Sept ans après son départ de la matinale de la station où il avait imposé sa voix et son style, Nicolas Demorand remonte sur le ring du 7/9. Portrait d’un intello geek, stakhanoviste du micro et grand bâtisseur d’audience.
Nicolas Demorand est un homme heureux. Comme Ulysse dans le poème de du Bellay, il rentre à la maison après avoir fait un long voyage. A 46 ans, il porte toujours ses lunettes de geek et a gardé son look décontracté, veste en denim et Air Jordan blanches aux pieds. Dans le studio de la matinale, à la fois détendu et concentré, il rigole avec les journalistes, chambre les techniciens en régie.
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Dans cette ruche, où entrent et sortent les stars d’Inter – Charline Vanhoenacker, Sophia Aram, Augustin Trapenard et le petit nouveau, Claude Askolovitch –, Demorand relance Marc Fauvelle, le présentateur du journal de 8 heures : “8 h 04, fini les grasses mat et les soirées qui s’éternisent, c’est la rentrée des classes.” Lui a repris le 24 août, après des vacances aux Etats-Unis, histoire de mettre de l’huile dans la machinerie de “la matinale la plus écoutée de France”.
“La matinale est une ligne de coke”
Quoi de pire qu’un décalage horaire Los Angeles-Paris ? Passer du 18/20 au 7/9. Le cerveau a ses automatismes, surtout en radio. “Prochain point sur la circulation à 18 h 17… pardon à 8 h 17…”, se corrige Nicolas Demorand sous les rires des chroniqueurs. Avant de remplacer Patrick Cohen, reparti à Europe 1 après sept années de matinale, il a passé trois ans aux commandes de la tranche de fin de journée.
La nouvelle de son retour en a surpris plus d’un car, en 2010, après des années à se lever à 3 heures, Nicolas Demorand, épuisé et jeune papa, avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Pourtant, quand l’occasion s’est présentée, il n’a pas hésité. Le journaliste Mickaël Thébault, son partenaire du 18/20, traduit : “Le 18/20, c’est un bon pétard ; la matinale est une ligne de coke.”
“Nicolas n’est pas une prise de risque, il est Inter, c’est le doudou des auditeurs”
D’autres se sont étonnés de ce choix conservateur. “Avec le départ de Cohen, il fallait une brute du micro, mais Nicolas n’est pas une prise de risque, il est Inter, c’est le doudou des auditeurs, on reste dans la zone de confort. On va voir s’il est toujours aussi bon”, commente ainsi un journaliste de la rédaction. Initialement, Laurence Bloch, directrice de France Inter, souhaitait propulser une femme, Léa Salamé, à la tête de cette case stratégique. Mais, entre sa récente maternité et ses engagements télé, cela ne correspondait pas à son aspiration du moment. Nicolas Demorand s’est imposé naturellement.
“On a pacsé Nicolas et Léa, précise Laurence Bloch. Il fera l’anchorman et elle aura plus de place.” Ce duo surfe sur la notoriété de Léa Salamé et assure la continuité avec Nicolas Demorand. Il fallait sortir la grosse artillerie pour répondre à l’OPA hostile d’Europe 1, qui a également débauché l’ancien directeur adjoint d’Inter, Emmanuel Perreau, et le patron des antennes de Radio France, Frédéric Schlesinger. “Le duo Demorand/Salamé, c’est de la com, ces deux gros ego vont se bouffer le nez”, persifle un concurrent.
“Avec lui, il se passe quelque chose à l’antenne”
“On s’envoie vingt textos par jour, on est contents de bosser ensemble”, contredit Léa Salamé, avant d’ajouter : “J’aime l’idée d’accompagner le retour du Mozart de la radio, de l’enfant prodige : quand je commence le journalisme, c’est le meilleur d’entre nous, il déchire tout à 35 ans… avant de prendre quelques coups.” De 1997 à 2010, ce normalien charismatique insuffle son style intello et incisif à Radio France avant de quitter le service public et de passer la main à Patrick Cohen.
Là où ce dernier est admiré pour “sa rigueur” et “sa maîtrise des écritures journalistiques”, Nicolas Demorand est jugé “brillant” et “doté d’un spectre plus large”. “Avec lui, il se passe quelque chose à l’antenne, il ne cherche pas que la reprise”, s’enthousiasme un salarié. “A la radio, il réussit à être lui-même, réactif, chaleureux et en même temps réflexif, capable d’une prise de distance à chaud différente de ce que font les pros de la dépêche AFP”, estime son grand ami Ali Baddou.
