieuse de leurs ancêtres, de ces droits acquis par la grève. Nombre d’entre eux refusent donc d’abandonner la seule chose qu’ils savent faire, qui est aussi leur identité. Ils vivent dans l’attente d’une réouverture, qui ne vient pas. Le mot “communauté” prend alors tout son sens, l’entraide se mettant en place quand la débrouille relève sinon de la survie.
Une écriture d’une grande justesse
Goldstein a la précision, la rigueur, l’objectivité du grand journalisme. Elle développe aussi une façon bien particulière de toucher au cœur même du drame : en décrivant avec beaucoup de justesse les sentiments et ressentiments que la situation provoque chez les uns et les autres. Loin de se complaire pour autant dans un misérabilisme vendeur, elle s’efforce de dire le plus avec le moins d’effets possible, par pudeur, respect pour ces femmes et hommes pris au dépourvu. Un art de la litote, des formules comme : “Désormais, dans moins de vingt-quatre heures, il travaillera dans une usine GM qu’il n’a jamais vue, située dans une ville qu’il n’a jamais visitée. Il n’existe rien qu’il ait moins envie de faire, rien qu’il aurait davantage besoin de faire.”
C’est bien l’American Dream qui est laissé sur le bord de la route avec la débâcle General Motors, cette “foi américaine en la capacité de se réinventer” que cite l’auteure.
Cette “histoire américaine” comme l’indique le sous-titre est enfin, aussi, écrite comme un roman. Son auteure fait appel à son imagination, se projette dans la psyché de ses personnages, décrit les événements de leur point de vue. Au sujet de Paul Ryan, figure du Parti républicain très concerné par le sort de sa ville natale, elle écrit : “La Janesville où il rentre toutes les semaines est un endroit où, enfant, il ne prenait pas la peine de mettre un antivol à son vélo.” C’est bien l’American Dream qui est laissé sur le bord de la route avec la débâcle General Motors, cette “foi américaine en la capacité de se réinventer” que cite l’auteure. Une foi qui se meurt à petit feu à force d’espérance vaine, de diplômes ou de réinsertion ne débouchant sur rien.
Janesville, une histoire américaine (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aurélie Tronchet, 336 p., 23 €
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