« The College Dropout », premier album de Kanye West et manifeste rap fondateur, fête cette année ses quinze ans. L’occasion de revenir sur la discographie du kid de Chicago.
C’est toujours le même cirque. Chaque annonce d’un nouvel album de Kanye West charrie son lot de controverses, d’indignations, d’outrances et de sorties médiatiques fracassantes. Et tout le monde de tomber à chaque fois dans le panneau : Kanye West, artiste total ou escroc ? Génie ou demeuré ? Prophète ou pervers narcissique ? Autant de questions devenues aussi vaines au sujet d’un type ne faisant plus depuis longtemps de distinction entre ses pulsions créatrices les plus primaires et qui met sur le même plan design de paires de pompes, mise en scène de soi et création musicale : « I feel like Pablo when I’m working on my shoes / I feel like Pablo when I see me on the news« , lâchait-t-il ainsi sur No More Parties in L.A., l’un des morceaux phares de sa période post-cubisme (sic) sur The Life of Pablo.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Kanye est donc un mythe contemporain, une forme agissante, se posant à la fois aux avant-gardes et en miroir déformant, parfois grotesque, des mutations de l’entertainment et de la pop-culture. En roue libre depuis un mois sur Twitter, il n’en demeure pas moins l’un des artistes les plus fascinants de l’époque. Pour bien s’en rendre compte, revenons en détails sur l’une des discographies les plus complètes de la musique populaire contemporaine.
7 – Graduation – 2007
Ce devait être le combat du siècle, sorte de relecture en version rap U.S. du match Blur contre Oasis du milieu des années 90. Rolling Stone en faisait même sa couverture le 6 septembre 2007, titrant : « Showdown! 50 Cent vs Kanye West, who will be the king of hip-hop? ». Cinq jours plus tard, le 11 septembre, c’est Yeezy qui remporte la mise : Graduation, son troisième album, se classe directement en tête des ventes et laisse le Curtis de Fifty- et l’idée du gangsta rap par la même occasion – sur le carreau. Kanye fait ainsi définitivement entrer le rap dans les stades en braquant la pop-culture, avec un album qui s’éloigne des influences soul des premiers temps, pour mieux se tourner vers des sonorités plus synthétiques, voire carrément expérimentales lorsque, génie total, il sample Sing Swan Song de Can sur Drunk and Hot Girls. Graduation est un Everest qui aurait pu donner le vertige à Kanye, dont l’objectif avait toujours été jusqu’ici d’être numéro un. Heureusement, Yeezy avait aussi d’autres ambitions.
6 – The College Dropout – 2004
Sur Last Call, dernier morceau de l’album sur lequel Kanye parle de sa trajectoire de simple beatmaker à MC respecté, on peut entendre Jay-Z balancer dans un éclat de rire : « Fuck you, Kanye, first and foremost, for making me do this shit. Motherfucker ». Il se marre, mais qu’aurait-il dit à l’époque s’il avait su que le kid de Chicago le pousserait à faire un disque aussi baroque et audacieux que Watch the Throne quelques années plus tard ? Vu du ciel de 2018, le premier album de Kanye West dit déjà tout de son potentiel subversif et du besoin vital qu’il a de bousculer les codes, de s’exalter et de sortir de tous les carcans du « rap game ». Très peu d’albums ont été aussi enthousiaste, généreux, juvénile et hors-norme que The College Dropout, manifeste annonciateur de toutes ses pulsions créatrices à venir.
>>A lire aussi : On a classé les albums des Arctic Monkeys, du pire au meilleur
5 – Late Registration – 2005
Un an à peine après la sortie de The College Dropout, Kanye ajoute une pierre à l’édifice de sa future trilogie étudiante et anticipe sa remise de diplôme avec We Major, track d’anthologie de plus de sept minutes, sur lequel Nas et Really Doe assistent impuissants à la montée en puissance d’un Kanye West en feu : « Can I talk my suit again?! Can I talk my suit again?! », intervient-il, alors que l’on pensait le morceau terminé. Confortablement installé dans les fauteuils de Roc-A-Fella records, Yeezy est sur le point de faire basculer la famille hip-hop dans une toute autre histoire. Il invite Adam Levine, révèle au grand jour le potentiel de ce génie brisé de Lupe Fiasco, laisse Common rapper seul sur My Way Home, claque le lucide et radical Crack Music aux côtés de The Game et reprend le thème de Diamonds are Forever avec Jay-Z, sur des productions taillées comme des gemmes. Late Registration n’est pas seulement une démonstration de force, c’est aussi un grand album de musique noire-américaine, qui ne laissa, au mitan des années 2000, aucune chance à la concurrence.
