Peut-on fictionnaliser le réel pour une cause militante ? C’est la question que pose le chercheur Thibault Le Texier dans son enquête passionnante sur l’expérience de Stanford. Mise en scène, approximations, manipulations médiatiques : retour sur l’une des plus impressionnantes mystifications scientifiques du XXème siècle.
Août 1971. Alors que la guerre du Vietnam divise l’Amérique, une bourrasque contestataire secoue le pays. Luttes sociales, revendications pour une plus grande liberté sexuelle, droits des femmes, des noirs, appels à l’anti-militarisme et l’anti-institutionnalisme. La contre-culture pénètre toutes les couches de la société, et notamment l’université, espace privilégié pour les enseignants et les élèves en lutte. Dans ce formidable contexte historique et politique, une expérience menée par le professeur américain Philip Zimbardo voit le jour : l’expérience de Stanford. Référence dans le domaine des sciences sociales et de la recherche en psychologie depuis un demi-siècle, elle illustre le scandale des prisons et la brutalité du monde carcéral. Mais se révèle l’une des plus grandes supercheries du XXème siècle.
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Aussi célèbre que celle de Milgram, l’expérience fait figure de cas d’école. Son bien-fondé, sa contribution à une réflexion générale sur les conditions de détention des prisonniers dans les prisons lui ont valu une notoriété sans cesse réactualisée – le scandale de la prison d’Abu Ghraib, en 2003, l’a notamment replacée au centre du débat. Une légitimité acquise au fil des décennies grâce au docteur Zimbardo, singulier personnage médiatique qui s’en est attribué la paternité. Pour comprendre le phénomène, Thibault Le Texier a rassemblé archives et entretiens inédits, et livre, dans Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, un témoignage captivant sur la construction d’une imposture. Mais également, une réflexion importante sur le travail de la recherche.
« Gagner 15 dollars par jour en participant à une expérience de psychologie »
En 1971, soutenu par l’université où il enseigne, le professeur Zimbardo décide de créer une simulation de prison dans les sous-sols du département de psychologie de Stanford. Réplique quasi parfaite d’une expérience menée trois mois auparavant par David Jaffe, l’un de ses étudiants, (à laquelle il ne fera presque jamais allusion), elle s’inscrit dans la continuité de ses recherches sur l’anomie (la déstructuration d’un groupe ou d’une société) et la désindivuation (le fait d’adopter des comportements antisociaux dans une foule, par exemple). Il a défini son intention comme tel :
» Nous voulions savoir ce que le fait de devenir prisonnier ou gardien de prison produit au juste comme effets sur le comportement et sur le psychisme. «
Zimbardo recrute alors 24 étudiants volontaires pour une durée de deux semaines, à hauteur de 15 dollars par jour. Lui-même participe à l’expérience, en tant que directeur de la prison. La moitié des jeunes hommes joue le rôle des gardiens, l’autre celle des prisonniers. Une salle de repos, un vestiaire, un petit placard appelé « le Trou », trois cellules et un espace réservé aux expérimentateurs forment l’essentiel du décor, dont les images sont accessibles sur le site de Stanford.
Une conclusion terrifiante
Lorsque l’expérience s’achève – au bout de seulement six jours – Zimbardo se lance dans d’abondants comptes-rendus et commentaires prouvant la nocivité de la prison sur le comportement des hommes. Sa conclusion fait froid dans le dos : les sujets de l’expérience ont cessé de faire la distinction entre le rôle qui leur avait été attribué et leur identité personnelle. Il expliquera dans divers articles que :
» Nos gardiens semblaient se délecter de ce qui avait été décrit comme ‘l’aphrodisiaque ultime du pouvoir’ : harceler et humilier les prisonniers sans aucune incitation à le faire. «
Un protocole biaisé
D’ordinaire, pour toute expérience scientifique, les hypothèses sont cachées au sujet, pour ne pas fausser les résultats. Mais pour celle-ci, les candidats – dont plusieurs étaient de proches élèves de Zimbardo – en connaissaient parfaitement la visée. Le Texier souligne également un manque de réalisme et un protocole bancal, dû notamment à l’homogénéité sociologique des sujets, tous issus de la classe moyenne, étudiants blancs sans histoire. De même, l’expérience aurait dû être menée plusieurs fois, suivant différentes variables.
