Représentante de la photographie allemande du début du XXe siècle, l’approche expressionniste et subjective d’Helmar Lerski sublime la figure humaine. Le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme lui consacre une exposition.
Certaines expositions font directement sentir leurs effets sur la perception du visiteur. C’est bien le cas de celle que consacre le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme au photographe suisse Helmar Lerski. Après avoir apprécié les fulgurances des quelque 200 portraits, cadrés en très gros plan, chaque visage rencontré ensuite, dans la rue ou ailleurs, apparaît alors de façon saisissante dans toute sa singularité ; de sorte que chacun se pare d’une aura et devient presque une œuvre d’art. Immergé dans une foule, le plus sensible sera peut-être pris de vertiges. Helmar Lerski a réussi à faire muter l’indifférence, exacerbée en milieu urbain, en enthousiasme, en prise de conscience renouvelée de la beauté de tout un chacun. Son étrangeté, aussi.
Théâtre du monde
Parfois légèrement floutées ou partiellement retouchées dans la chambre noire, en tout cas toutes parées d’un clair-obscur digne d’une peinture du Caravage, les photographies d’Helmar Lerksi sont emplies d’une sorte de souffle divin. Chaque portrait confère à son sujet la fulgurance, l’intensité, la puissance et l’expressivité d’un héros ou d’un martyr, comme si chacun des modèles – blanchisseuse, paysan ou soldat – appartenait finalement à un autre siècle ou à une autre sphère, celle de la mythologie ou de la fiction romanesque et théâtrale.
Il n’est pas étonnant qu’Helmar Lerski, né en 1871 à Strasbourg, ait toujours gardé un pied dans le cinéma, en tant que réalisateur, photographe de plateau, caméraman et expert en effets spéciaux, travaillant notamment aux côtés de réalisateurs illustres comme Robert Reinert ou Fritz Lang. Avant la photographie, la lumière demeure son médium par excellence. Elle sculpte les visages, redessine leurs courbes, souligne l’arrondi d’une joue ou la saillie d’un nez, accentue les cavités, le relief de la peau, les plissures de l’âge, faisant somme toute de la peau et des muscles une matière élastique et le lieu de tous les contrastes et de l’expérimentation des textures.
Le masque, véhicule d’émancipation
Si cet artiste exacerbe la dramaturgie des visages, ce n’est pourtant pas dans le but de révéler « la vérité cachée » de ses modèles, lui qui renonçait « par principe à obtenir des portraits beaux, plaisants et immédiatement ressemblants« . D’ailleurs, ces visages sont peut-être davantage des masques, non pas qu’ils dissimulent, mais parce que le masque est un véhicule d’émancipation.
L’identité est de fait souvent associée au visage, un visage que nous n’avons pas choisi et dont on est prisonnier. Le masque, justement, libère de la fixité de l’identité. Pour le philosophe Michel Foucault, le tatouage, le fard et le masque « sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace. » Dans cette perspective, les photographies de Lerski semblent propulser les visages dans d’autres lieux. Résolument incarnées, exsudant de dignité, elles ne sont pas enracinées à une identité, mais traversées par toutes les potentialités.
137 portraits du même homme
C’est particulièrement saisissant dans la série Métamorphoses par la lumière, composée de 137 photographies du même homme, un ingénieur suisse, apparaissant sur chaque portrait comme une personne nouvelle. « J’écrivais avec la lumière et du modèle sortirent toutes les formes de ma fantaisie, tour à tour Napoléon, un mendiant, un moine du Moyen Age, un croisé, un technicien moderne, un fanatique religieux… » expliquait Helmar Lerski, photographiant tant de fois un visage sans jamais pouvoir pleinement le saisir et mettant ainsi à jour la fiction de l’identité, soit une construction permanente.
Connu pour ses qualités de portraitiste, Helmar Lerski a aussi photographié des paysages, des mains, tourné des films et n’hésita pas à faire de son art un véhicule de propagande sioniste. Fort de cet engagement, il réalisera plusieurs séries de photographies, aujourd’hui problématiques, parmi lesquelles, Visages juifs et arabes, mû par une volonté de « montrer le visage du judaïsme, à savoir le type originel » et « l’archétype dans ses ramifications« . Si cette série s’éloigne de l’anthropométrie essentialisant une race par sa morphologie, elle s’inscrit indéniablement dans le courant de la photographie raciale du début du XXe siècle, dans cette époque sombre, celle des années 30, juste avant la montée du nazisme.
Helmar Lerski (1871-1956) pionnier de la lumière, 11 avril – 26 août 2018. musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Commissaires : Paul Salmona et Nicolas Feuillie.