[Les Inrocks revisitent les années 2010] Pour tirer le bilan de la décennie, Edouard Louis participera à un talk organisé par les Inrocks, le 24 novembre. A cette occasion, nous republions cette grande interview de 2018, où il revenait sur ses trois ouvrages. Entretien avec un écrivain engagé.
Le samedi 23 et le dimanche 24 novembre, Les Inrocks revisitent les années 2010 avec Lafayette Anticipations, Edouard Louis évoquera sa décennie dans un entretien avec Nelly Kaprièlian le dimanche 24 novembre à 15 h 15. Toute la programmation ici. Entrée libre dans la limite des places disponibles et toute la programmation de l’événement ici.
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Son nouveau livre, “Qui a tué mon père”, le confirmera encore : Edouard Louis est devenu l’une des voix majeures pour dire la France d’aujourd’hui. La violence sociale, l’intime face à l’Etat, le choix entre se conformer à la loi du clan ou vivre (et assumer) sa propre vérité : autant de sujets essentiels dans un monde qui se durcit chaque jour, où les écarts entre les riches, la classe moyenne et les classes défavorisées n’ont fait qu’empirer.
Dans le cas de Louis, c’est peut-être son homosexualité, impossible à vivre dans le petit village où il a grandi, qui l’a obligé à “s’en sortir”. Edouard Louis n’aime pas ce terme – il préfère dire qu’il a accédé à une autre vie grâce aux études (Ecole normale sup, hautes études en sciences sociales), puis à l’écriture.
A seulement 25 ans, chacun de ses livres, En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) et Histoire de la violence (Seuil, 2016) l’a imposé comme l’un de nos écrivains qui comptent, non seulement en France mais aussi à l’international. Plus que remarqués, lus, ces livres auront suscité leur lot de polémiques. On peut déjà parier que son nouveau texte, cinglant comme une gifle, en génèrera aussi. Sauf que cette fois, c’est voulu.
Une réponse, noms des meurtriers à l’appui
Qui a tué mon père n’est pas une question – c’est une réponse, noms des meurtriers à l’appui. Dans ce livre en forme de “J’accuse” hyper contemporain, celui qui a beaucoup interrogé l’exclusion sociale, les rapports dominants/dominés et la littérature engagée – il a coordonné des ouvrages sur Bourdieu et Foucault – poursuit son exposition/exploration des mécanismes de violence sociale, historique, qui fait que les êtres sont détruits, s’autodétruisent ou détruisent les autres.
Dans En finir avec Eddy Bellegueule, il nous plongeait dans sa famille et le petit village de Picardie où il a grandi, où l’on vote FN, exclut les “pédés”, où l’on fait de la taule, où ça cogne ; dans Histoire de la violence, un certain Reda, fils d’immigré, l’agresse lors d’une nuit passée ensemble, et Edouard Louis de dévoiler la violence faite au père de ce jeune homme, passé par un foyer Sonacotra.
Dire, enfin, ces vies que plus personne ne veut plus voir
Aujourd’hui, dans Qui a tué mon père, il retrace la violence étatique faite au corps, à la vie, de son propre père. Il n’y avait peut-être que lui pour écrire un livre aussi important, aussi nécessaire : venir de cette France pauvre, vulnérable, démunie, sans voix, et être passé dans la France qui fait des études, réussit, accède au confort économique comme culturel, acquiert une voix et a les moyens de la faire entendre. Pour dire, enfin, ces vies que plus personne ne veut plus voir.