“Sympa”, “drôle”, “attachant”, “d’une grande gourmandise intellectuelle”, le garçon serait aussi “torturé”, “angoissé”. “Fait de failles au travers desquelles passe la lumière”, décrit joliment Léa Salamé. Réussira-t-il à maintenir Inter sur la première marche après les années “Patco” sans donner l’impression d’un retour aux années 2000 ? Qui se cache derrière les lunettes de ce boxeur, à la fois solide et fragile, excité par les défis ?
Un hédonisme cultivé et joyeux
“Il aime prendre la lumière mais c’est surtout un solitaire”, décrit son cousin Stéphane. Cette solitude, c’est celle des enfants de diplomates aux amitiés amputées. Nicolas Demorand raconte son histoire familiale avec les mots de la sociologie. Son père, fils d’épiciers attachés à l’école républicaine, se hisse dans la haute fonction publique grâce à l’ascenseur social des trente glorieuses. A rebours de l’élitisme de la tradition diplomatique, il en gardera une conscience de classe.
Le petit Nicolas grandit dans une famille où la lecture est sacrée. Le garçon solitaire lira tout ce qui lui tombe sous la main, d’Honoré de Balzac à Emile Zola en passant par Alexandre Dumas. Il découvre le génocide des Juifs avec Un sac de billes de Joseph Joffo et L’Ami retrouvé de Fred Uhlman. Sa mère, femme au foyer, a grandi dans une famille pauvre d’ébénistes pieds-noirs d’Algérie. “Un monde profondément laïc et juif, mais un judaïsme intellectuel, culturel et sensuel qui passe beaucoup par la table”, précise Nicolas Demorand. Il en hérite un hédonisme cultivé et joyeux, et un flow éruptif et intarissable.
Il passe brièvement par l’Education nationale, dont il ne “supporte pas le côté institutionnel et obtus”
Le clan Demorand fera le tour du monde : Vancouver, Tokyo, Paris, Bruxelles et Rabat où Nicolas passe son adolescence. Dans la roue de son grand frère Sébastien, il découvre les filles, la fête, la musique. D’abord élève dissipé, il se révèle à la littérature et à la philosophie en hypokhâgne, khâgne, avant d’entrer à Normal Sup et d’obtenir l’agrégation de lettres. Il passera brièvement par l’Education nationale, dont il ne “supporte pas le côté institutionnel et obtus”.
Mal à l’aise avec les jeunes élèves, il se tourne vers des prépas et retrouve à Paris ses amis de la diaspora marocaine, rencontre Ali Baddou. “A part les cheveux aux épaules, Nicolas n’a pas changé”, se souvient le journaliste qui le remplace au 12/14 dominical d’Inter. C’est le temps heureux des discussions jusqu’au bout de la nuit, des soirées au Queen à danser sur les pylônes. Le fêtard est aussi un geek de la première heure, du genre super calé. “Notre hotline Apple depuis vingt ans”, rigole Baddou.
A 31 ans à la tête de la matinale de France Culture
Ses premières incursions vers le journalisme, Nicolas Demorand les doit à sa passion pour le Zola journaliste et à l’observation admirative du talent de son frère Sébastien, alors journaliste à Europe 1, avec qui il partage l’art de la parole hérité de leur mère. Il commence à piger à Gault et Millau, envoie des dizaines de lettres de motivation. L’une d’elles fait mouche : Antoine Spire, producteur à France Culture, l’invite à assister à son émission Staccato. En 1997, à 26 ans, Demorand intègre la bande de chroniqueurs normaliens qui coaniment ce rendez-vous hebdo, “très intello”, précise-t-il. Spire engueule parfois son jeune autodidacte : “Mets-toi au service de ton invité ! Si tu veux philosopher, retourne à la fac !”
Laure Adler garde un souvenir amusé de leur première rencontre, “une altercation violente”. La nouvelle présidente de France Culture vient d’annoncer qu’elle ne reconduit pas Staccato dont elle déteste la “tonalité acide”, “le genre tribunal populaire”. “Nicolas m’a prise en otage pour que je revienne sur ma décision, j’ai vu qu’il avait du caractère”, relate-t-elle. Nicolas Demorand obtient l’année suivante une hebdo sur l’école, et sa prestation tape dans l’œil d’Adler et de son adjointe d’alors, Laurence Bloch.
A la rentrée 2002, elles le propulsent, à 31 ans, à la tête de la matinale de France Culture qu’elles souhaitent, dans la continuité de Jean Lebrun, en prise avec l’époque, les artistes et les intellectuels. Les attentats du 11 Septembre 2001 ont bouleversé la face du monde. “C’est une révolution culturelle : Nicolas invente l’actualité racontée par les intellos”, s’enthousiasme Ali Baddou. Un pari gagnant : l’audience décolle et la matinale de Culture devient “une autre matinale possible”.
