En 1926, un jeune cinéaste d’origine autrichienne, Josef Von Strenberg, tourne son troisième long-métrage, “A woman of the sea”. Le film est produit par Charles Chaplin lui-même, avec en vedette une découverte chaplinienne, Edna Purviance. Il sera ensuite désavoué par Chaplin, déçu par le traitement du sujet. Il en détruira même les copies pour des raisons économiques.
Josef von Sternberg (1894-1969), juif autrichien né à Vienne, se la jouait aristocrate comme son prédécesseur et compatriote Erich von Stroheim. En réalité, il s’appelait Jonas Sternberg. Mais si l’on pense que von Sternberg a créé un style parallèle à l’expressionnisme allemand qui faisait fureur dans les années 1920, et qu’il est un des fleurons de la vague germanique ayant grandement contribué au style hollywoodien classique, on se fourvoie. Von Sternberg est bien né en Autriche, tout comme von Stroheim et Arnold Schwarzenegger, mais il a émigré à 14 ans aux Etats Unis, où toute sa carrière s’est déroulée. On pourrait croire qu’il a été réclamé par Hollywood à cause du succès de “L’Ange Bleu”, son (unique) film allemand, qui a lancé Marlene Dietrich. Or ce fut le contraire. En fait, c’est surtout parce que sa carrière battait de l’aile à Hollywood que le cinéaste a tenté de se refaire une virginité artistique en Allemagne. Car au départ, il cumulait un peu les échecs à Hollywood. Voir par exemple le mystérieux A woman of the sea, son troisième film, à jamais disparu. En 1924, il avait fait ses débuts de réalisateur avec The Salvation hunters, au budget réduit et aux moyens de fortune. Selon certains, on peut le considérer comme le premier film indépendant américain… Il traitait de la vie d’une poignée de semi-vagabonds dans les bas fonds de Los Angeles. Séduit par le film et les qualités indéniables de la mise en scène, Charles Chaplin propose à von Sternberg, échaudé par quelques expériences malheureuses avec la MGM (dont The Exquisite sinner, autre film disparu), de le produire. Chaplin veut faire d’une pierre deux coups : caser sa protégée Edna Purviance qui a été la vedette de son Opinion publique, et lancer celui qu’il pressent comme un futur grand.
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Glamour contre pré-néoréalisme
Après avoir vu The Salvation hunters, Chaplin imagine un mélo dickensien se déroulant dans les docks de Monterey en Californie. Ce film, écrit et réalisé par von Sternberg, va s’intituler A woman of the sea – pour faire pendant à A woman of Paris, titre original de L’Opinion publique. Même casting : Purviance en est la vedette et Chaplin n’y figure pas. On dit qu’il n’a même pas lu le scénario : l’histoire de deux sœurs élevées dans une famille de pêcheurs de Monterey. L’une, Joan, incarnée par Purviance, est la jeune fille idéale, bonne à marier ; l’autre, Magdalen (Eve Southern), plus piquante et sulfureuse, est courtisée par un solide pêcheur. Mais lorsqu’un romancier pointe son nez à Monterey, Magdalen s’enfuit avec lui à New York, et cède sans regret le pêcheur ennuyeux à Joan, qui l’épouse. Mais Magdalen va revenir, enragée, à Monterey… Le tournage du film, retitré The Sea gull, puis The Woman who loved once, puis à nouveau A Woman of the sea, débute en mars 1926 et s’achève en juin de la même année. Tout se déroule à peu près sans encombre, avec des comédiens et techniciens hétérogènes mais professionnels. D’après les photos de plateau, seule trace subsistant du film, le style de von Sternberg, à la photo très travaillée, est déjà très au point dans cette œuvre de jeunesse. Hélas, quand Chaplin voit le film, il se voit tout de suite que n’est pas du tout ce qu’il attendait. Il rêvait de quelque chose de moins glamour, d’une vision néoréaliste avant la lettre du monde des pêcheurs californiens. Il ordonne alors à von Sternberg de faire des retakes qui tiennent compte de ses desiderata. Tête de mule, von Sternberg retourne quelques scènes mais sans faire aucune concession. Chaplin toujours insatisfait, von Sternberg organise de son propre chef une preview à Beverly Hills. Ce qui irrite son commanditaire. Pur euphémisme. Le film ne sortira jamais. Pire, Chaplin en détruira les copies en 1933, apparemment pour des questions d’impôts (il minimise ainsi son patrimoine). Oona Chaplin, la veuve de Charles, fera de même avec les derniers éléments restants du film, en 1991.
Edna Purviance : un vrai casse-tête
Si l’on écoute Chaplin et von Sternberg dont, contre toute attente, les versions convergent, l’une des principales responsables du ratage du film est son interprète principale, Edna Purviance, qui ne poursuivra guère sa carrière ensuite. Elle était devenue sa protégée après avoir été sa maîtresse et son actrice fétiche durant dix ans. Mais elle n’a pas tenu ses promesses. Il lui offrira un rôle symbolique dans Monsieur Verdoux, en 1947, tout en admettant qu’il la trouve “déprimante”. Von Sternberg est plus clair : d’après lui, elle a presque la phobie de la caméra. “Quand la caméra tourne, elle tremble comme une feuille. Le seul remède de cet état, qui en était la cause, était l’alcool”. Selon lui, elle était donc alcoolique… Un vrai casse-tête pour von Sternberg qui travaille à l’économie, et ne fait en général que trois ou quatre prises par scène. Si Eve Southern ne lui pose aucun problème, avec Edna Purviance il faut neuf ou dix prises. Mais le vrai problème était une question de choix stylistique. Chaplin exigeait de von Sternberg une œuvre naturaliste, qui n’était pas dans ses cordes. Il réalisa un drame romantique, émaillé de symboles, et peu en phase avec le credo du réel, dont John Grierson, qui fréquentait Chaplin à l’époque Chaplin, était l’un des papes. Il déclara que A woman of the sea était “le plus beau film produit par Hollywood… et le moins humain”. Mais de son côté, von Sternberg allait rebondir en beauté et décoller définitivement, en tournant un de ses premiers chefs d’œuvre, Les Nuits de Chicago, et en reprenant deux ans plus tard, le thème des tourments maritimes dans un film au titre éloquent : Les Damnés de l’océan. Avant de devenir un des cinéastes hollywoodiens les plus prisés des années 30, resté à jamais dans le légende pour avoir façonné dans une débauche de voiles et de soieries de somptueux écrins pour Marlène Dietrich (Blonde Venus, Morocco, L’impératrice rouge, Agent X27, La femme et le pantin…).
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