Et face à elles, face à l’extrême dureté de la vie de son père qu’il raconte par fragments, flash-backs émouvants comme percutants, le lecteur sera dérangé, partagé entre l’émotion, la honte, la culpabilité, le désir d’action, de combat contre les injustices politiques. Une certaine presse essaiera peut-être de le faire taire, comme ce fut le cas dès son premier livre, en allant enquêter dans son village, parmi ses proches, pour discréditer ce qu’il en disait (qu’ils votent FN, haïssent les “pédés”, etc.). Comme si l’on n’avait pas le droit de “critiquer” la France rurale, la France précaire…
Ou peut-être bien, plus sournoisement, comme s’il n’était pas question que l’un d’eux accède au pouvoir que donne la notoriété ? Comme s’il fallait le faire taire en discréditant ses propos ? Un procédé si cher à la classe bourgeoise, à un monde d’héritiers dont Edouard Louis ne fait pas partie et qui se complaît à présent à empailler Mai 68. C’est contre la violence, aussi, d’une certaine indifférence, d’un cynisme désabusé ou égoïste qu’Edouard Louis a pensé ce numéro des Inrocks. Contre l’embaumement de la révolte d’hier, autre façon de neutraliser tout sens du combat, qu’il nous parle des exclusions d’aujourd’hui. Parce que ça ne peut plus durer.
Comment est né ce texte ?
Edouard Louis — Qui a tué mon père est un livre né d’un retour. J’ai presque totalement arrêté de voir mon père vers 15 ou 16 ans, très jeune. Il n’y a pas eu de rupture particulière, il n’y a pas eu d’événement qui a déterminé le moment où nous avons arrêté de nous voir, simplement nos vies prenaient des chemins différents. Je suivais des études, ce que mon père n’avait eu ni la chance, ni l’occasion de faire, et donc ce qu’il n’avait pas eu l’envie de faire.
Je vivais à Paris, mon père n’avait presque jamais quitté le village de Picardie où il était né et où ses parents et ses grands-parents étaient nés avant lui. Et, bien sûr, mon départ à Paris n’était pas seulement un éloignement géographique mais un éloignement social, total : je me mettais à parler un langage différent, à penser différemment, à avoir des habitudes différentes, bref je devenais un transfuge de classe, comme l’ont décrit Baldwin, Ernaux, Stendhal ou Eribon. Mon père votait pour le Front national, j’étais militant au NPA, je passais mes journées à lire Peter Handke et Toni Morrison, il passait les siennes à balayer les rues – le seul travail que la société voulait bien lui donner, que la société lui imposait.
Chaque fois que j’essayais de lui parler, je me rendais compte que nous n’arrivions plus à nous comprendre. On ne parlait plus la même langue. Nos échanges n’étaient jamais des dialogues mais plutôt des monologues successifs de deux personnes qui n’arrivent pas – plus – à communiquer entre elles. C’est quand j’ai publié mes deux premiers livres, En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, que mon père est revenu vers moi…
Comment ton père avait-il réagi à la publication d’En finir avec Eddy Bellegueule ?
Il m’a téléphoné : “Edouard, je voulais te dire que je suis fier de toi.” C’était la première fois qu’il m’appelait Edouard. Quand je lui avais annoncé que j’allais changer de prénom, et que j’avais choisi “Edouard”, il n’arrêtait pas de me répéter que mon vrai nom, c’était Eddy. Pour lui, c’était le prénom qu’il m’avait choisi, il en faisait une question d’honneur. “Edouard”, ça lui paraissait un prénom bourgeois, donc efféminé, alors qu’“Eddy”, c’était masculin, un nom de dur.
Après cet appel, j’ai commencé à le revoir, et j’ai constaté dans quel état de santé il se trouvait. Il a seulement 50 ans mais il a beaucoup de mal à respirer. Il a besoin d’une machine pour respirer la nuit, sinon son cœur s’arrête. Il doit subir des opérations régulièrement, il vit avec un risque permanent d’arrêt cardiaque, il ne peut plus se déplacer normalement. Il n’a pas de grande maladie comme le cancer ou l’hépatite. Son état physique, ce corps détruit, tout ça est dû à sa vie, à la vie que le monde lui a réservée, une vie de pauvreté, d’exclusion, de violence sociale.
Tout de suite après l’avoir vu, j’ai ressenti un sentiment d’urgence. Il fallait que j’écrive sur ce qui a causé cet état physique dans lequel il se trouve. Je me disais : ce n’est pas possible qu’un homme de 50 ans ait besoin d’une machine pour marcher, respirer. C’est généralement le problème d’une personne de 80 ans, et encore, d’une personne de 80 ans en mauvaise santé, pas de ceux qui vivent dans le VIe arrondissement de Paris.