Une réputation d’intervieweur politique cash et pugnace
2005. Le référendum sur la constitution européenne fracture la France. La matinale d’Inter perd des auditeurs mécontents d’une ligne jugée pro-référendum. Son tôlier, Stéphane Paoli, est victime d’un AVC en mars 2006. Le nouveau pdg de Radio France, Jean-Paul Cluzel, veut rajeunir les grilles. A Christophe Hondelatte et Marc-Olivier Fogiel, il préfère Nicolas Demorand pour redresser la matinale d’Inter et prolonger la singularité du 7/9 impulsée par Stéphane Paoli et Philippe Caloni. Pierre Rosanvallon, Toni Morrison, Amos Oz y seront désormais invités, en plus des indispensables stars de la politique. Demorand se construit une réputation d’intervieweur politique cash et pugnace. La matinale sort régulièrement des murs de la Maison ronde, dans la rue, au musée. C’est un carton.
2007. Le candidat Sarkozy s’apprête à remporter l’élection présidentielle. Demorand et Sarkozy ne s’apprécient guère et leurs entretiens sont musclés. En février 2009, le président, interventionniste compulsif dans les médias, choisit les intervieweurs de l’émission Face à la crise. TF1, RTL, France 2 et M6 seront représentées, pas Inter. Dans Le Parisien, Nicolas Demorand critique alors “le fait du prince” et le choix “ni rationnel ni transparent” des journalistes.
Ses détracteurs le jugent “arrogant”, “donneur de leçons”, “péremptoire”
“Si, sur le fond, il avait raison de dénoncer cette dérive, sur la forme, c’est une bêtise qui va braquer Sarkozy contre France Inter bien inutilement”, rapporte Jean-Paul Cluzel, l’ex-président de Radio France. Et au passage irriter une partie de la profession. Ses détracteurs le jugent “arrogant”, “donneur de leçons”, “péremptoire”.
Nicolas Sarkozy pousse l’interventionnisme jusqu’à nommer les patrons de l’audiovisuel public. Jean-Luc Hees et Philippe Val succèdent à Jean-Paul Cluzel et Frédéric Schlesinger. L’ère de la suspicion s’ouvre à Inter. Les humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte sont remerciés au printemps. Philippe Val propose à un Nicolas Demorand fatigué de reprendre la case 17/19, ce qu’il accepte. Pourtant, en juin 2010, une dépêche AFP tombe : il rejoint Europe 1, présidée par son ami Alexandre Bompard.
“Nicolas fonctionne par coups de tête, coups de cœur”
“Un choix personnel”, précise-t-il à l’époque. “Hees et Val ne l’ont pas supplié de rester”, estime Cluzel. Son départ provoque la stupeur des salariés de Radio France. “Je l’ai annoncé au dernier moment, je regrette d’avoir fait ainsi, dit-il aujourd’hui. La matinale d’Inter était passée devant RTL, j’avais peur de me répéter, de lasser… Et puis c’est un truc de quitter sa famille…” “Nicolas fonctionne par coups de tête, coups de cœur”, précise Mickaël Thébault. “Il a besoin de se sentir en confiance et en complicité intellectuelle”, confie Alexandre Bompard, aujourd’hui pdg du groupe Carrefour. Nicolas Demorand ne restera que cinq mois dans sa nouvelle famille.
Lorsqu’il entend la voix d’Edouard de Rothschild sur sa messagerie, il croit d’abord à une blague de Canteloup. L’actionnaire principal de Libération le persuade de prendre la tête, à 39 ans, de “son canard de cœur” dont, plus jeune, il collectionnait les unes. C’est l’occasion d’atteindre une autre dimension. “Je voulais accompagner la mutation numérique, avoir un magnifique canard et aller joyeusement à la baston idéologique et sociétale… mais il n’y avait pas d’argent”, se désole-t-il.
Nicolas Demorand et Libération, c’est l’histoire d’un mauvais alignement de planètes : la crise de la presse bouleversée par internet, un journal sous-capitalisé, des actionnaires et une rédaction en guerre. Avec cette dernière, la greffe n’a jamais vraiment pris. “Vous n’êtes pas des nôtres”, lui lâche un salarié le premier jour.
