Les Turcs sont appelés à voter le 16 avril pour l’extension des pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. Reportage à Istanbul, où 26 journalistes se sont retrouvés à la barre.
Elif a amené son fils. Le procès commence à peine, la salle d’audience est bondée. Elle joue des coudes pour dépasser les familles, les avocats, les gendarmes. Et brandit son petit garçon à bout de bras. “Pour que son oncle le voie. Il l’aime beaucoup”, explique-t-elle pudiquement. Alors, pendant de longues minutes, indifférent au brouhaha, ce dernier ne lâchera pas le garçonnet des yeux. L’oncle, c’est Emre Soncan, un des 26 journalistes qui comparaît lundi 27 mars dans l’immense tribunal d’Istanbul. Il est accusé d’être un sympathisant de la confrérie qui gravite autour de Fethullah Gulen, un prédicateur accusé d’être à la tête du coup d’Etat du 15 juillet dernier. Emre Soncan est en détention préventive depuis huit mois.
Le procès est long : cinq jours. C’est la première fois qu’autant de journalistes sont jugés au même moment. On y compte pêle-mêle d’anciens membres de médias proches du pouvoir, des ultra-nationalistes, des journalistes de la presse conservatrice, des rédacteurs en chef, des reporters, et même un chanteur de pop, Artilla Taş, qui publiait des éditos dans le journal Meydan. “Beaucoup de ceux qui se retrouvent en procès aujourd’hui ne se seraient pas côtoyés dans la vraie vie”, ironise Yaman Akdeniz, professeur de droit à Istanbul. Les actes d’accusation peuvent aussi prêter à rire : des livres, quelques articles, mais aussi beaucoup de tweets, certains datant parfois de plus de 5 ans.
Des tours de 15 minutes pour assister au procès
Pour tous ces inculpés, le procès est la première occasion de sortir de prison et de voir des visages connus. Alors dans la salle, on ne manque pas une occasion de saluer ses proches. “On fait le V de la victoire”, sourit Ozan, qui s’agite dès que son rédacteur en chef, le nationaliste Gökçe Fırat Çulhaoğlu, se retourne. Les mamans préfèrent lancer des sourires souvent entrecoupés de larmes dès qu’elles croisent le regard de leur enfant. Et quand l’audience est déplacée dans une salle plus petite, les familles organisent des tours de 15 minutes pour assister aux discours. Elles courent le plus vite possible pour laisser la place aux autres dès que leur moment est terminé.
Reporters sans Frontières (RSF) a placé la Turquie au 151e rang de la liberté de la presse. Son représentant, Erol Önderoglu, risque lui-même 14 ans de prison. Près de 150 journalistes sont aujourd’hui derrière les barreaux. Alors les procès sont devenus une routine pour les chroniqueurs judiciaires. “Un de mes confrères, avec qui je couvrais les procès, se retrouve du côté des prévenus cette fois”, souffle une journaliste du Cumhuryet, l’un des principaux quotidiens d’opposition. 19 de ses collègues risquent également plusieurs années de prison.
La capture des journalistes n’est qu’un symptôme des tensions extrêmes qui traversent la Turquie ces derniers mois. Depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet dernier, plus de 40.000 personnes ont été emprisonnées par le régime, selon Turkey Purge. Des militaires, mais aussi des universitaires, des avocats, des syndicalistes, des journalistes ou des écrivains. Une répression d’autant plus forte que le pays organise le 16 avril un référendum sur l’extension des pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. Si le “oui” (“Evet”) passe, ce dernier pourrait nommer et révoquer seul ses ministres. Les parlementaires perdraient leur droit de censure du gouvernement et ne pourront mener une enquête que sur les vice-présidents et les ministres. Et surtout : Erdogan, s’il se maintient à la même popularité, pourrait rester à la tête du pays jusqu’en 2029.
Une atmosphère surréaliste
Alors pour engranger des voix, le parti au pouvoir, l’AKP, ne lésine pas sur les moyens. Spots télé, meetings grandioses, interviews régulières, distribution de goodies, tout y passe. Un simple coup d’œil dans les rues d’Istanbul permet de prendre la mesure des sommes investies dans la campagne. Pancartes, affiches et drapeaux pour le “Oui” sont omniprésents. Sur la place Taksim, l’une des plus populaires de la ville, cinq immenses “Oui” recouvrent des façades entières d’immeubles. Régulièrement dans les rues de la ville, une camionnette vient cracher de la sono pour rappeler les électeurs à leurs obligations. Une atmosphère surréaliste pour un néophyte.
A côté, les partisans du “non” font pâle figure. Alors ils tentent d’afficher quelques drapeaux, et de tenir quelques stands pour distribuer des tracts. “On est tous bénévoles ! Nous on n’a pas d’argent ! Je viens tous les jours pour aider », sourit l’un d’eux, qui s’active du côté de l’avenue Istiklal, une des plus centrales de la ville. “Tout le monde a peur de la répression. Mais c’est important de montrer qu’on est là. Pour montrer, justement, qu’on n’a pas peur. Si on a peur, alors la démocratie est perdue”, professe-t-il. D’autres dénoncent aussi des tensions. “Ici, on n’a pas eu de problème. Mais dans certains quartiers, les plus traditionnels, dès qu’on mettait une affiche ou un drapeau, des gens venaient le découper, indique un autre militant du stand de Besiktas, au bord du Bosphore. Ils font aussi pression sur nos stands, ils les entourent en masse.”
Relâchés… Puis ré-arrêtés
Une stratégie d’étouffement qui se retrouve aussi dans les médias. Les meetings des opposants sont très peu couverts par les médias traditionnels. Ils passent souvent par des canaux détournés. Le deuxième parti d’opposition du pays, le HDP, a dénoncé sa soumission à un “dangereux embargo médiatique”. Selon lui, entre le 1er et le 22 mars, 1.390 minutes ont été consacrées au président Erdogan, 2723 minutes au parti au pouvoir (AKP)… et 0 minutes au HDP. Le problème n’est pas le même sur les chaînes privées : l’obligation d’assurer une couverture équitable des différents partis a été levée le mois dernier.
Retour au palais de justice. Le procès des journalistes se termine. Mais si les juges prononcent la libération de 21 d’entre eux, les cris de joie ont peu duré. Au cours d’une nuit épique, pendant laquelle les familles ont attendu plusieurs heures devant la prison, tous ont été finalement ré-arrêtés. Et replacés en détention, cette fois-ci pour avoir voulu “renverser l’ordre constitutionnel”. Du jamais-vu. Ils risquent désormais la prison à vie. Les trois juges ont quant à eux été suspendus quelques jours plus tard. L’ami d’un journaliste ironise : “J’ai beau mettre mes lunettes, je ne vois pas où est la démocratie”.
Texte et photos : Julie Honoré