On raconte généralement sa vie par un prisme familial, ou amoureux, ou psychanalytique. Toi, tu as choisi le prisme politique…
Je me posais justement cette question : “Qui a tué mon père ?” Et très vite, je me suis rendu compte que cet état dans lequel se trouve le corps de mon père, cet état de destruction, de mort sociale, était dû à des décennies de politique française catastrophiques pour les plus pauvres : les médicaments déremboursés sous Chirac puis sous Sarkozy, la baisse des aides au logement sous Macron, le passage du RMI au RSA sous Sarkozy – réforme qui visait à remettre les gens au travail coûte que coûte, qu’importe leur état de santé…
Comme je le dis dans le livre : l’histoire du corps de mon père accuse l’histoire politique, nos corps sont les témoins de la violence politique et sociale, de la violence des gouvernements qui se succèdent. J’avais remarqué qu’en littérature, dans les récits de vie ou les biographies, la politique n’apparaissait presque jamais, sauf à l’occasion des grands événements comme les guerres. En ce sens, mon livre est aussi une polémique avec la littérature : pourquoi la littérature fait-elle comme si l’histoire de nos vies se déroulait en dehors de la politique ?
Une des explications à cela, c’est que presque toute la littérature du XXe siècle – et encore aujourd’hui – a été écrite par des individus issus de classes sociales privilégiées, ou au minimum des classes moyennes : Proust, Sartre, Faulkner, Joyce, Sarraute, Beauvoir, etc. Pierre Bergounioux a très bien montré ça, ce lien entre la littérature et la bourgeoisie. Et il est clair que les classes dominantes ressentent beaucoup moins les effets de la politique sur leur corps que les classes dominées. Une des choses qui m’a le plus étonné quand j’ai quitté le monde de mon enfance, quand je suis allé vivre à Paris, c’était de voir que la bourgeoisie parisienne que je croisais à l’ENS où j’étudiais, ou ailleurs, était très peu frappée par la politique. Comme si le fait d’avoir du capital culturel, social, économique, te protégeait de la politique, alors que plus tu es dominé socialement, plus tu es exposé à la politique. Le mot “politique” ne veut pas dire la même chose pour tout le monde.
Quand j’étais enfant, le passage d’un gouvernement à un autre était un moment de terreur pour nous. Perdre une aide sociale, ce que ça voulait dire, aller chez le dentiste ou ne pas y aller, avoir de la nourriture pour trois jours de plus ou de moins. Quand Macron enlève cinq euros par mois aux plus pauvres sur les APL, il prive des gens de pouvoir manger pendant deux jours. Ça peut paraître anecdotique pour quelqu’un qui n’a jamais vécu ça, mais pour nous, cinq euros, c’était quatre paquets de pâtes et de la sauce tomate à Aldi où on faisait nos courses. Et souvent – tout le temps en fait –, à la fin du mois, mes parents n’avaient plus un seul euro pour manger, mon père m’envoyait chez la voisine pour lui demander de nous donner un paquet de pâtes.
A cause de tout ça, on vivait avec cette peur de la politique que je n’ai jamais vue dans la bourgeoisie. Je peux le dire de moi aujourd’hui : même si je me plains d’un gouvernement, un gouvernement ne va pas m’empêcher de me faire soigner ou de manger… Mais mon père, oui. Et c’est parce que la plupart des écrivains n’ont jamais ressenti aussi violemment les effets de la politique sur leur corps que la politique est aussi absente de leurs livres.
Quel métier exerçait ton père, exactement ?
Il travaillait dans une usine de pièces en résine, à la chaîne. Il y avait des poids soulevés par des machines qui passaient au-dessus des gens. Un jour, le câble a lâché, un poids est tombé sur mon père et lui a broyé le dos. Je devais avoir 10 ans, et je me souviens qu’il a dû rester allongé dans un lit plusieurs années, paralysé, il pleurait tout le temps, il avait toujours mal. Progressivement, il s’en est un peu remis, mais jamais totalement. C’est à ce moment-là qu’on est passé en France du RMI au RSA.