Zimbardo a toujours soutenu que les gardiens de la prison n’avaient reçu aucune instruction et inventé leurs propres règles. Un mensonge fabriqué de toute pièce pour accréditer la thèse selon laquelle l’environnement carcéral peut amener n’importe qui à mal agir. Les gardiens ont, au contraire, reçu un véritable mode d’emploi leur indiquant comment créer un environnement oppressant, apte à générer toute une palette d’émotions supposées représentatives du milieu carcéral, telle que la peur, la frustration, le sentiment d’arbitraire, l’ennui, l’impuissance, etc. De plus, Zimbardo, dans son double rôle d’expérimentateur et de gardien de prison, incitait gardiens et prisonniers aux affrontements, initiant un protocole plus proche d’un camp d’entrainement militaire que d’un pénitencier.
Quant aux prisonniers, certains se seraient, selon Zimbardo, emprisonnés eux-mêmes dans une « prison psychologique« . En réalité, ils ont été maintenus en détention forcée par leur professeur, en atteste le témoignage du prisonnier Glenn Gee : « On était peut-être dans l’expérience de Zimbardo, et on était peut-être payés pour ça, mais nom de nom, on était prisonniers, on était vraiment prisonniers de ce truc ». Cette confusion entretenue entre fiction et réel (pouvaient-ils ou non sortir ?) et la frontière poreuse du jeu et de l’immersion est ce qui, intrinsèquement, détermine l’expérience de Stanford. Mais l’invalide scientifiquement.
« Les forces du mal ont conquis la bonté du héros »
Le problème central soulevé par l’expérience tient en l’absence de neutralité scientifique de Zimbardo, qui se positionne frontalement contre les prisons, sans recul critique. Sa démonstration tend à éclairer des conclusions écrites par avance. A cet égard, Le Texier le compare davantage à un idéologue qu’à un scientifique. Charismatique, sympathique et enthousiaste, Zimbardo tient du prédicateur. Régulièrement invité sur les plateaux de télévision, il métaphorise l’ensemble de la société autour du concept de prison. La timidité, le sexisme, la pauvreté, le racisme : à travers lui, tout devient puissamment évocateur, car simplifié et manichéen.
La prison de Stanford sert ainsi de parabole pour illustrer le combat judéo-chrétien entre le bien et le mal, la perméabilité entre les deux facettes de l’homme. De fait, pour Zimbardo, chacun pourrait être amené à torturer son prochain, dans un contexte situationnel approprié. « C’est comme une tragédie grecque. Ce qui arrive quand vous mettez des gens bons dans un endroit maléfique« , expliquera-t-il sur un plateau de la BBC en 2008.
Un acte de foi
Durant toutes ces années, l’expérience – impossible à reproduire pour des questions éthiques – a servi à expliquer toutes sortes de situations, les comportements violents, la torture, les génocides ou encore la cruauté envers les animaux. Évoquant l’engagement militant de Zimbardo, sa critique de l’autorité et des institutions, Le Texier écrit qu’ « il y a peu de manipulations devant lesquelles il a reculé pour médiatiser son expérience, c’est vrai, et il en a beaucoup profité ; mais je le crois bien intentionné ».
Cette enquête n’est pas un ouvrage à charge contre Zimbardo, mais l’illustration d’un manque de rigueur scientifique, d’un détournement volontaire des faits, des preuves, au profit d’une pensée militante. « Est-il besoin de dire que la nullité de l’expérience de Stanford ne valide en rien les thèses inverses ?« , interroge Le Texier, qui conclut : « En sciences, il peut y avoir des erreurs honnêtes, il peut y avoir des engagements féconds, mais il n’y a pas de mensonges vertueux« .
Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, Thibault Le Texier, Editions Zones, parution le 26 avril
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