Une magistrale exposition au musée de l’Orangerie, « Nymphéas, l’abstraction américaine et le dernier Monet », met en lumière, à travers une sélection de toiles emblématiques, l’influence de Monet sur les peintres abstraits américains des années 1950-60.
Outre de constituer un pur chef-d’œuvre de l’impressionnisme, consacrant à la fin de sa vie le génie de Claude Monet, la mythique série des Nymphéas eut un effet décisif dans l’histoire de l’art, en ouvrant de nouveaux horizons à la peinture elle-même, en créant un lien secret entre un geste pictural propre à Monet et un nouvel ethos artistique dès le début des années 1950 : l’abstraction.
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Ces affinités électives entre Monet et une génération de peintres américains sont sublimement mises en lumière au musée de l’Orangerie dans l’exposition Nymphéas, l’abstraction américaine et le dernier Monet. L’accrochage subtil et fluide conçu par la commissaire Cécile Debray révèle combien le dernier Monet a directement (ou indirectement) influencé des peintres réunis sous diverses étiquettes, comme “l’impressionnisme abstrait“, “l’abstraction gestuelle“ ou la “color field painting“.
Les Nymphéas revenaient pourtant de loin : lorsque 22 panneaux furent exposés à l’Orangerie en mai 1927, la réception fut tiède, au point que des critiques parlaient de “diagrammes polychromes d’une affligeante monotonie“. Le cubisme et autres mouvements post-impressionnistes avaient d’une certaine manière effacé le geste de Monet. Ce n’est qu’en 1952 que les Nymphéas, à nouveaux exposés dans les salles de l’Orangerie, furent redécouverts à la mesure de leur puissance disruptive.
Dès 1955, Alfred Barr fait entrer au Museum of Modern Art de New York (MOMA) un panneau des Nymphéas. Le tableau du MOMA est alors reproduit dans un livre de John Canaday, Mainstreams of Modern Art, en vis-à-vis du tableau de Jackson Pollock, Autumn Rythm (number 30). C’est précisément à ce moment, au milieu des années 1950, que l’évidence de l’influence de Monet sur les peintres émergents s’impose aux yeux des critiques : la passerelle entre l’impressionnisme et l’abstraction.
Des héritiers du maître français
De Mark Rothko à Jackson Pollock, de Barnett Newman à Clyfford Still, de Willem de Kooning à Morris Louis, de Philip Guston à Helen Frankenthaler…, tous présents au musée de l’Orangerie à travers des toiles exceptionnelles dialoguant avec celles de Monet, les peintres américains furent des héritiers du maître français. C’est ce que le célèbre critique d’art Clement Greenberg écrivait en 1948 dans son livre La Crise du tableau de chevalet : “La dernière manière de Monet menace les conventions du tableau de chevalet. Aujourd’hui, vingt ans après sa mort, sa pratique est devenue le point de départ d’une nouvelle tendance picturale“.
Une tendance marquée en son cœur par des compositions polyphoniques, décentrées, non figuratives, réduites à des champs colorés (des “color fields“) : les toiles deviennent des “espaces-formes“. Par ses barbouillages de peinture éclaboussée sur la toile, la peinture respire de manière neuve ; elle célèbre la couleur “par champs et par zones plutôt que par formes“ (Greenberg).
Les quelques toiles majestueuses, scrupuleusement choisies par Cécile Debray, de Mark Rothko, Jackson Pollock ou Clyford Still, rappellent ici au spectateur l’intensité de ce geste hanté par le souvenir inconscient de Monet. Lorsque Pollock délaisse toute volonté de figuration en inventant sa technique du “dripping“, où la peinture vient s’écraser par touches aléatoires sur la toile, il ne fait qu’amplifier et élargir l’attraction abstraite de Monet. Greenberg rapproche alors les deux peintres en évoquant “la poussière vaporeuse de clairs et de sombres confondus d’où une idée d’effet sculptural a disparu“. De son côté, Mark Rothko, figure centrale de la “color-field painting“, obsédée par la recherche d’un nouvel espace pictural libéré de tout effet de relief, prolonge le geste de Monet en s’engagent dans un ensemble de 14 peintures pour une chapelle à Houston.
Un jeu de résonance
En 1956, le critique Louis Finkelstein identifie dans un article New-Look : Abstract-Impressionnism un autre courant lui aussi traversé par l’influence de Monet : “l’impressionnisme abstrait“, représenté par des peintres comme Philipp Guston, Sam Francis, Joan Mitchell ou Jean-Paul Riopelle. Cette autre vague marquée par l’héritage de Monet cherche surtout à représenter les effets optiques, pas forcément avec la nature comme chez Monet, mais avec des états spirituels et mystiques, comme chez Philip Guston, dont une magistrale toile saturée par un rouge éclatant, plein de matière, incarne un autre héritage vibrant.
La force de l’exposition procède de ces diverses manières de mettre en lumière les héritages composites des Nymphéas sur la peinture américaine d’après-guerre, en évitant de se disperser dans un trop-plein, et en se concentrant sur un nombre volontairement limité de toiles. Le parcours s’ajuste à cette densité, en étonnant à chaque fois le regard du spectateur, happé par la beauté de chaque peinture autant que par le jeu de résonance qui se déploie entre elles et les toiles de Monet.
L’occasion aussi de redécouvrir les salles hallucinantes des Nymphéas, à l’entrée desquelles un tableau monochrome du peintre américain, Ellsworth Kelly, disparu en 2015, “Tableau vert“, et quelques encres sur papier (choisies par l’historien Eric de Chassey) viennent à nouveau rappeler combien Monet compta pour les Américains abstraits. “Les derniers tableaux de Monet ont eu une grande influence sur moi, et quoique mon travail ne ressemble pas au sien, je crois que je veux que son esprit soit le même“, confiait en 2001 Ellsworth Kelly, immense figure de l’abstraction minimaliste, qui comme Monet s’affranchissait de la narration et des symboles. Dans son monochrome vert, où vibrent quelques reflets verts et bleus, “comme de l’herbe qui bouge sous l’eau“, le fantôme des Nénuphars flotte à sa manière.
C’est dans ces échanges secrets, qui tiennent moins des ressemblances que des contiguïtés, des analogies que des correspondances, que la puissance de l’exposition se déploie. De Monet à Pollock et Kelly, la peinture s’est affirmée dans la pleine expression de ses ressources lumineuses.
Sans pouvoir se réduire à cette seule liaison impressionniste (une liaison impressionniste à double titre, à la fois procédant d’un héritage et vaguement évidente), l’abstraction américaine ne se définit pourtant pas entièrement par cet effet mécanique de contamination mis en lumière par l’exposition. Reposant sur des fondements, des ruptures et des héritages, dont Monet ne constitue qu’une partie, cette abstraction américaine n’en reste pas moins habitée par ces touches, comme un pont entre deux histoires de la peinture, magnifiquement érigé à l’Orangerie.
Jean-Marie Durand
Nymphéas, l’abstraction américaine et le dernier Monet Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, jusqu’au 20 août
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