Ce que voulait dire ce changement, c’est qu’on forçait les gens à se remettre au travail, qu’à partir de maintenant les gens comme lui seraient harcelés par l’Etat pour travailler, même avec une santé catastrophique. Comme mon père n’avait ni qualifications ni diplômes, le seul métier qu’on lui a proposé, ou plutôt imposé, c’était celui de balayeur dans une ville à des dizaines de kilomètres de chez nous. Il a dû passer ses journées penché à balayer les rues, à balayer les ordures des autres, lui qui avait déjà le dos en miettes, ce qui fait qu’à 50 ans il lui est extrêmement difficile de se déplacer. C’est ça que je voulais raconter, cette histoire d’un corps détruit par la politique.
Bien sûr, tout de suite je me suis posé une question, je me suis dit : comment est-ce que je peux dire le nom de Sarkozy ou de Macron dans un livre de littérature ? J’avais l’impression que ces gens ne méritaient pas d’exister dans un livre, que leur existence est triviale, pas assez grande pour apparaître en littérature. Puis je me suis dit que si ça me paraissait difficile de le faire, il fallait justement le faire, que la littérature qui m’intéresse est celle qui inclut dans le champ littéraire ce qui avant en était exclu, celle qui repousse les frontières de la littérature. Si Macron et Hollande ont tué mon père, si c’est la vérité, pourquoi ne pas l’écrire ? Je voulais qu’on puisse dire, exactement comme un individu nommé Raskolnikov a tué une vieille dame dans Crime et Châtiment, un individu nommé Macron a tué un homme dans Qui a tué mon père.
Tu dis dans ton livre que c’est aussi la revendication de la masculinité, et l’homophobie qui en découle, qui l’ont desservi…
Oui, il y a une partie du livre qui explique que, dans son milieu, dans sa classe sociale, pour quelqu’un comme mon père, construire sa masculinité, cela voulait dire résister au système scolaire. Un vrai dur, dans mon enfance, c’était quelqu’un qui ne travaillait pas à l’école, qui sortait le plus tôt possible du système scolaire, quelqu’un qui refusait la soumission à l’école, voire quelqu’un qui agressait les profs. Un jour, un de mes cousins avait giflé un professeur en classe et il était considéré comme un héros pour ça. Un garçon qui avait des bonnes notes ou avait de bonnes relations avec les profs était considéré comme un déviant, un pédé.
A cause de l’exigence de la masculinité – pas uniquement à cause de ça évidemment, mais en grande partie –, mon père a dû sortir le plus vite possible du système scolaire pour prouver aux autres qu’il était un vrai garçon, un vrai dur, qu’il n’était pas un pédé ; et donc par là, il a été privé d’un autre futur, d’un autre destin, de l’accès à des métiers plus faciles et mieux payés que des titres scolaires auraient permis. Ce qui veut dire aussi que combattre la domination masculine, ça signifie se battre pour les femmes, pour toutes celles et ceux qui sont victimes de l’ordre masculin, mais ça signifie également se battre contre la reproduction sociale.
Aujourd’hui, il y a de plus en plus de discours qui opposent le féminisme ou la lutte antiraciste à la lutte contre la violence de classes. Il y en a même qui essaient d’expliquer la victoire de Trump ou le succès du Front national en disant qu’on a trop parlé ces dernières années des femmes, des personnes LGBT ou du racisme et pas assez des classes. Cet exemple sur le rôle de la masculinité dans l’enfance de mon père montre que ces oppositions, en plus d’être souvent guidées par des pulsions racistes et homophobes, sont absurdes et fausses.
En tant que transfuge de classe, éprouves-tu une forme de honte quand tu retournes chez ton père, de culpabilité latente de t’en être sorti ?
Si j’ai honte, ce n’est pas de mon parcours mais de ne pas pouvoir faire plus contre la violence sociale. Pour moi, ma vie d’écrivain est une vie de honte. Je me lève tous les jours, je commence à écrire et je me dis : plutôt qu’écrire, je pourrais libérer des animaux des abattoirs, aller manifester, aider les migrants violentés par la police, aider des SDF ou être bénévole dans une association contre l’homophobie. Je veux dire, je pourrais faire des choses qui auraient une efficacité immédiate. Vous imaginez, pouvoir faire quelque chose qui à la fin de la journée aura un effet sur la vie d’une personne, sur son corps ? C’est une idée magnifique.
