Avant de faire suer à grosses gouttes le public du Point Éphémère, on a rencontré les deux chanteuses de Hinds, auteures de « I Don’t Run », un second album diablement efficace.
Lorsque Carlotta et Ana s’assoient dans le calme de la cafétéria de leur hôtel, rien ne laisse présager la déflagration du soir à la salle du Point Ephémère. Une énergie et une assurance qu’elles ont glanées sur les routes du monde au cours de tournées marathons, suite à la publication de leurs premiers singles Bamboo et Trippy Gum et du sémillant album Leave Me Alone. Avec ce départ de carrière en fanfare, l’exercice acrobatique du deuxième album aurait pu entamer la vitalité de Hinds. Il n’en sera rien. Publié début avril, I Don’t Run, s’il ne bénéficie pas de l’effet de surprise de Leave Me Alone, prouve les ambitions renouvelées de Hinds. Si leur impétueux premier album transpirait l’urgence dans laquelle il avait été composé, ce nouvel opus, enregistré en compagnie de Gordon Raphael, producteur des Strokes, impose les désinvoltes Hinds comme de formidables mélodistes et parolières.
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I Don’t Run est fait du même bois que Leave Me Alone, mais il étend l’air de rien les territoires musicaux de la formation madrilène. Les saillies garage rock lo-fi de Hinds sont ici perfusées par le surf-rock et les ritournelles yé-yé de Françoise Hardy. Un album précieux comme un diamant brut qui témoigne, avec une authenticité désarmante, de l’obsession de Hinds à observer l’amour sous toutes les coutures. Avec une apparente décontraction, Ana et Carlotta nous explique la grande aventure Hinds dans une interview à découvrir ci-dessous.
Avant de parler de votre musique, pensez-vous qu’aujourd’hui il y a un changement de paradigme pour les groupes formés ou menés par des femmes ?
Ana : Je ne dirais pas qu’il y a un changement exceptionnel. Les choses changent lentement, ce qui pourrait être efficace parce que c’est ainsi que ça se passe la plupart du temps. Le changement a commencé mais je ne me dis pas « Oh mon dieu, le monde a changé d’un claquement de doigt ».
Pensez-vous faire partie de cet empowerment ?
Carlotta : Totalement !
Ana : Bien sûr !
Quelque chose de plus grand que le groupe lui-même ?
A : Oui. C’est fou parce qu’on a réalisé ça seulement lorsque le groupe a eu du succès. Au moment de créer le groupe, on ne s’est jamais dit qu’on le faisait pour changer les choses, on n’a jamais voulu faire absolument une différence au départ. On faisait ça pour la musique, pour l’émotion, parce que nous aimons écrire et chanter nos chansons. Et soudainement, on a dû se battre contre le jugement qu’on portait sur nous. Et on a réalisé qu’on faisait vraiment avancer les choses quand des filles venaient nous voir et nous disaient : « J’ai commencé à jouer de la guitare grâce à vous ». On s’est donc posé la question: « Pourquoi on n’a jamais joué de la guitare avant ? » et c’était parce qu’on n’avait jamais vu de femmes en jouer sur scène. Personne ne nous on a dit « vous ne pouvez pas jouer (d’un instrument –ndlr) », seulement on a jamais eu l’idée de le faire parce que ça n’existait pas pour nous. Donc oui, c’est bien après avoir commencé le groupe qu’on a réalisé qu’on pouvait faire une différence.
Quand le premier album est sorti, on vous a souvent qualifié de ‘girls band’. Sauf que l’équivalent masculin dans le rock n’existe pas. Comment vous avez vécu ce double standard ?
C : C’était vraiment merdique au tout début. Ça consistait à classer notre musique seulement sur le fait d’être des filles. Ce qui n’a aucun sens. On a subi beaucoup de comparaisons avec des filles qui ne faisaient pas du tout la même musique que nous. C’était vraiment fatigant. Mais maintenant, je pense que ça s’arrange, on n’est plus seulement catégorisées comme un ‘girls band’, ce qui est super ! Définitivement, la société est en train de changer, même si on n’a pas encore atteint l’égalité. Donc on continuera jusqu’à atteindre ce point.
Pensez-vous qu’avoir été confrontées à cette discrimination a nourri votre musique ?
