[Spécial Bruxelles] Plus collective, plus centrale et plus punk que d’autres villes, Bruxelles a pris place parmi les capitales internationales du cool et de la culture. Depuis quelques années maintenant, les artistes et entrepreneurs culturels ont inventé une nouvelle réalité dans un espace où tout semblait possible.
Il y a ce truc avec les villes en “B”. Barcelone, Berlin, Bruxelles. Comme une lumière dans la nuit d’une Europe parfois moribonde, attirant à elle les âmes libres et la jeunesse créative. Bruxelles luit certes d’un éclat un peu moins bling, mais on s’y crame aussi moins les ailes. Au point qu’elle s’est tranquillement imposée comme un formidable vivier d’artistes, de musiciens, de penseurs et d’énergies. C’est un fait : les loyers y sont moins élevés, et la ville a toujours été géographiquement un lieu de passage.
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Bruxelles accueille donc le monde de la culture, mais aussi des technocrates, des politiciens, des lobbies qui cohabitent, se croisent et parfois se rencontrent. “Les possibilités de se rencontrer avec collégialité et convivialité sont réelles”, raconte Anne-Claire Schmitz. En 2012, cette ancienne étudiante de l’école d’art La Cambre à Bruxelles prend la direction d’un nouveau centre d’art implanté dans une ancienne loge franc-maçonne à Ixelles.
“Il y a tout ce qu’il faut, on est bien”
“Pour rentrer, il faut sonner, et la disposition spatiale fait qu’on engage tout de suite une conversation directe et très personnelle avec le public. Nous nous attachons aussi au rapport que nous entretenons avec les artistes que nous accueillons, qui, entre autres, réfléchissent à et revendiquent des pratiques vernaculaires comme Michael Beutler, Jef Geys, Peter Hutton…” La Loge, le nom logique de l’espace, est l’un des rares lieux d’art contemporain de taille moyenne de la ville. Que sa directrice, auparavant curatrice au Witte de With à Rotterdam, vienne d’une école d’art et non de la fac n’a d’ailleurs rien de surprenant.
Même son de cloche pour le collectif Sin, qui regroupe une communauté d’artistes français installés entre Bruxelles et Paris. Parmi eux, le musicien désormais bien connu Flavien Berger. “Beaucoup d’artistes étrangers viennent travailler ici, parfois par un joyeux accident, selon lui. A la base, avec le collectif, on a commencé à venir à Bruxelles pour un projet de construction de soundsystem. A partir de là, on a vite pris goût à travailler ici. Il y a tout ce qu’il faut, on est bien.” Si bien qu’Erwan Evin, également membre du collectif, a fini par remettre profondément en question son rôle d’artiste pour créer l’Alimentation Géniale, un marché bio promouvant le travail des producteur locaux de Bruxelles.
”Les rues sont larges, les bâtiments sont bas : tu vois loin, et ça change tout” Erwan Evin (Alimentation Géniale)
Il explique : “Dans mon entourage, je sens un truc générationnel tourné vers le grand air, la débrouillardise et le fait de vivre par soi-même dans des échelles beaucoup plus réduites. La densité humaine et l’état d’esprit de partage à Bruxelles permettent ce genre d’idées. On peut presque commencer à parler de ‘tribu’. Et puis les rues sont larges, les bâtiments sont bas : tu vois loin, et ça change tout.”
Sarah Riguelle vient de Namur, mais c’est à Bruxelles, dans le quartier Saint-Gilles, à quelques rues de l’Alimentation Géniale, qu’elle a monté le café littéraire dont elle rêvait. Baptisé Parade, il s’est transformé en QG de la scène pop-rock indé locale, de Girls in Hawaii à BRNS en passant par Souldout et Ulysse. Avec César Laloux, Sarah Riguelle a également monté son groupe, Mortalcombat, qui vient de sortir un premier ep, bricolé quand Sarah n’est pas derrière son comptoir. “Pendant très longtemps, raconte-t-elle, j’ai cherché du travail dans le secteur socioculturel. En vain. C’était assez décourageant. Et puis j’ai commencé à voir des gens autour de moi qui se lançaient avec leurs projets, que ce soit des lieux ou des groupes. J’ai décidé de le faire à mon tour.” Une double vie tournée vers l’art et la convivialité, toujours dans une optique DIY, qui semble résumer la vie culturelle bruxelloise.
Les lieux autogérés font bouillonner la ville
Bruxelles est une ville d’artistes avant tout, animée par l’énergie un peu punk de la débrouille. Certes, il y a Bozar, le principal lieu culturel, et le Wiels, pôle d’art contemporain ultrapointu. Mais hormis ces vitrines tournées vers l’international, ce sont surtout les lieux autogérés qui font bouillonner la ville. Olivier Babin est français, ex-artiste désormais reconverti en galeriste. Avec CLEARING, il est même derrière l’une des galeries les plus stimulantes du moment, incubateur de jeunes artistes comme Marguerite Humeau, Jean-Marie Appriou ou Sebastian Black aux côtés d’inclassables excentriques comme Eduardo Paolozzi et Bruno Gironcoli – “que des aventuriers”.