Quand vous écrivez, à la fin de la journée vous n’avez pas touché au monde. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écrire, parce qu’à la longue les livres changent le monde, mais ça veut dire qu’il faut apprendre à se confronter à cette honte. Pour faire de la littérature autrement. La honte peut être quelque chose de très bien. Ce qui me terrifie, ce sont les gens qui écrivent sans honte. Moi, je ne lâcherai jamais ma honte. Il y a les migrants qui meurent dans la Méditerranée, des gays qui se font massacrer en Tchétchénie, des transgenres qui se font agresser dans la rue et pour qui la France ne fait rien, il y a des Noirs tués par la police et il y a des gens qui continuent à écrire sur les petits problèmes de leur vie bourgeoise, leur ennui, leur petit divorce, leurs petites aventures de la vie blanche, et ils arrivent à le faire sans honte. Je ne comprendrai jamais ça. La honte est dans certains cas une manière de se confronter au monde et je voudrais que la lectrice ou le lecteur y soit confrontés aussi.
Confronter aussi le lecteur à son inaction ?
En écrivant, je me disais qu’aujourd’hui la littérature engagée ne suffisait plus. Geoffroy de Lagasnerie a critiqué cette notion d’engagement dans son très puissant livre Penser dans un monde mauvais. La littérature engagée, c’est un concept des années 1950, c’est Sartre, mais notre époque n’est plus la même. Parce qu’en Europe occidentale au moins, on ne brûle plus les livres, on ne les interdit plus, au pire il y a une petite polémique et c’est tout. Presque tous les discours subversifs sont possibles à formuler. La censure n’est plus nécessaire, il suffit pour les gens de dénier les réalités que vous leur présentez. Je l’ai vu quand j’ai publié Eddy Bellegueule et Histoire de la violence. Des gens disaient : “Ça n’est pas possible, il n’y a pas tant de violence en France, il n’y a pas tant de racisme…”
Comment, donc, faire une littérature qui dérange vraiment, qui remet vraiment en cause l’ordre social ? C’est là que la question de la forme littéraire intervient. Il faut créer des formes qui forcent le lecteur à se confronter à la réalité décrite. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Qui a tué mon père. Toute la forme du livre, sa brièveté qui empêche qu’on repose le livre et qu’on s’arrête, son aspect très saccadé, la ponctuation, les noms que je cite, tout converge vers cette volonté de confronter le lecteur à la réalité. Il faut passer d’une littérature engagée à une littérature de confrontation.
Je me souviens aussi d’un jour où un homme considéré comme important dans le milieu littéraire m’avait dit à propos d’En finir avec Eddy Bellegueule : “J’ai adoré votre livre, mais ce n’est pas du tout pour l’histoire, c’est pour le style.” (rires) Tu te rends compte ? Je parle dans le livre de gens qui meurent de faim, qui vont en prison, de ma sœur qui se fait tabasser par des mecs, et lui, ce qui l’intéresse, c’est “le style”… Le problème, c’est qu’on voit bien dans cet exemple comment une certaine idéologie de la littérature – “le style”, etc. – sert à dénier la réalité, à détourner son regard, exactement comme on peut détourner son regard quand on voit un SDF dans la rue…
D’où l’importance de nommer les hommes politiques dont tu accuses les réformes ?
Oui. Je voulais montrer qu’une réforme politique pouvait faire partie d’une vie autant qu’un souvenir d’enfance ou que la relation avec une famille. Comme la politique a moins d’effets sur la vie des classes dominantes, et que les gens qui décident en politique appartiennent presque toujours aux classes dominantes, alors ceux qui font la politique oublient que pour d’autres la question politique est une question de vie ou de mort. Il ne serait pas faux de dire que Hollande ou Sarkozy ont entraîné la mort de gens en mettant en place des réformes contre les classes populaires. Il ne serait pas faux de dire que la politique est une question de meurtre. Dans Qui a tué mon père, je retrace la vie de mon père, son enfance, sa jeunesse, avec le même ton, le même rythme que j’utilise pour parler des réformes de Sarkozy ou de Macron, je voulais montrer que la politique est une histoire aussi personnelle et corporelle que le reste.