C : (Elle réfléchit) Je ne pense pas. Ce n’est pas un enjeu principal dans la manière qu’on a d’écrire. Néanmoins, c’est inséparable. On est évidemment des filles qui font de la musique donc on a des sentiments que je relierais peut-être au fait d’être une femme. Mais ça parait tellement naturel dans notre écriture que je ne saurais pas vraiment comment répondre (rires). Je ne sais pas si on le fait intentionnellement. Sur cet album par exemple, on a vraiment essayé d’être transparentes et de ne cacher aucune de nos facettes. C’est très cool d’avoir une chanson comme Tester, par exemple, dans laquelle on chante quatre fois la phrase : « Should I’ve known before you were also banging her ? » (« Est-ce que j’aurais dû savoir que tu la baisais aussi ? »). Je trouve ça cool d’avoir pu écrire ça, comme une sorte de reflet de comment vont les choses. Est-ce que c’était voulu ? Oui. Fais-je exprès d’être une fille ? Je ne sais pas (rires).
Parlons de Tester, cette phrase traduit une sorte d’empowerment.
A : A mon sens, ce n’est pas vraiment une question d’empowerment. A l’instar du premier disque, on écrit sur nos sentiments et là on a juste remplacé le « lui » par le « elle », ce qui fait une grosse différence à la fin. C’est une perspective que la moitié du monde partage et qui n’est chantée par personne – ou du moins très peu de gens dans le rock. On s’était toujours dit que c’était choquant si on parlait directement de « lui » dans nos chansons. Mais, en cherchant dans les grands morceaux du rock’n’roll, on n’en trouvait aucun écrit par une femme, et même si une femme chantait, le morceau était écrit par un homme la plupart du temps. Et donc on s’est dit qu’on voulait vraiment parler de « lui » parce que c’est notre histoire. Au premier abord on pensait que ce serait choquant, mais finalement pas du tout, car on a compris que les hommes s’identifiaient de la même façon que nous à ce texte. Tu comprends ces émotions, et c’est vraiment cool de voir tous ces grands bonhommes chanter « Should I’ve known before you were also banging her ? » en tentant de comprendre notre perspective.
De Bamboo, votre premier single, jusqu’à I Don’t Run, il semble que Hinds soit un parcours pour devenir meilleures en tant que musiciennes et chanteuses, et en tant qu’être humain.
C : Merci ! (Elles se tapent dans la main en riant). Totalement, quand tout a commencé, Bamboo et Trippy Gum c’étaient vraiment les premiers pas d’un bébé. Je suis toujours très fière de l’écriture et de la façon dont sonnent les morceaux. Mais c’est clair qu’aujourd’hui on est des personnes plus complexes.
A : C’est surprenant parce que les gens ont l’air d’être plus étonnés quand les artistes changent que quand ils n’évoluent pas. Et, à l’évidence, la musique est faite par des personnes donc ce n’est jamais une bonne solution d’en rester toujours au même point. J’ai toujours apprécié et été intéressée par l’évolution des musiciens. Les Arctic Monkeys, par exemple, ont montré plusieurs facettes parce qu’ils sont devenus des personnes différentes et il ne faut pas le cacher.
C : Je pense que le public s’habitue à un son en particulier et se dit « OK Hinds c’est ça, Hinds c’est Bamboo » et quand il arrive à New For You (le premier single de I Don’t Run –ndlr) il est déboussolé car la musique est différente mais c’est toujours du Hinds.
A : La musique est faite par des êtres humains (rires).
C : Exactement.
Le deuxième album est une étape difficile, comment vous l’avez vécu ?
C : On a juste fait ce qu’on voulait faire. La meilleure décision qu’on a prise en se lançant dans le nouvel album c’était d’être nous-mêmes. On s’est laissées porter par l’état d’esprit dans lequel on était à ce moment-là et on a reçu l’aide d’un excellent ingénieur du son (Gordon Raphael, producteur des Strokes – ndlr) qui avait de superbes idées sur comment faire sonner les guitares et la batterie. Il a passé un temps fou sur des détails qu’on voulait sur l’album, mais qui étaient compliqués à expliquer, et à la fin il arrivait toujours avec quelque chose de neuf. Cet album n’est pas forcément lissé, poli mais on a adoré travailler dessus, il est plus coloré.
C’est un but de rester efficace dans votre musique ?
A : Le fait est que c’est ce qu’on aime vraiment. Ce n’est pas exclu qu’on aime autre chose à un moment donné, mais chanter et surtout crier dans nos morceaux même jusqu’à être désaccordées – c’est à ça que ressemble un vrai cri – renforce l’idée qu’on pense vraiment ce qu’on chante. Donc je pense que, plus que l’efficacité, l’honnêteté est notre arme la plus puissante.
