L’agence d’Etat russe pour l’énergie nucléaire a lancé la première centrale nucléaire flottante de l’histoire. L' »Akademic Lomonosov », qui est déjà très critiquée par les milieux écologistes, s’installera à 350 km du cercle de l’Arctique.
Il s’agit d’une première dans l’histoire. Samedi 28 avril 2019, la Russie a lancé la première centrale nucléaire flottante, installée sur un navire de 140 mètres. L’Akademik Lomonosov, le nom de la centrale, a quitté le port de Saint-Pétersbourg sous le contrôle de plusieurs dizaines d’ingénieurs. Conçue et élaborée par l’agence d’Etat russe pour l’énergie nucléaire, l’Akademik Lomonosov a mis le cap sur la ville de Mourmansk, située au nord-est du pays, là où ses réacteurs seront chargés en uranium. Elle se rendra ensuite à la ville de Pevek, en Sibérie orientale, où elle devrait alimenter en électricité 200 000 habitants et plusieurs plateformes pétrolières à l’horizon 2019.
La première centrale #nucléaire flottante russe prend le large depuis Saint-Pétersbourg pour être chargée en combustible #akademiklomonosov Lire: https://t.co/v1F1oKFJbA pic.twitter.com/YvSLCnqUOb
— RTS Info (@RTSinfo) April 28, 2018
Certes, il s’agit de la première expérience de ce genre dans le domaine énergétique. Mais Pierre Dewallef, professeur à l’Université de Liège et spécialiste de l’énergie nucléaire, appelle à relativiser. « Le fait d’installer une centrale nucléaire sur un navire n’est pas en soi une innovation importante. Le savoir-faire et les techniques requis pour une telle opération sont maîtrisés et connus depuis les années 1950 et 60« , précise-t-il.
Un « Tchernobyl flottant » selon Greenpeace
« La Russie est en train de travailler sur une dangereuse expérience », c’est dans ces termes que l’ONG Greenpeace présente l’opération russe. Dans un communiqué de presse, L’ONG a mis sur la table nombre de questions quant à la conformité de la centrale flottante aux protocoles de sécurité obligatoires : « Tous les tubes sont-ils étanches ? Chaque soudure résistera-t-elle aux contraintes et à la pression ? L’arrêt d’urgence fonctionne-t-il ?« , avant de préciser le risque majeur que porte l’opération : « Le démarrage d’un réacteur nucléaire – surtout lorsqu’il s’agit d’un prototype flottant dépourvu d’enceinte en béton – constitue toujours une phase dangereuse dans le cycle de fonctionnement d’une centrale nucléaire« . L’ONG écologiste s’empresse également de rappeler les antécédents de la Russie en matière d’accidents nucléaires : « En Russie, des centrales nucléaires comparables sur des brise-glaces et des bateaux de guerre ont déjà provoqué des accidents, totalisant 29 décès« .
Des enjeux géostratégiques entrent également en jeu par le lancement de la centrale nucléaire flottante si l’on croit Greenpeace. La Russie serait donc en train de tabler sur le réchauffement climatique pour qu’il fasse disparaître la glace des ports sibériens, dynamisant ainsi l’extraction de pétrole. Cela se ferait sans doute au détriment « du climat et de l’environnement« .
Quelques heures après le lancement de l’Akademic Lomonosov, Greenpeace a qualifié la centrale de « Tchernobyl flottant », en référence à l’accident nucléaire de 1986 qu’a connu la ville de Tchernobyl, alors faisant partie de l’URSS. L’ONG attire notamment l’attention sur le fait que l’Akademik Lomonosov traversera l’Arctique, région caractérisée par ses conditions météorologiques souvent imprévisibles et difficiles.
Sur ce point, Pierre Dewallef invite à rester prudent. « On ne peut pas nier le fait qu’il y a toujours un risque dans ce genre d’opérations. Mais il faut rappeler peut-être qu’il existe des sous-marins nucléaires qui traversent ces zones-là. Le risque est d’une certaine manière comparable entre les deux situations« , avant de conclure : « à mon avis, il existe tout de même un supplément de risque dans cette opération que je trouve injustifiée du point de vue du gain potentiel« .
Par-delà la question énergétique, quels enjeux politiques ?
La région arctique est source d’une intense coopération entre les Etats circumpolaires, notamment dans le cadre du Conseil de l’Arctique, mis en place en 1996 pour discuter des grands problèmes de l’Arctique. Riche en ressources naturelles, l’Arctique est aussi parfois source de tensions territoriales entre les Etats riverains : le Canada, le Danemark, les Etats-Unis, la Norvège, et la Russie.
Dans le contexte général de ces tensions, il est important de s’arrêter sur le nom de la centrale nucléaire flottante : l’Akademic Lomonosov. Cette appellation renvoie au scientifique russe du XVIIIe siècle, qui a aussi donné son nom à une dorsale océanique de l’Arctique fortement revendiquée par la Russie et qui fait l’objet de querelles diplomatiques constantes entre la Russie, le Danemark et le Canada.
Le nom attribué à cette nouvelle centrale nucléaire serait-il une nouvelle façon d’asseoir les revendications russes sur la dorsale ? Hélène De Pooter, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté et auteur de l’ouvrage L’emprise des États côtiers sur l’Arctique, n’est pas convaincue qu’il faille y voir plus qu’un nouvel hommage à une grande figure nationale. Reste que la question de la dorsale Lomonosov pose d’intéressantes questions juridiques.
En effet, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer permet à chaque Etat de bénéficier d’un plateau continental. Si un Etat souhaite revendiquer un plateau continental d’une largeur supérieure à 200 milles marins, il est dans l’obligation de déposer une demande auprès de la Commission des limites du plateau continental, chargée d’examiner les demandes d’extension du plateau continental. La dorsale de Lomonosov s’inscrit en effet dans ce cas de figure.
Depuis le début des années 2000, les trois Etats revendiquant la dorsale (la Russie, le Canada et le Danemark) multiplient les rapports et les études scientifiques afin de défendre leur légitimité à rattacher la dorsale à leur territoire. « Le Danemark et la Russie ont déjà transmis leurs informations à la Commission des limites, qui est actuellement en train de les examiner. Le Canada ne l’a pas encore fait mais il y travaille« , tient à préciser Hélène De Pooter.