Parlons de Macron…
Il y a une violence extrême chez Macron, qu’on n’avait jamais vue avant. Ce à quoi on assiste avec lui, c’est la fin de la honte. Pas le même type de honte que j’évoquais avant à propos de la littérature, là c’est autre chose : Macron est quelqu’un qui n’a pas honte d’insulter les classes populaires. Pour lui, ce sont des fainéants qui bloquent le pays et le système, alors que les riches seraient ceux qui portent les autres sur leur dos, ceux qui, comme il le dit, tiennent le haut de la cordée. Quand il va dans une ancienne gare, il dit des phrases comme : “Dans une gare, on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien”.
On sait très bien à qui il pense quand il dit “ceux qui ne sont rien”. Quand des ouvriers l’interpellent dans la rue, il leur répond qu’il n’est pas intimidé par des hommes qui portent des T-shirts, il leur dit : “Le jour où vous travaillerez, vous pourrez vous payer un costard.” Tout le monde peut voir ces vidéos sur YouTube. C’est un homme qui éprouve un mélange de dégoût et de haine pour les pauvres. Chirac pensait probablement un peu la même chose des pauvres, El Khomri aussi, mais au moins ils n’osaient pas le dire. Macron n’a plus honte. Avec lui, il est devenu possible aujourd’hui d’insulter les classes populaires dans l’espace public. Cette fin de la honte, c’est aussi ce qui se passe avec Trump aux Etats-Unis, en ce sens Macron et Trump, en dépit de leurs différences, font partie d’un même mood, d’une même époque.
Tu remercies dans ce livre Xavier Dolan, Terrence Malick, Stanislas Nordey. Pourquoi ?
Xavier Dolan est quelqu’un pour qui j’ai énormément d’admiration. Quand il finissait de monter Mommy, j’ai passé huit jours avec lui à Montréal, et il m’a tellement inspiré…Comme disait Deleuze, on ne peut pas créer sans admirer. J’ai besoin d’admirer pour écrire, de me sentir entouré de gens que je trouve puissants dans ce qu’ils font, et qui par là me poussent à me dépasser toujours plus.
Les films de Terrence Malick m’ont toujours accompagné quand j’écrivais, exactement comme certains auteurs ont des livres de chevet qui les aident à écrire. Ce que j’ai voulu garder de lui dans la forme de mon livre, c’est cette structure kaléidoscopique, une succession de fragments, d’images, de scènes très précises pour reconstituer la vie de mon père. C’est comme ça que fonctionne la mémoire, non ?, par fragments. Les scènes ne s’enchaînent pas dans notre mémoire de façon logique, et parfois la littérature a tendance à construire des totalités un peu artificielles, à mettre de la continuité, des transitions, des liens logiques là où il n’y en a pas. M’inspirer de la forme chez Terrence Malick, c’était me rapprocher de la vérité de la mémoire.
Quant à Stanislas Nordey, je l’admire énormément aussi, et c’est lui qui m’a donné l’envie et l’impulsion d’écrire ce livre. Il m’avait demandé un texte pour la scène : c’est pour lui que je me suis mis à écrire Qui a tué mon père, qui ensuite s’est éloigné de la forme théâtrale mais que Stanislas Nordey mettra en scène au Théâtre de la Colline, en mars 2019.
Tu termines ton texte sur le mot “révolution”. C’est un appel ?
Je pense que la violence sociale a atteint un tel niveau ces derniers mois en France qu’on ne peut pas faire autrement, il faut se révolter. Je crois aussi qu’un livre réussi doit toujours être un livre qui pousse à la révolte.
Qui a tué mon père (Seuil), 96 p., 12 €
Photo Joel Saget/AFP
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