4 – My Beautiful Dark Twisted Fantasy – 2010
My Beautiful Dark Twisted Fantasy sort en novembre 2010, quelques semaines après une prestation hallucinante aux VMA’s, où Kanye et Pusha T interprètent pour la première fois en public Runaway. Chaque vendredi des mois de septembre et octobre, Yeezy lâche un titre, qui finira ou pas sur l’album : c’est les G.O.O.D. Fridays. Sur Christian Dior Denim Flow, Pusha, dans un trip égotique inspiré, revient d’ailleurs sur cette fameuse soirée : « We conversate a bit about your DNA / And my salmon-colored suit from the VMA’s / Oh, you was watching ? / Who the fuck wasn’t ». Une façon de rappeler à quel point le retour de Kanye West depuis le perturbant 808’s and Heartbreak est attendu. Sombre, inquiétant, graveleux, MBDTF est ressemble au Journal d’un vieux dégueulasse d’un Bukowski ayant sauté à pieds joints dans les affres de la célébrité et de la superficialité des rapports qu’elle sous-tend. Hell of Life n’est peut-être pas le meilleur titre de l’album, mais il est à coup sûr l’un des plus évocateurs. La reprise du Iron Man de Black Sabbath défonce et les thèmes ancestraux tournant autour de l’influence du diable sur les consciences, chantés en Amérique depuis les premiers accords de blues, y sont exaltés.
https://vimeo.com/14961446
3 – Yeezus – 2013
Sidérant dans sa violence, puissant dans sa façon de sonner, Yeezus est un sommet singulier dans la discographie mouvementée de Kanye West. Quelques semaines avant sa sortie, il entamait une mini-tournée européenne improvisée, seul sur scène, transformant chacune de ses prestation en happening glacial et braillard. Dans un papier publié sur Talkhouse, Lou Reed livre une longue analyse de l’album et compare le geste artistique de Yeezy à celui qui le poussa un jour à enregistrer son Metal Machine Music, album bruitiste, largement incompris, qui posait déjà à l’époque la question de la supercherie dans la musique populaire. Si Lester Bangs en avait fait son album préféré, prétextant que « n’importe quel crétin disposant de l’équipement nécessaire aurait pu faire ce disques », il serait compliqué d’avancer les mêmes arguments au sujet de Yeezus, tant son processus de création fut génial, complexe et chaotique. Lors de l’enregistrement à Paris, Kanye trimbalait des caisses entières remplies de disques durs. Rick Rubin sera appelé à la rescousse quelques semaines avant la sortie pour ordonner un projet si ambitieux qu’il continue encore de fasciner cinq ans après sa sortie.
>> A lire aussi : On a classé les albulms des Strokes, du pire au meilleur
2 – The Life of Pablo – 2016
Kanye West offre ici au monde l’un des premiers albums évolutifs de l’histoire. Comme un organisme vivant, The Life of Pablo prend plusieurs formes, change de nom, s’illustre sous différentes pochettes. Son tracklisting est mouvant, à tel point qu’il est difficile à chaque écoute d’être certain d’avoir déjà entendu telle ou telle version d’un morceau, même après la sortie officielle du disque. Aucun single n’émerge de ce sublime marasme, où chaque pièce semble se décomposer et se ré-assembler sous nos yeux, Kanye citant autant les racines gospel de sa musique, que Larry Heard et Arthur Russel. Sur 30 Hours d’ailleurs, il évoque une vieille histoire d’amour dans une tragique et grandiose fulgurance : « You was the best of all time at the time though / You wasn’t mine though / But I still drive 30 hours to you », avant de divaguer, d’improviser, de couper chaque phrase, de reprendre, d’en placer une pour son pote Yasiin Bey retenu un temps par les douanes sud-africaines et d’en finir sereinement avec un morceau qui résume à lui seul le geste ultime et démiurgique qu’est The Life of Pablo.
1 – 808’s and Heartbreak – 2008
C’est à la fois son Blood on the Tracks et son Fragment d’un discours amoureux. Froid et synthétique, 808’s and Heartbreak est aujourd’hui le classique pressenti en couv des Inrocks lors de sa sortie. Après le succès de Graduation, son album le plus vendu à ce jour, Kanye cherche à se défier de tout. Être numéro un ne l’intéresse plus. Poussé par un élan créatif sans précédent, brisé par la mort de sa mère et une rupture insurmontable, il part à la recherche de nouvelles textures qui doivent l’éloigner du rap, pour mieux le rapprocher d’une sensibilité artistique jusqu’ici trop peu exploitée. Tout est ici aux avant-gardes de ce que la pop sait faire de mieux aujourd’hui, des productions minimales (Say You Will) aux patterns obsédants (Say You Will, encore), en passant par l’usage de l’auto-tune, qui rend plus palpable encore la matière des sentiments exaltés. Dans We Were Once a Fairytale, court-métrage de Spike Jonze inspiré de See You in My Nightmares, Kanye West vomit des pétales de rose et s’ouvre le ventre dans les toilettes d’un club qui pourrait s’appeler le Purgatoire. Il en sort un petit être qui se tue à son tour. Il passe définitivement du côté obscur. Le prix à payer pour sortir l’album de rupture parfait.
https://vimeo.com/160827785
{"type":"Banniere-Basse"}