C : Plus ça sonne vrai, plus j’aime ça. La première fois qu’on a entendu le résultat avant le mix, quand j’ai entendu les voix je me suis dit « mec, c’est précieux ! ». On chante beaucoup mieux qu’avant et je suis très fière de l’émotion de nos voix dans ce disque. Chaque petite variation est très expressive et dit parfois plus de choses que les mots.
Avez-vous eu besoin d’expérimenter des nouveaux sons, des structures de chansons plus ambitieuses par vos propres moyens ?
C : On a toujours aimé les structures de chanson complexes, comme Trippy Gum, Castigadas En El Granero, Easy…
A : Comme on a commencé à écrire de la musique sans savoir vraiment le faire, on a toujours fonctionné manière très naturelle. Si on ne veut pas de refrain, comme dans Easy, ou dechangement très brusque, comme dans Trippy Gum, on le fait. Il n’y a pas de règles sur notre manière d’écrire de la musique. C’est une question de feeling.
Vous semblez plus confiantes musicalement et dans les textes.
A : Oui.
C : Je ne sais pas. Oui et non. On a d’autres buts mais ça ne veut pas dire qu’on est capables de tout réussir du premier coup non plus. On change et on se développe encore. Mais on a définitivement plus d’expérience derrière nous. Sur cet album, on a passé plus de temps à savoir comment et pourquoi on faisait certains choix pour notre musique.
A : Avoir plus de temps nous a vraiment facilité la tâche. Le premier album s’était fait entre deux tournées et toute cette euphorie autour de Hinds. Sur ce disque on a vraiment pensé à tout, on a pu se concentrer sur un album et pas seulement une chanson entre deux dates
J’ai lu que Rookie était une des chansons les plus difficiles à produire pour cet album. Vous avez même essayé de l’arranger en digital.
C : C’est vrai (rires).
A : On voulait vraiment un morceau de fête avec une émotion un peu à l’ancienne. Malheureusement on a enregistré le morceau en jouant sur un tempo assez élevé, rendant la chanson beaucoup plus dansante. Et juste pour cette question de tempo, on ne savait plus où aller. Soit quelque chose de nostalgique (elle chante doucement) : « Don’t know who mess your bed », ou (elle chante énergiquement) « Don’t know who mess… » C’était la première fois qu’on s’aidait du digital, ça n’a évidemment pas marché et on a tout recommencé (rires).
C’est intéressant d’avoir placé ce morceau avec une production très dense juste avant Ma Nuit qui a été faite en une prise. C’était un choix conscient de créer ce grand écart entre les deux morceaux ?
C : Oui bien sûr. De manière générale, la tracklist de l’album était un véritable casse-tête. On a passé au moins un mois à choisir l’ordre des chansons. Et je pense qu’on a tout déchiré (rires).
Ma Nuit est une chanson sur comment vous vous sentez, plus spécialement quand vous êtes en tournée. Comment est né ce morceau ?
C : On aime énormément l’émotion qu’on a à partir en tournée. Mais on avait l’impression que c’était une émotion égoïste parce que peu de gens la partagent avec nous. Par exemple, toi, tu habites quelque part. Les gens n’ont pas l’habitude de faire leur lessive à l’hôtel comme nous (rires). On tourne beaucoup, on n’a pas de chez nous et beaucoup de choses nous manquent. On est vraiment perdues dans l’espace et on voulait vraiment avoir une chanson sur ça, on avait besoin de partager cette expérience-là qui nous accompagne dans nos vies depuis quelques années. On voulait que cette chanson soit aussi vraie que possible. On a fait une seule prise et ça ne pouvait en être autrement. Ça n’aurait pas pu être une chanson plus polie. Il fallait qu’elle soit brute de décoffrage comme dire « c’est notre putain de réalité ».
Ma Nuit est une chanson d’amour et Hinds parle constamment d’amour. J’ai l’impression que vous essayez toujours de comprendre comment ça marche ?
A : Le but principal de tout le monde c’est de trouver l’amour. Si tu ne ressens pas d’amour, ça n’a pas de sens. Même de l’amour pour soi-même, tu vois ce que je veux dire ?
C : L’amour est le fondement de tellement de sentiments humains. C’est la raison pour laquelle tu te sens solitaire, libre, asservi ou enragé. C’est le plus grand panel d’émotions possible. Parfois ça peut sembler irréel. Tu peux être dans la situation la plus merdique qui soit, et soudainement tu tombes amoureux, tu vois ton frère que tu aimes pour la première fois depuis longtemps ou ta mère t’embrasse sur la joue et l’espace d’un instant tu te sens au-dessus de la réalité et de toutes ces choses contraignantes comme faire la lessive dans ton hôtel (rires). L’amour peut vraiment te sauver la vie.
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