Cinéaste de la chair en mutation, David Cronenberg va recevoir un Lion d’Or au prochain festival de Venise pour l’ensemble de sa carrière. Tout au long de sa riche filmographie, le réalisateur canadien n’a cessé d’entremêler corps et technologies, accouchant d’un cinéma chargé d’intenses pulsions sexuelles.
Après un hommage au dernier festival du film policier de Beaune, autour de Venise de mettre à l’honneur David Cronenberg. La direction de la Mostra a ainsi annoncé ce jeudi 19 avril que le cinéaste canadien recevrait un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière. « Même si Cronenberg est resté confiné au début aux territoires marginaux des films d’horreur (…), il a su construire, un film après l’autre, un édifice original et très personnel« , a expliqué dans un communiqué Alberto Barbera, directeur du festival. L’intéressé s’est réjoui d’avance : « j’ai toujours aimé le Lion d’Or de Venise. Un lion qui vole sur des ailes en or, c’est l’essence de l’art, non ? C’est l’essence du cinéma« .
Détérioration du monde contemporain
Et on s’en réjouit également tant l’œuvre du cinéaste canadien est l’une des plus innovantes qui soit. Lui qui vient du porno et qui voulait devenir écrivain SF (son premier roman Consumés est sorti en 2014) métaphorise nos angoisses et nos cicatrices dans un cinéma déployant un sens du grotesque inouïe et une insatiable fascination pour la monstruosité.
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Représentation qui ne retire en rien toute la complexité esthétique et politique de ses films. Chant funèbre du capitalisme dans Cosmopolis (son adaptation réussie du roman de Don DeLillo), réflexion sur la manipulation des images dans Vidéodrome, satire d’Hollywood dans Maps to the stars (son dernier long à ce jour), les films de Cronenberg reflètent, bien souvent et de manière visionnaire, les détériorations politiques du monde contemporain.
La chair en mutation
Comme le dit Veronica quand elle fait l’amour à Seth Brundle dans La Mouche, la chair rend bien fou chez Cronenberg. Plus tard, le corps métamorphosé de Seth va lui-même partir en une bouillie de chairs. Ses oreilles, ses ongles, ses dents s’en désolidarisent comme des prothèses mal fixées. Seth donne alors raison à Veronica en préservant ses organes dans des pots comme des reliques assurant à sa chair une vie éternelle (« Long Live to the new flesh » annonçait déjà James Woods dans Vidéodrome alors que les entrailles de sa victime tressautaient à l’air libre, déchirant les sutures de sa chair).
Le corps devient un formidable terrain d’expérience cinématographique et la technologie en est son excroissance. Cronenberg la traite d’ailleurs comme une machine organique et orgasmique qui métamorphose les êtres (La Mouche, Faux semblants) et les excite dans la même pulsion (Crash, eXistenZ). Car en effet, de l’abdomen qui s’ouvre de James Woods comme un vagin dans Vidéodrome à la cicatrice tout aussi vaginale qui balafre la cuisse de Rosanna Arquette dans Crash en passant par les pods que l’on tripote comme des sex toys dans eXistenZ, on ne compte plus les hybridations sexuelles qui parsèment ses films. Prix spécial du jury à Cannes en 1996, Crash est sûrement celui qui mêle le plus explicitement corps et technologie. Les accidents de bagnoles y sont moins des traumatismes que des stimulations à un désir ne reculant devant aucun point de suture.
De l’horreur viscérale de ses premiers longs aux sidérantes échappées psychotiques des derniers, Cronenberg parle toujours d’une monstruosité qui pourrit à l’intérieur de ses personnages. Il expliquait ainsi aux Cahiers du Cinéma, en 1979, que « la monstruosité n’est pas le fruit d’une terre héréditaire que l’on finit par accepter mais au contraire, on la sécrète soi-même, lente excroissance longuement couvé et fortement désiré« .
Huis clos
Il ne fait pas bon d’être claustrophobe chez Cronenberg. À chaque fois, ses personnages prisonniers d’un corps monstrueux ou d’un esprit malade sont également terrés dans des intérieurs glauques (La Mouche, Spider) ou sans âmes (la limousine blanche dans Cosmopolis, métaphore de la froideur capitaliste).
Le temps et l’espace se condensent ainsi sous la forme de huis clos en rupture avec le monde extérieur. Le fantastique n’est alors qu’un prétexte pour dérouler la tragédie. C’est l’utérus retourné hors du corps dans Chromosome 3 qui montre jusque dans la chair malmenée la douleur du divorce. C’est également la métamorphose puis la lente agonie de Seth Brundle dans La Mouche qui ne parle que d’une seule chose : comment accompagner l’être aimé dans la mort ?
Si certains jugent ces films éprouvants, c’est qu’ils sont avant tout le miroir monstrueux d’une société malade où d’une minute à l’autre un cancer peut nous emporter. Face à cette fatalité, Cronenberg, qui ressemble de plus en plus à Beckett, réinvente la sexualité et son champ des possibles, évoque un alien sex complètement débridé où la voiture ne servirait plus qu’à faire l’amour (Crash) ou à y mener de sombres affaires (Cosmopolis).