Ouverte depuis son studio d’artiste alors qu’il était en résidence à New York, la galerie possède désormais trois espaces : dans l’Upper East Side et à Brooklyn à New York, et à Bruxelles dans le quartier du Forest en face du Wiels. “Nous avons ouvert à Bruxelles en 2012, un an après le premier show à New York. Ma connexion avec la ville, c’était l’artiste Harold Ancart avec qui j’avais fait ma première expo, et la motivation était surtout d’avoir une adresse en Europe. Autant dire que nous avons ouvert ici un peu par hasard ; parce que c’était possible et pas cher. C’était le tout début de l’attractivité de Bruxelles pour les artistes.”
Dans ce même mouvement d’explosion créative paraissait en 2013 le deuxième album de Stromae, qui allait tout changer dans la vie musicale locale. Racine carrée a eu le succès mondial que l’on sait, et restera le symbole de la naissance d’une nouvelle scène bruxelloise en connexion directe avec son époque, dans laquelle se sont engouffrés Damso, Roméo Elvis, Angèle et tous les autres. “On a du mal avec l’idée d’être une star ici, avance Julien Fournier. D’ailleurs, il n’y a pas de star-système en Belgique francophone. C’est Stromae qui a changé l’état d’esprit en restant humble face au succès énorme qu’il a connu.”
Le syndrome Jacques Brel vaincu
Julien Fournier a cofondé le label electro Vlek et travaille pour Wallonie-Bruxelles Musiques, l’équivalent du Bureau Export français. D’un côté comme de l’autre, il œuvre depuis des années à promouvoir les artistes belges hors des frontières et à leur assurer une reconnaissance qui n’a pas toujours été une évidence. “Pour une fois, poursuit-il, cette nouvelle scène musicale a explosé d’abord en Belgique, puis en France. Ce qui est plutôt rare. La plupart des grands artistes belges ont connu le ‘syndrome Jacques Brel’. Ici, ils galèrent. Et dès qu’ils partent en France et que ça marche, ils reviennent en héros. Ça ne fonctionne presque jamais dans le sens inverse.”
Retour à CLEARING. L’année dernière à la même époque, la galerie investissait un nouvel espace. Dans une arrière-cour se cachent désormais quelque 500 mètres carrés de surface d’exposition, où le vernissage du jeune prodige thaïlando-new-yorkais Korakrit Arunanondchai attirait une faune jeune, branchée et polyglotte le vendredi soir de la semaine d’Art Brussels. Depuis la rue où se succèdent enseignes de fish burgers et bars à chicha ne filtrent aucun éclat de voix ni tintement de verres du vernissage qui, plus tard, virera à la fête.
“Un vernissage pouvait rassembler plus de mille personnes sans même qu’il y ait de musique ou de concert” David Evrard, artiste
Quelques années auparavant, le pâté de maisons abritait déjà l’un de ces lieux par lesquels on pouvait approcher quelque chose d’une teinte locale bruxelloise : un mélange d’art, de fête et de vie, fréquenté par tous sans autre but que de s’y retrouver. “On y retrouvait des kids junkies d’école d’art, des collectionneurs anversois, des galeristes new-yorkais ou russes, des branleurs. Un vernissage pouvait rassembler plus de mille personnes sans même qu’il y ait de musique ou de concert”, se souvient David Evrard. Ce lieu, auparavant structure nomade, c’est Komplot, artist-run space désormais installé dans le quartier Saint-Gilles. David Evrard est artiste, et enseigne désormais au Master Sculpture de l’Ecole de recherche graphique (erg).
L’énergie de Komplot, il la retrouve au sein de l’école, “une école expérimentale” créée au début des années 1970 où se mêlent “du fun, des formes et des choses plus ou moins bien faites, mais aussi de la théorie, de la réflexion et de la recherche”. S’il déplore l’arrivée des grosses galeries venues profiter de la défiscalisation – des françaises comme Michel Rein, Templon, Almine Rech ou des américaines comme Gladstone – qui ont quelque peu distendu la collégialité de la scène depuis, les initiatives spontanées continuent, elles, d’apparaître. C’est le cas de “After Howl”, un programme d’expositions et de soirées organisées par les anciens étudiants de l’erg, ayant tout simplement décidé de prolonger hors de l’école les expériences autrefois menées en son sein.
“Des hiérarchies moins marquées qu’ailleurs”
Victor Delestre et Amaury Daurel, les deux artistes derrière le projet Deborah Bowmann, font partie de la vague de jeunes diplômés qui ces dernières années ont convergé en masse vers Bruxelles. Eux aussi ont pas mal voyagé (après des études aux Beaux-Arts de Bordeaux, ils passent par Amsterdam, Glasgow puis Berlin) avant de se retrouver ici, attirés par une économie permettant d’inventer son contexte de vie et de travail de A à Z. “On était attachés à l’Europe sans l’être à une ville en particulier, et on connaissait déjà pas mal de gens ici. Rien que de notre promo de Bordeaux, une trentaine de personnes avaient décidé de venir s’installer ici.”