Les caisses vides de Libé
Pourtant, tout commence bien. Les ventes augmentent pendant la campagne électorale de 2012 avant de s’effondrer après l’élection de François Hollande. Les caisses sont vides. Il passera son temps à chercher à les remplir, sans y parvenir. “Le choix d’une star du journalisme sans expérience en presse écrite est vécu comme du mépris ou une méconnaissance de notre métier. Un super mec de radio, un gros bosseur, un type honnête ne suffit pas à faire un bon pdg, c’est une erreur de casting”, raconte le journaliste Olivier Bertrand, élu à l’époque au comité d’entreprise de Libération.
Nicolas Demorand se voit reprocher sa distance, perçue comme de l’arrogance. “Je suis pudique alors que c’est un journal très familial”, explique-t-il. “S’il n’avait pas dû gérer une entreprise qui s’écrase, les choses se seraient passées autrement. Il était pris dans un étau, on ne peut pas lui en imputer l’échec”, estime l’homme d’affaires et ex-président du directoire de Libération chargé de redresser le quotidien François Moulias.
“Libération, une des plus belles expériences de ma vie professionnelle”
A l’hiver 2014, Rothschild passe les commandes à son co-actionnaire Bruno Ledoux, qui tente de capter la marque. Ledoux veut faire du journal “un réseau social, créateur de contenus monétisables” et transformer le siège “en plateau télé, studio radio, newsroom digitale, restaurant, bar, incubateur de start-up”. Actionnaires et salariés vont au clash. Demorand démissionne.
“Il y a eu une grande incompréhension entre lui et les équipes, estime à rebours le journaliste au service politique de Libération Lilian Alemagna. Je pense qu’il a découvert l’état financier en arrivant et qu’il a protégé la rédaction d’un plan social très longtemps, et, malgré les motions de censure, il n’a jamais eu un mot dur pour les membres de l’équipe.” Demorand sort lessivé de ses trois ans à Libé mais, dit-il, “sans acrimonie, c’était une des plus belles expériences de ma vie professionnelle”.
“Nicolas est un aspirateur à auditeurs”
Rentrée 2014, de retour à Inter, Nicolas Demorand fait profil bas et accepte le 17/18 avant de récupérer, l’année suivante, Le téléphone sonne. En deux ans, il réussit à déringardiser la case et à la faire passer devant celle de RTL et de France Info. Ils seront vingt à se bousculer pour le remplacer sur cette tranche horaire – c’est Fabienne Sintes qui l’a emportée.
La petite équipe du 18/20 et Nicolas Demorand ont arrosé comme il se doit leur dernière émission en juin dernier. Tellement bien qu’à 5 heures du matin, il leur a paru super important de descendre faire un coucou à Patrick Cohen. “Comme dans L’Assommoir de Zola où la noce va au Louvre ivre morte, la farandole est descendue au 5e”, rigole Demorand. “L’accueil n’a pas été hyper chaleureux”, précise Mickaël Thébault, taquin. Assistera-t-on à un match Demorand-Cohen en concurrence directe pour la première fois ?
L’audience d’Europe 1 est loin derrière celle d’Inter (7 % de parts de marché contre 12 %). L’objectif de Patrick Cohen sera d’emmener avec lui quelques auditeurs d’Inter ; le challenge de Nicolas Demorand et de l’équipe du 7/9 de ne pas se faire dépouiller. Pour Laurence Bloch, c’est l’homme de la situation : “Nicolas est un aspirateur à auditeurs, un tempérament, il incarne ce qu’est Inter, c’est-à-dire le gai savoir.”
“Exploser la matinale d’Europe et RTL, ça l’excite”
Contrairement à Patrick Cohen, à qui la gauche de la gauche reproche un prisme vallsiste, Nicolas Demorand est moins clivant : il peut défendre la liberté d’expression de Charlie Hebdo tout en appréciant un jeune penseur radical de la gauche critique comme Geoffroy de Lagasnerie ou inviter Frédéric Lordon.
Mais le bâtisseur d’audience se contentera-t-il de jouer en défense, d’être l’homme d’une rente ? “Je n’irai pas de manière conservatrice, répond-il, le direct est une performance sans filet dans un temps que tu ne peux rejouer.” Plus prosaïque, Mickaël Thébault résume : “Exploser la matinale d’Europe et RTL, ça l’excite, Cohen ne va pas y arriver.” Demorand pourra compter sur le punch et l’esprit de conquête de sa comparse Léa Salamé pour porter le 7/9 malgré les traditionnelles baisses d’audience post-présidentielles. Et la vie monacale qu’impose une matinale ? Comme Ulysse, ses enfants ont grandi et lui aussi.
Le 7/9 du lundi au vendredi, France Inter
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