Nom féminin fictif choisi pour sa qualité générique, Deborah Bowmann désigne à la fois leur identité en tant que duo d’artistes, le lieu qu’ils ont ouvert et la marque qui engloberait tout cela à la fois. “L’idée, c’est de se réconcilier avec une idée totale de l’art à travers cette semi-fiction de jeunes entrepreneurs qui lancent un espace comme une start-up. Notre posture est travaillée de manière à être légèrement grinçante ou grotesque tout en laissant planer le doute”, explique Amaury, qui avec son compère pousse le vice jusqu’à se pointer aux vernissages en costard de type concessionnaire automobile.
“De Bruxelles, je connaissais des initiatives plutôt punk, brutes et ouvertement sociales. Ce qui est super mais pas vraiment notre créneau. La réaction à Deborah Bowmann a tout de suite été très positive. L’esprit est vraiment celui-là : un grand éclectisme avec des hiérarchies moins marquées qu’ailleurs, où tout le monde fait la fête ensemble.”
Une plateforme pour l’art queer et féministe
A cet éclectisme bon enfant, il manquait peut-être encore un élément. Ecrivain et curateur espagnol engagé dans des projets performatifs et d’écriture “non-fiction”, Alberto García del Castillo arrive à Bruxelles après être passé par Madrid, Lille, Berlin. Ce qui le frappe alors est le côté très hétéronormé de la scène artistique, surtout – et de la ville de manière générale. “En 2014, l’artiste Marnie Slater et moi-même avons cofondé la plateforme en ligne Buenos Tiempos, Int., une initiative collective d’expositions et de contenus pour l’art queer et féministe”, se souvient-il.
Son dernier projet en date, le livre Merman (2017), est un récit de voyage picaresque qui emboîte le pas au chanteur et homme-sirène Steev Lemercier au cours de sa traversée en bateau des canaux belges. Mais sur ce plan-là également, les choses bougent. “Désormais, Roxanne Maillet organise, avec son projet Cave Club, des lectures d’auteurs queer, le magazine lesbien Girls Like Us se montre très actif dans la ville et un bar lesbien nommé Mothers and Daughters va bientôt ouvrir. Il y a aussi l’émission queer, riot grrrl, transpédégouine, anarchiste, punk et féministe Chroniques Mutantes sur Radio Panik tous les samedis et la soirée Chaudière, pour moi l’une des plus intéressantes à Bruxelles.”
“Je crois que les musiques actuelles jouent un rôle important dans la dynamique des villes aujourd’hui » Paul-Henri Wauteurs (Botanique)
Paul-Henri Wauters, lui, est le programmateur du Botanique, lieu central de la vie musicale bruxelloise (lire encadré page précédente). Il accompagne depuis près de trente ans des groupes émergents venus de partout (mais pour beaucoup de Bruxelles) à travers concerts, résidences et festivals. Pourtant à la tête d’une institution historique et subventionnée, donc pas vraiment punk, il considère avec naturel cet agencement d’initiatives venues d’’ailleurs. “Bruxelles est une ville cosmopolite de par son histoire, explique-t-il. Des tribus se sont constituées entre l’héritage germanique d’un côté, latin de l’autre.”
Ce qui contribuerait à expliquer un terreau originel où les individus sont amenés à se croiser, dans l’art en général comme dans la musique en particulier. “Je crois que les musiques actuelles jouent un rôle important dans la dynamique des villes aujourd’hui, poursuit-il. Le temps de gestation des projets est parfois très court dans ce secteur. Et plus ce temps est court, plus les institutions peuvent se placer en amont pour coller à l’actualité de la création.”
“Pas vraiment un son belge, mais…”
Le côté “carrefour naturel” de Bruxelles pourrait même avoir des effets jusque sur l’invention des esthétiques locales. “Dans l’electro, par exemple, on est très pollinisés par l’ensemble des cultures électroniques d’Europe, estime Julien Fournier. Il n’y a pas vraiment un son belge, mais il y a un son qui a évolué en fonction des sons étrangers autour.” Il explique que par ailleurs, cette absence de “son belge” aurait provoqué une autre absence, celle d’une “middle class” de la musique électronique qui ne tomberait ni dans la musique de stade, ni dans les courants vraiment confidentiels.
Peut-être une excroissance de “l’effet Jacques Brel”, depuis lequel les chansonniers et chansonnières belges continuent de faire de la “chanson française”… Mais comme s’amuse à résumer Paul-Henri Wauters à propos de la situation de la Belgique et de Bruxelles : “Si je vous explique quelque chose et que vous comprenez, c’est que j’ai mal expliqué !”
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